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9 septembre 2018 7 09 /09 /septembre /2018 09:11

AFRIQUE : LES PRINCIPALES ENTRAVES À L’ÉMERGENCE (2)

L’éducation traditionnelle. La culture du suivisme et ses avatars

Écrire un livre, un essai, est-ce transgresser ?

J’ai eu la surprise, un beau matin en me rendant par hasard sur un site : Africamaat, de découvrir des critiques dont j’étais l’objet, sans que j’en sache les raison précises. Sauf qu’on semblait me reprocher d’avoir été honoré des Palmes académiques ! Et d’avoir « ciré les bottes du Blanc » pour obtenir cette distinction ! Quand ? Quel Blanc ? Comment ?

On commençait par une esquisse des origines de cette distinction, mise en place par Napoléon…

Et les diplômes universitaires et professionnels que j’ai pu acquérir ? J’ai aussi léché les bottes du Blanc pour les acquérir ?

Dans cette série d’articles, j’étais associé à un certain Bernard Lugand, que je ne connaissais pas à l’époque.

Comment peut-on critiquer en ces termes quelqu’un dont on ignore tout, dont on ignore le parcours, les intentions, à qui on n’a jamais posé de questions, ni demandé d’explication ?

Les auteurs de ces propos malveillants à mon égard, allaient jusqu’à me traiter de raciste ! Et ce, sans la moindre justification ni preuve.

Parmi eux, certains ont une conception originale de l’historien. Pour eux, en effet, l’histoire, c’est dire ce que l’on a envie d’entendre, et taire ce qui gêne.

Or, quel peuple, quelle nation au monde n’a pas de pages sombres dans son passé, voire sa part des brûlures de l’histoire ?

Se refuser à regarder en face ces pages sombres de son histoire, c’est se condamner à les revivre.

L’écriture de l’histoire est exigence. Il existe des règles précises et une éthique qui s’imposent à l’historien, lequel doit s’engager à n’écrire que ce qui s’est réellement passé, qui est vérifié, confirmé par les faits, les preuves, même s’il en souffre personnellement ,moralement, et même si cela porte tort à ses intérêts, à ses sentiments, à son pays… L’histoire est ainsi la discipline sans doute la plus exigeante.

Mais je préfère de loin les critiques justifiées. Mieux, je préfère de loin les critiques qui élèvent, celles qui permettent de progresser et de faire progresser, bref, les critiques qui construisent et enrichissent celui qui en est l’objet comme celui qui les formule, non les critiques stériles dont le seul objet semble être de nuire.

 

Mais, il n’y a pas de place dans mon cœur pour la rancune ou le ressentiment. Aussi, je n’en veux aucunement à ces illustres inconnus qui m’ont ainsi attaqué à visage couvert. J’aurais simplement souhaité qu’ils soient un peu plus explicites, et précisent les fautes ou erreurs que j’ai pu commettre, afin que je puisse y réfléchir, en vue de me corriger et m’améliorer, si besoin.

Cependant, quoiqu’il en soit, et malgré tout, je leur suis redevable d’avoir élargi et enrichi un peu plus mon champ de réflexion sur l’Humain.

 

J’ai été aussi l’objet d’autres critiques portant sur mes opinions exprimées dans quelques-uns de mes livres, des essais, ou lors de conférences, mais à ce jour, à ma connaissance, ces critiques proviennent spécifiquement de « frères africains », et jamais directement sous forme de débat ou de confrontation d’idées. Or, toutes mes opinions dans des essais ou lors de conférences, ont pour objectif de susciter le débat, de confronter différents points de vue, pour un enrichissement mutuel. J’ai toujours aimé exposer mes idées sur des sujets divers, échanger et partager avec d’autres. Je n’ai jamais prétendu avoir la science infuse. Malheureusement, je fais le constat, que pour certains, la critique stérile, sinon les injures tiennent lieu de débat ou de confrontation d’idées, comme si ces personnes promptes à critiquer sans savoir, à condamner sans comprendre, ni connaître, ignoraient le but d’une conférence ou le sens de l’essai.

Une conférence est une réunion publique au cours de laquelle le conférencier, expose sa thèse sur un sujet, afin de la confronter avec les auditeurs. Autrement dit, il s’agit d’un échange dont le but est d’apporter un éclairage sur une question, en vue d’un enrichissement mutuel.

Personne n’est obligé de se taire lorsqu’il a un avis opposé ou différent de celui du conférencier. Encore faut-il le faire savoir en s’exprimant publiquement. C’est tout le sens et tout l’intérêt d’une conférence, de la présence d’un conférencier (ou conférencière) devant un public.

La même définition s’applique à un essai, un livre qui traite un sujet et qui le soumet à la confrontation publique. Ce qui diffère du roman ou d’autres genres littéraires.

Quel est donc l’objectif visé par ceux qui assistent à des conférences sans rien dire quand ils ne sont pas du même avis que le conférencier, et qui attendent d’être chez eux pour sortir les « longs couteaux » ?

 

Mon premier livre : L’Afrique malade d’elle-même(1), publié en France en 1986, fut en réalité conçu et écrit en Afrique.

Ce livre invite à une immersion dans les profondeurs des réalités africaines : politiques, sociales, économiques, culturelles, humaines…

L’Afrique malade d’elle-même est le fruit de plusieurs années d’observation de ce continent et de ses maux, et de réflexion sur les moyens d’en sortir, de se relever. Ce n’est ni un roman, ni un pamphlet.

Une carrière d’enseignant, dans des pays africains différents, d’abord comme instituteur, directeur d’école, puis  comme professeur, fut pour moi un observatoire privilégié, incomparable, pour observer, écouter, réfléchir.

Quelques mois après la sortie de ce livre j’ai reçu (via mon éditeur) le commentaire d’un lecteur africain installé en Suisse, commentaire publié dans un quotidien de ce pays et ainsi libellé :

« Ce qui est surprenant, c’est que l’auteur de ce livre, M.D. utilise des termes qu’on a l’habitude de lire ou d’entendre de la part des Blancs. Que cela vienne d’un Africain est une première. »

J’aurais aimé qu’il donne son opinion sur les thèmes abordés dans le livre, sur les objectifs de l’auteur. J’ai eu l’impression que ce lecteur semblait plus intéressé par l’identité de l’auteur que par le contenu de l’ouvrage.

 

Visiblement, et comme le dit si bien la chanson de Brassens : « Non, les braves gens n’aiment pas qu’on suive une autre route qu’eux ».

Un conditionnement des esprits par la « culture du suivisme » ?

Désolé, je ne suis pas Congolais, Guinéen… !

Je ne suis ni Congolais, ni Gabonais, Sénégalais, pas plus que Guinéen ou Nigérien… En revanche, j’ai conscience de partager avec eux, comme avec tous les peuples de ce continent, un même héritage historique et un même devoir de relever quelques défis communs, ce qui implique , de fait, une solidarité de conscience.

Je ne suis pas non plus le sosie ou le clone de mon père, encore moins de mon grand-père…

 

Originalité et authenticité

Je ne suis ni Ghanéen, ni Mauritanien...! Je ne suis pas non plus le clone de mon père. Je suis moi, un homme libre et pensant, un homme libre et responsable, libre de mes actes.

J’ai manifesté très tôt, la volonté de penser par moi-même et d’agir en être responsable de ses actes. Je ne me suis jamais senti obligé de penser comme les autres, de faire comme les autres.

Et, très tôt, j’ai posé un regard critique sur ce, et sur ceux qui m’entouraient ; d’abord dans ma famille. Les parents, étonnés, parfois inquiets de la précocité de mes idées, de leur étrangeté aussi sans doute ont accepté que je puisse les exprimer, sans qu’ils puissent toujours les comprendre eux-mêmes, ou les partager.

Ma famille ne m’a jamais interdit ni de penser, ni d’exprimer mon point de vue sur nombre de sujets.

J’ai écrit mon premier livre quand j’étais en classe de première au lycée, à 17 ans. Dans ce livre qui ne fut jamais publié, je portais un regard critique sur un certain nombre de pratiques que je désapprouvais dès l’âge de 13-14 ans, voire avant, parmi lesquelles le mariage forcé, le mariage précoce, l’excision, le fait que les épouses se mettent à genoux quand elles devaient parler à leur mari…

Dans ce premier livre de lycéen, j’émettais ainsi quelques réserves sur la condition des femmes. J’avais constaté que celles que j’observais travailler dans les champs, portaient le grand et beau boubou blanc, parfois sous un soleil accablant. Celui-ci devait les gêner et rendre le travail plus difficile.

Je suggérais que lors de ces travaux, soit prévue, pour elles, une tenue moins ample qui rendrait plus facile les mouvements et gestes. Le but étant de rendre ce travail un peu moins pénible. Le grand boubou blanc serait réservé pour les jours de fête ou au repos chez elles.

J’émettais aussi quelques critiques contre la dot telle qu’elle était pratiquée dans la plupart des sociétés d’alors. J’y voyais un « achat » de la femme par son futur mari. Le mariage m’apparaissait ainsi comme un esclavage déguisé, sans compter la lutte combien difficile et solitaire dans ma famille pour la scolarisation de tous les enfants, filles et garçons.

 

De même, je n’aime pas le tamtam (l’aversion pour cet instrument est liée à quelques épisodes de mon enfance). Je ne danse pas, et cela ne manque pas.

Si je  n’aime pas le tamtam, en revanche j’aime la kora et le xylophone, la musique classique. Je n’aime pas non plus le jazz, mais j’apprécie le gospel. Je n’aime pas le rap mais j’aime le reggae.

Dans mes opinions comme dans mes goûts, dans mes rapports aux autres, j’ai toujours manifesté une indépendance d’idées, mais également une franchise et une loyauté sans faille. Je ne sais pas faire semblant. Je ne sais pas me déguiser.

Autre trait de caractère inné : sans être un taiseux, je n’ai jamais été un boute-en-train (caractère peu compris ou peu apprécié dans mon milieu). Je préfère écouter les autres et réfléchir, n’intervenant que quand cela me semble utile et pertinent.

Je ne sais pas singer. J’assume mes opinions et mes goûts, quoiqu’il m’en coûte, autre manière d’exprimer cette liberté sans laquelle je ne me sentirais pas moi-même.

Dès le plus jeune âge j’ai toujours été réfractaire au panurgisme, à la culture du suivisme, tête baissée et bouche cousue.

La liberté c’est la vie.

(1) Dans tous les pays d'Afrique où j'ai servi, j'ai écrit soit au ministre de la Fonction publique, soit au ministre de l’Éducation nationale, le plus souvent aux deux à la fois pour leur demander de me recevoir afin que je leur parle de mon expérience, en leur dressant le tableau des revers que j'ai pu constater dans les services administratifs ainsi que dans les écoles. Si une seule de ces personnalités avait daigné me recevoir (ou seulement me répondre), me donnant ainsi l'occasion de m'exprimer, l'idée d'écrire ces pages ne me serait certainement pas venue.

Le dialogue démocratique, libre et confiant est chose difficile, voire impossible en Afrique noire. A défaut d'un tel dialogue, il ne me reste plus qu'à déballer le linge sale sur la place publique. Susciter la réflexion et favoriser ainsi l'introspection constructive sont les buts assignés à ces propos, car, pour le présent et pour l'avenir de l'Afrique, j'estime que toutes les vérités sont urgentes à dire.

Tidiane Diakité

Avant-Propos:  l'Afrique malade d'elle-même

Quelques observations de lecteurs et articles de presse

Tidiane Diakité, l’enseignant-né, mais venant de loin.

Le voyage est si long et si court entre le Mali d’où il vient, la Bourgogne où il se marie et la Bretagne qui l’accueille. « Les racines, je les ai dans le ventre » dit Tidiane Diakité. Habitant la Bretagne, aujourd’hui. « Foulant le sol rennais pour la première fois, arrivé vers 18 heures, sorti à 19 heures humer l’air de la ville. La première personne que j’ai abordée et avec qui j’ai causé un peu (un Breton !), en sortant de mon hôtel, m’a dit : « Vous verrez, les Bretons ne sont pas accueillants. Vous ne vous ferez pas d’amis ici. »

Ici qu’il a noué ses plus fortes relations, indéfectibles.

D’ici qu’avec le recul il repense à son père paysan qui ne savait ni lire ni écrire et dont il était le fils aîné ! « Opposant farouche » à sa scolarisation, il gardera toujours sur lui les bulletins ou les tableaux d’honneur, les montrant à ceux qu’il croise, à Bamako, en faisant ses courses ou dans la famille.

Revenir sur le chemin de Tidiane Diakité, c’est ouvrir un compas dont la pointe creuse un trou à Cuba, où il est envoyé d’office par des crédits de propagande alors qu’il ne souhaite qu’aller à l’université pour devenir enseignant. A Cuba, l’accueil est excellent, la samba et le reste, mais même pas possible d’aller en fac perfectionner l’espagnol ! Puis le compas se fiche au Sénégal, en Côte d’Ivoire pour, côté crayon, continuer le récit à l’université de Dijon. Vaches maigres en Bourgogne. Emmaüs pour loger et les pochons de restes donnés par un étudiant hollandais.

Le voilà professeur d’histoire, son rêve. Le voilà père de deux enfants et accueilli par sa belle famille. Le couple répond à un appel de professeurs en Côte d’Ivoire d’où ils sont débarqués brutalement, contrat résilié, direction Rennes !

« Non seulement, dit-il, on est Breton, mais retourner en Bourgogne eût été une punition ! » D’un duché l’autre se rejoue quel antagonisme ? C’est que « les Bretons ont une double identité : l’enracinement et l’ouverture ». Il sent cette Bretagne « au-delà du visible », il aime ces « Bretons distants, méfiants » et quand « on passe un cap, la confiance est là ». Tidiane Diakité jamais n’a senti un quelconque rejet, lui qui se dit « original » depuis son enfance malienne et « original » ici.

Jamais il n’a supporté les mariages forcés et quand les « tam-tam venaient », enfant, il fonçait en brousse en se bouchant les oreilles. Adolescent, il a rendu à sa mère les « grigris du cou ou du poignet », convaincu de leur ineptie. « Original » ici, impliqué dans au moins trois associations, car «  il a dû élaguer » !

« Quand j’entends des gens dire ici que les Africains ont la danse dans le sang, je suis assez confus pour leur dire que moi, je n’ai absolument rien dans le sang ». Tidiane Diakité danse avec les idées, voilà le secret !

Gilles Cervera, Revue Place Publique, mai-juin 2013.

Tidiane Diakité, l'Afrique et son histoire chevillées au corps

Portrait

Tidiane Diakité est né au Mali, lorsqu'il était encore une colonie française. Il a fait ses études à Bamako où il a obtenu le bac. Il devra mettre de côté son souhait de faire des études d'histoire pendant près de dix ans. Il sera d'abord envoyé contre son gré à Cuba pour y taire des études de journalisme.

Interdit de retour au pays pour avoir quitté Cuba, il devient successivement instituteur et professeur de collège au Sénégal, où il tentera sans succès de s'inscrire comme étudiant à la faculté d'histoire de Dakar. Après que sa titularisation en tant professeur lui a été refusée à cause de sa nationalité étrangère, il part enseigner en Côte d'Ivoire, où il attendra en vain des cours d'histoire par correspondance. Il se décide alors de partir faire ses études à Dijon (Côte-d'Or), qu'il finance grâce à des petits boulots.

Enfin docteur et agrégé d'histoire, il enseigne pendant trois ans en France et y rencontre sa future femme, également professeur. Le couple part ensuite enseigner cinq ans en Côte d'Ivoire. Tidiane entreprend alors d'écrire son premier ouvrage, L'Afrique malade d'elle-même. Au terme de son contrat avec la Côte d'Ivoire, le couple enseignera dans l'académie de Rennes.

Tidiane Diakité profite désormais d'une retraite pour le moins active. Outre l’écriture, il est très souvent sollicité pour donner des conférences à la demande d'associations ayant un partenariat avec l'Afrique ou des établissements scolaires ou universitaires, un peu partout en France.

Il est l’auteur de plus d'une dizaine d'ouvrages

Ouest-France, 30 juillet 2013

 

(Au directeur des Éditions Arléa (2011))

 

Bonjour,

Je vous joins le dernier Numéro de la revue mensuelle

"Angle d'Attac 92", comportant mes NOTES de lecture enthousiastes sur un livre (judicieux cadeau reçu pour mon anniversaire !) écrit par une personnalité Tidiane Diakité.sur la situation de l'Afrique et les perspectives de ce continent.

J'ai beaucoup apprécié cet ouvrage : "50 ans après, l'Afrique" et je le recommande chaleureusement à tous ceux et celles qui veulent lire des réflexions, analyses, propositions faites de manière franche, sans langue de bois, mais constructive !

Par votre intermédiaire, j'ai donc le plaisir de transmettre à Tidiane Diakité mes félicitations et mon hommage. Merci

Cordiales salutations aux Editions ARLEA ;

Jean-Louis MICHNIAK Militant altermondialiste et socialiste,

Ancien Délégué du Personnel CGT dans I'Industrie aéronautique,

Membre du C.A. de l'association ATTAC / 92.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 septembre 2018 7 02 /09 /septembre /2018 07:37

AFRIQUE : LES PRINCIPALES ENTRAVES À L’ÉMERGENCE (1)

L’éducation traditionnelle. La culture du suivisme et ses avatars

Quand la hiérarchie des âges mène à la tyrannie de l’âge

L’ancien, le plus âgé, a toujours raison ; quoiqu’il dise, quoi qu’il fasse.

Si le respect dû « au plus âgé, aux anciens », à l’aîné, est une excellente chose à préserver, ce principe ne doit en aucune manière signifier l’abdication de la personnalité, de la pensée, de la volonté de l’individu. Or, c’est malheureusement le cas. Toute remise en cause du point de vue, de l’action de l’aîné, est généralement perçue comme une offense à l’âge, inconcevable, un outrage, mieux un sacrilège intolérable.

C’est précisément cette culture du « suivisme » qui est en cause dans bon nombre de cultures en Afrique.

À la tyrannie de l’âge se greffe en bien des cas, la dictature du groupe, face auquel l’individu doit s’effacer : se taire, gommer sa personnalité, sa pensée, son point de vue, voire ses sentiments et ses goûts.

On se tait, on baisse la tête et on suit – que dis-je ! on regarde la nuque de l’aîné, qui lui aussi regarde la nuque de  plus âgé que lui, … jusqu’au premier de cordée qui, lui, regarde la nuque de l’aïeul disparu depuis longtemps.

En fait, toujours suivre un plus âgé que soi.

 

Des déterminants socioculturels puissants qui freinent la marche vers l’émancipation de l’individu

Dans un tel système, l’individu, écrasé, est comme vidé de lui-même, de ses sentiments, ses réalités, de ce qui fait sa singularité. Dans ce système d’éducation, qui sort du rang est mal perçu, pire ostracisé par les siens. Aucun écart par rapport à la marche « coutumière » du groupe n’est toléré.

Système de nivellement social qui ne permet à l’individu ni initiative, ni rêve, ni audace, ni volonté ou capacité de dépassement de soi. C’et le grand sommeil (ou l’enfermement) de l’esprit, de la pensée, de l’intelligence.

Or, un individu libre et épanoui rend la collectivité performante et épanouie. À défaut, c’est le règne de la stagnation et de la médiocrité collective.

Dans un tel système, la démocratie n’est pas une évidence, car la démocratie suppose liberté de l’individu, liberté de choix et d’expression, toutes choses à l’opposé d’une quelconque hiérarchie des âges.

Précisément, dans les sociétés où prédomine cette « culture de suivisme », où les individus sont vidés d’eux-mêmes, la notion de droits de l’Homme est ignorée. Or, comment dissocier ce qui constitue l’essence de la démocratie : droit, liberté d’opinion, liberté d’expression…du respect scrupuleux de l’individu, de ce qui fait sa personnalité intime.

D’où la marche chaotique et poussive de la démocratie de nos jours dans nombre de pays africains. Tout simplement parce qu’il manque dans ces pays, une culture démocratique.

La culture du suivisme : des avatars multiples

Or, la mondialisation de l’information, des modes… crée aussi une mondialisation des modes de vie, de pensée et d’aspiration.

Si les jeunes Africains bénéficient de cette forme de mondialisation amplifiée par internet et les réseaux sociaux, ils se heurtent à un poids écrasant qui plombe chez eux toute velléité d’émancipation réelle.

Des sociétés dominées par la tradition

    Les " Vieux ", source de savoir

 

« La société africaine traditionnelle se caractérise essentiellement par la famille et la tradition. La règle, c'est la famille au sens large. Elle comprend tous les descendants d'un même ancêtre. La règle, c'est aussi que tous ses membres restent étroitement unis par une solidarité sans faille et par des règles ou codes dont la transgression peut être facteur de graves désordres.

Quand cette famille élargie devient très nombreuse, elle forme un clan dont les membres tout en étant dispersés restent unis par les mêmes liens de solidarité. L'autorité au sein de la famille et du clan est exercée exclusivement par le groupe. Chaque clan a son chef qui est toujours l'homme le plus âgé.

Si seul le chef de clan détient l'autorité au sein du groupe, il n'a rien cependant d'un monarque absolu. Il est toujours assisté d'un conseil de famille qui regroupe les hommes les plus âgés. Dans les affaires importantes concernant le groupe familial, lorsqu'il faut décider et trancher, le conseil obligatoirement consulté, se réunit sous la direction du chef. Chaque membre s'exprime et donne son avis dans un ordre convenu. Le chef expose le motif de la réunion puis la parole circule toujours dans le même sens, du moins âgé au plus âgé. Chacun donne son point de vue mais c'est la parole du chef qui clôt l'assemblée, les membres du conseil se ralliant à la sagesse de l'aîné. En aucun cas le chef n'impose son avis. Il écoute et conclut par des paroles qui sont la synthèse de toutes les opinions exprimées. Le chef, dans la tradition, c'est celui qui sait écouter. Il a l'autorité mais sans autoritarisme. Le chef traditionnel (qui est le plus âgé), le sage, est à distinguer du détenteur du pouvoir de commandement, politique ou militaire.

Lorsque la réunion concerne le seul groupe familial, après des délibérations il arrive que les hommes informent la plus âgée des femmes des décisions prises, à charge pour elle d'en instruire les autres. Dans certaines traditions les femmes les plus âgées sont conviées aux réunions et donnent leur avis. Dans d'autres elles y assistent mais en simples spectatrices sans avoir le droit d'émettre un avis.

Et quand la réunion concerne le clan, seuls les chefs de famille (élargie) y sont invités sous la direction du plus âgé. La circulation de la parole se fait selon le même schéma que lors des réunions familiales. Toujours du « plus jeune » (souvent plus que cinquantenaire) au plus âgé. Chacun attend son tour ; ce protocole tacite ne souffre aucune exception. Dans cette hiérarchie de la parole, celle des plus vieux a toujours plus de poids que celle des cadets qui ne doivent en aucun cas interrompre les aînés. Les femmes sont rarement invitées aux réunions des chefs du clan. Mais ces traditions varient d'une région à l'autre, d'une culture à l'autre même si le schéma ci-dessus décrit est le plus largement partagé. Ce qui vient d'être ainsi décrit est surtout vérifié en Afrique de l'Ouest, ailleurs dans le continent les pratiques peuvent être différentes. » (Source : Tidiane Diakité, L’Afrique expliquée, Réponses aux questions des jeunes, Ed. Cultures Croisées, 2006)

 

Le poids de l’irrationnel sur l’esprit et la conscience

Autre facteur de taille, qui opprime l’individu, l’esprit et rend aléatoire toute volonté et toute capacité d’émancipation.

Au nom de ce poids de l’irrationnel sur l’esprit et la conscience, on invente dans certains pays du continent, des « enfants sorciers » qu’on opprime, brutalise, y compris par leurs géniteurs. De même, en certains pays, on traque les albinos, qu’on terrifie, martyrise, qu’on sacrifie, qu’on supprime et dont des parties du corps apporteront à leurs bourreaux, richesses et succès électoral…

Le dialogue récent entre un jeune auteur malien et un journaliste français, est à cet égard révélateur.

Le journaliste lui décerne des félicitations pour sa récente publication :

- Vous voilà devenu un vrai écrivain.

- Oui, mais, je fais attention aux interdits. Je veux éviter des ennuis avec les anciens. Je ne veux pas les fâcher...

L’éducation traditionnelle africaine ignore par ailleurs les notions de minorité et majorité par l’âge biologique ou par l’état civil. L’individu demeure toujours mineur tant qu’il y a, dans la famille ou le groupe familial (ou le clan), quelqu’un de plus âgé que lui.

En définitive, quoique généreuse par bien des aspects, cette éducation ne favorise ni l’expression du libre arbitre, ni l’éveil à l’esprit critique. Voltaire n’y trouverait pas sa place.

Ainsi, à la tyrannie de l’âge se joint le poids de l’irrationnel, pour transformer certains pays en une véritable prison morale et mentale que bien des jeunes essaient de fuir parfois, au péril de leur vie, en tentant d’aller loin, vers l’Europe, l’Asie, l’Amérique latine, Israël… surtout, quand la pauvreté ou la misère s’y rajoute, de même que la carence de l’éducation et de la formation.

Quel salut pour les jeunes ?

Pour l’Afrique ?

Que faire ? Comment ?

 

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26 août 2018 7 26 /08 /août /2018 09:21

JEAN CAZENEUVE ET LE SECRET DU BONHEUR

Qu’est-ce que le bonheur ?

Jean Cazeneuve (1915-2005)

Jean Cazeneuve, professeur, diplomate français, fut président de l’ORTF et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques.

Le bonheur, une notion insaisissable ?

     Autant d’individus, autant de circonstances, autant de bonheurs ?

« Qu'est-ce que le bonheur ? Ce qui fait le malheur des autres, ou bien le malheur évité ou le malheur consolé, comme l'ont dit de bons auteurs. Il serait bien fâcheux surtout que le bonheur ne fût rien d'autre que ces négations. Mais essayez donc de le cerner par des affirmations, et vous verrez qu'il vous échappe aussitôt. Pourtant, cette notion mérite qu'on la regarde de près, car, si elle aime le secret, elle est aussi la plus prestigieuse de toutes celles qui évoquent nos paradis quotidiens. Elle tend même à englober les autres, à prendre tout au moins appui sur elles.

Ainsi les joies de la vie peuvent être conçues comme des éléments du bonheur, mais ne suffisent pas à le créer. D'ailleurs, elles n'en sont même pas une condition sine qua non. Un bonheur paisible et serein peut n'être pas traversé par de fréquents éclairs de gaieté. Il est terne, peut-être ; mais allez donc prouver à celui qui se contente d'une vie tranquille que ce n'est pas cela le bonheur. En tout cas, quelle que soit la conception qu'on s'en fasse, on admettra qu'un homme heureux n'est tout de même pas ivre de joie à chaque instant. Le bonheur, c'est un état continu. Certes, comme le dit André Gide, il favorise la joie, et celle-ci est rebelle aux malheureux. D'autre part, la joie demande souvent des prétextes momentanés, et pourtant, inversement, elle est moins directement liée aux événements extérieurs. C'est pourquoi on peut dire de certaines circonstances qu'elles sont heureuses. Mais on ne songerait pas à les qualifier de joyeuses, car la joie est en nous, non point dans la situation qui la provoque. »

 

Le plaisir. La joie. La tranquillité

     Bonheur ou fragments de bonheur ?

« N'allons pas en conclure que le bonheur puisse se réduire à des faits objectifs. Il est toujours une appréciation qu'on porte sur eux... C'est pourquoi le bonheur, étant lié à une appréciation, peut être objet de discussion. Vous vous croyez malheureux : on essaiera de vous montrer que vous n'avez point raison de l'être. On ne vous convaincra peut-être pas. Toutefois, il ne sera pas absurde de le tenter. Tandis qu'on n'essaiera pas de vous prouver par un beau raisonnement que vous devez être joyeux ou gai. Simplement on vous reprochera d'être morose ou mélancolique, d'être un rabat-joie, un peu comme on le ferait pour se plaindre d'une personne qui est nonchalante ou peu intelligente. Dans ce cas, c'est votre être même qu'on incrimine, non votre façon de juger ceci ou cela.

C'est pour cette raison encore que vous pouvez réfléchir sur le bonheur, essayer d'organiser le vôtre. La joie et la gaieté, elles, se situent hors du champ de l'activité intellectuelle.

Comment distinguer, maintenant, le bonheur du plaisir ? Tous ces mots sont assez difficiles à définir avec précision. Essayons d'abord de prendre le problème à l'envers. Certes, on peut dire que c'est un malheur d'être affligé de douleurs ; et certains événements comme les deuils peuvent être classés dans l'une ou l'autre rubrique. Cependant, lorsqu'on parle de la douleur de perdre un être cher, on emploie à dessein un terme plus fort que ne le serait celui de malheur. En quel sens ? Si l'on y réfléchit bien, on verra qu'ici l'évocation de la douleur fait songer à un mal physique, ou du moins à une manière charnelle d'éprouver le malheur en question. On imagine alors une personne qui pleure, qui est secouée de tout son être, et dont l'affliction est visible. Parler de malheur en cette même occasion, ce serait envisager le caractère néfaste de l'événement, sa conséquence plus ou moins lointaine, plutôt que la réaction immédiate de l'individu qui l'éprouve ; ce serait surtout ne pas se référer à l'effet direct et quasi instinctif. Non pas le nier, mais simplement aller au delà.

Un autre élément de la vie heureuse qui n'est pas exactement le bonheur, mais qu'un vocabulaire approximatif confond parfois avec lui, c'est la chance, ou plus exactement la bonne chance, puisqu'il y a la bonne et la mauvaise, bien qu'on emploie souvent le mot sans qualificatif, absolument, avec un seul des deux sens, le premier. »

 

Réfléchir sur son bonheur

     À chacun son bonheur ?

« On dit indifféremment qu'un homme est heureux en affaires ou qu'il a de la chance dans ce domaine. Certains adages, certaines locutions indiquent bien cette indistinction des deux notions. "Qui est heureux en amour n'a pas de chance au jeu". Mais tout cela, comme aussi l'expression "heureux à la chasse", ce sont des abus de langage. Il est vrai qu'ils sont légitimés par l'étymologie. En effet, le mot heur vient du latin augurium et par conséquent désignait à l'origine un présage. Le bonheur à proprement parler, c'est un signe de bonne chance. Qu'importe ? Les mots doivent être pris dans le sens qu'on leur donne habituellement, non pas dans celui qu'ils devraient avoir s'ils étaient restés fidèles à leurs ancêtres. Ce qui compte, c'est ce qu'ils évoquent. La chance se réfère uniquement aux événements extérieurs, à leur valeur faste ou néfaste selon une appréciation qui est censée être objective, et qui serait celle d'un observateur extérieur lui aussi. Elle ne concerne pas le jugement que le sujet lui-même porte sur l'événement. C'est pourquoi un homme chanceux peut n'être pas heureux. On dira sans doute qu'il aurait des raisons de l'être, qu'il devrait l'être ; mais on admettra (peut-être pour l'en blâmer) qu'il peut ne l'être pas.

Toutes ces questions de vocabulaire, à propos de la gaieté, de la joie, du plaisir, de la chance, pour spécieuses qu'elles puissent paraître, n'étaient pas vaines, puisqu'elles nous ont appris que le bonheur n'est pas totalement indépendant des circonstances et des conditions objectives et qu'il ne se réduit pas à elles, car il implique une évaluation subjective, une manière d'être à leur égard. Et c'est cela justement que l'on désigne quand on parle de secret du bonheur. Plusieurs philosophes se sont essayés avec succès à énumérer et décrire les causes du bonheur, et celles du malheur, ou plus exactement les conditions favorables ou défavorables à l'un ou l'autre. Ainsi Bertrand Russell et Jules Payot citent à juste titre, parmi les éléments fastes : la joie de vivre, la famille, le travail, la santé, l'argent, le pouvoir, etc. L'un et l'autre, d'ailleurs, se gardent d'oublier que tout cela est relatif et qu'il faut autre chose pour être heureux. Le bon sens commun le reconnaît aussi : "L'argent ne fait pas le bonheur". Et les malins : "Oui, mais il y contribue"... »

 

Bonheur et chance

     L’argent fait-il le bonheur ?

« Un autre enseignement que nous avons recueilli aux frontières entre les concepts voisins, c'est que le bonheur n'est pas révélé dans un instant fugitif, mais suppose une certaine continuité. Il s'applique sinon à toute une vie, du moins à une période de l'existence. Est-ce à dire que le bonheur puisse se maintenir constant pendant des mois et des années ? Non, bien sûr, car il est traversé par des chagrins, petits ou grands. Mais il est là, comme une toile de fond. Il y a donc, si l'on veut, une globalité du bonheur. C'est la tonalité générale d'une période. J'étais heureux à telle époque. Cela signifie que, dans mon souvenir, ce temps-là se présente comme une totalité portant cette marque. Pourtant, si j'interroge mieux ma mémoire, je découvre qu'il y eut alors quelques petits malheurs. Cela ne fait rien : j'étais heureux. Et pourquoi ? Ah ! cela, c'est difficile à expliquer. C'est un secret si bien gardé que je n'arriverai peut-être pas à le percer pour moi-même.

Essayons de tourner encore autour du problème en laissant de côté un moment les conditions extérieures et objectives pour soupeser cet élément subjectif, indéfinissable, qui fait l'intimité profonde du bonheur.

Il est assez rare qu'il se révèle dans sa plénitude au moment qu'il est vécu. Cela n'est pas surprenant, puisqu'il faut, pour le saisir, réfléchir sur soi-même, et que l'homme heureux se laisse vivre plutôt qu'il ne s'interroge. Le malheur, au contraire, et l'angoisse aiguisent la conscience de soi. Les philosophes existentialistes l'ont dit et répété, non sans raison, et ils ont même été jusqu'à soutenir que l'existence la plus authentique est celle de l'être qui se met en question. L'homme heureux, pourquoi le ferait-il ? Le plus souvent, il l'est sans bien s'en rendre compte. C'est pour cela qu'il est plus facile et fréquent de parler de son bonheur au passé ou au futur qu'au présent.

Projeté dans l'avenir, il est un idéal ou un rêve qu'on caresse. L'expérience de la captivité, par exemple, a été pour beaucoup une occasion de savoir ce qu'il leur faudrait pour être heureux. Mais ensuite, une fois les portes des camps ouvertes, la vie normale est redevenue un présent. Et alors qu'est-il resté de cette sagesse longuement ruminée ? La vie, souvent, est faite de ces mensonges qu'on se fait à soi-même. Quand j'aurai obtenu cette situation, ou bien quand j'aurai gagné l'amour de cette femme, ou simplement quand j'aurai recouvré la santé, je serai heureux. On obtient ce qu'on souhaitait, et l'on oublie d'être heureux, parce qu'on n'a plus le temps d'y penser ou parce qu'on désire autre chose. »

 

Le bonheur implique-t-il la durée ?

« Plus instructive peut-être est la vision du bonheur passé. Elle ne va pas sans quelque mélancolie ou quelques regret. Mais elle permet un reclassement de nos expériences selon des valeurs qui sont enfin vraies. Pourtant, on peut discuter ce point. Cette période de ma vie que j'ai traversée sans l'apprécier et qui maintenant me semble avoir été heureuse, l'était-elle authentiquement, puisque dans la réalité elle ne m'apparaissait pas ainsi ? Où est la vérité du bonheur ? Dans le jugement que je porte maintenant sur ce passé, ou bien dans celui que je ne portais pas lorsque cela était présent ? En exil, Napoléon fit à O. Meara cette confidence : "Les plus beaux jours de ma vie ont été ceux qui se sont écoulés depuis seize jusqu'à vingt ans. J'étais heureux alors. Peut-être ne l'ai-je point été quand je suis parvenu au faîte de la suprême puissance : la multiplicité de mes occupations était telle qu'elle ne me laissait pas réellement le loisir de jouir de cet état paisible qui constitue le bonheur". Il est possible que le jeune Bonaparte, avant sa vingtième année, n'était pas conscient de vivre la plus belle phase de sa vie. Et alors, que vaut le jugement porté bien plus tard par l'empereur déchu sur ses années d'adolescence ? Eh bien, il faut admettre que la vérité du bonheur est là, dans ce retour en arrière, ou bien alors le bonheur n'est rien. En effet, nous avons vu qu'il ne peut se définir que dans la réflexion. Dans la mesure par conséquent où le bonheur présent ne se saisit pas bien comme tel, il faut bien s'en remettre à la mémoire, lui faire confiance. »

 

Les bons souvenirs contribuent-ils au bonheur du présent ?

« Oui, bien sûr, on objectera encore que le vieillard juge ses années passées selon des normes de vieil homme, qui n'étaient pas celles dont il aurait pu faire usage s'il avait réfléchi sur ces moments lorsqu'il les vivait. Mais puisque, précisément, il n'en était pas pleinement conscient, la seule valeur qui compte, c'est celle qu'il proclame lorsqu'il peut enfin apprécier vraiment.

Être heureux, c'est se faire de beaux souvenirs. Cela pourrait être une définition. Un peu triste, sans doute. Consolante, pourtant. Car, après tout, notre passé n'est pas un pur néant. Il n'est mort que dans le monde de l'objectivité. En nous il vit encore. Mieux, il est nous. Bien malheureux celui qui n'a pas le temps de se pencher sur son passé...

Pour les romanciers, le bonheur n'est guère qu'un point final. L'homme heureux n'est pas intéressant. On dit aussi qu'il n'a pas d'histoire. Plus exactement, le bonheur vivant est celui qui se forge dans les difficultés, celui qui est en devenir. Pleinement réalisé, serein comme un ciel sans nuages, il n'a plus rien à nous apprendre. " Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants". Il n'y a plus après cela que la table des matières. On ferme le livre.

Ce n'est pas d'aujourd'hui que date cette disgrâce. Les romanciers n'en sont pas les initiateurs. Dans les mythes archaïques, déjà, le personnage central, le héros, était souvent accablé de malheurs. Prométhée en est l'exemple le plus frappant. Héraclès, lui aussi, ne sortit de ses épreuves que pour être humilié. Et dans l'Iliade, le plus pur des guerriers, Achille, eut à choisir entre le bonheur sans gloire et la grandeur fatale. Il opta pour les combats et la mort. S'il avait préféré l'autre terme de l'alternative, il n'eût point été chanté par le premier des grands poètes.

Oui, le bonheur reste un secret, car lorsqu'il est là, présent, on fait silence sur lui. »

Jean Cazeneuve, Bonheur et civilisation (Gallimard, 1966)

 

 

N.B. Sait-on vraiment apprécier le bonheur ?

             On ne l'apprécie souvent que quand on l'a perdu.

 

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19 août 2018 7 19 /08 /août /2018 06:59

LA MÉDECINE : UNE SCIENCE OU UN ART ? S’INTERROGE PIERRE DELBET

Pour le médecin, comment concilier science et art ?

Pierre Delbet (1861-1957)

Présentation

Pierre Delbet, médecin chirurgien français, occupe une place importante dans l’histoire de la médecine française dont il fut un des grands noms.

Le Docteur Delbet est surtout connu pour son rôle de pionnier et ses inventions parmi lesquelles le chlorure de magnésium, le traitement de différents types de fractures…

Il s’intéressa également à l’impact de l’agriculture sur la santé humaine et déclara ainsi, en 1934, devant l’Académie de médecine dont il était membre :

« Aucune activité humaine, pas même la médecine, n’a autant d’importance pour la santé de l’homme que l’agriculture. »

Delbet (appareil de), c’est le nom donné à plusieurs appareils de chirurgie utilisés dans le traitement de fractures de l’humérus et du fémur.

Ce terme désigne également un appareil plâtré qui permet le traitement ambulatoire des fractures de la jambe.

Pathologie et statistiques

« Quand une maladie est connue et qu'il s'agit de la décrire pour l'enseigner, au lieu de suivre la marche analytique qui en a permis l'étude, on prend la marche inverse. La méthode déductive a tant de charmes pour l'esprit qu'on l'adopte dès qu'elle est possible.

Mais le médecin qui se trouve en présence d'un malade est obligé de reprendre la méthode analytique, et de repasser par toutes les étapes qu'a franchies la science dans son évolution. Il recueille les symptômes, assigne à chacun d'eux sa valeur relative. Quand il a bien dégagé le complexus symptomatique, en s'appuyant sur les acquisitions du passé qu'il doit connaître, il conclut que ce complexus symptomatique est dû à telle lésion et que cette lésion est déterminée par telle cause, microbienne ou autre. Il a fait un diagnostic.

On demande souvent si la médecine est une science ou un art. Il n'y a pas de réponse à cette question, parce qu'elle est mal posée.

La pathologie est une science. Elle constate des symptômes, des lésions et des agents perturbateurs de l'équilibre organique. Elle établit des relations entre les agents pathogènes et les symptômes par l'intermédiaire des lésions. C'est là une œuvre scientifique. Que cette œuvre soit incomplète, ce n'est pas douteux, mais on ne peut nier qu'elle ait le caractère scientifique. Et même sur quelques points les relations sont déterminées avec assez de précision pour qu'on commence à leur donner une valeur numérique. On a introduit les chiffres dans la mesure de l'agglutination, de l'immunité. Sans exagérer la valeur actuelle de ces chiffres, il faut bien faire remarquer qu'ils constituent un énorme progrès au point de vue philosophique. Car la détermination des rapports numériques entre les phénomènes est la forme la plus élevée de la science. »

 

Dans le diagnostic : le général et le particulier

« Si la pathologie est incontestablement une science, le diagnostic est encore un art. Il est très difficile de s'entendre sur la valeur de ces mots, science et art, qui ont d'ailleurs des sens multiples. Au point de vue qui nous occupe, ce qui caractérise la science, c'est son impersonnalité; ce qui caractérise l'art, c'est l'importance du rôle personnel.

Dans le diagnostic, le rôle personnel du médecin est énorme.

La relation de tel symptôme avec telle lésion est une notion scientifique, le médecin doit la savoir. Mais il lui faut dépister ce symptôme. A ce point de vue, toute nouvelle méthode d'exploration fait faire d'énormes progrès. La découverte de la percussion et de l'auscultation a transformé la médecine des maladies du cœur et du poumon.

Dans l'immense majorité des cas, ce n'est pas un symptôme unique qu'il s'agit de découvrir. Les troubles de la corrélation, de la coordination, produisent un ensemble symptomatique de la plus extrême complexité. Très souvent, le malade trompe involontairement le médecin. Il attire son attention sur un symptôme particulièrement pénible, qu'il juge pour cela prédominant et qui n'a aucune importance pour le diagnostic. Alors intervient ce qu'on appelle le flair ou le sens médical. Ce n'est pas une qualité spéciale qui échappe à toute analyse. Elle est faite de trois éléments : une grande sagacité dans l'observation ; une tournure d'esprit scientifique qu'on appelle généralement le bon sens et qui permet d'attacher à chaque symptôme la valeur relative qu'il a réellement. Reléguer au second plan ceux qui sont sans importance, mettre en vedette les signes capitaux, en d'autres termes établir la subordination des symptômes, c'est là le travail difficile. Ces deux qualités nécessaires, la sagacité, le bon sens scientifique, ne servent de rien sans une troisième. Il faut que le médecin ait une mémoire vaste et sûre. Il faut qu'il soit très instruit et qu'il puisse évoquer instantanément tout ce qu'il sait et tout ce qu'il a vu. »

 

Pour le médecin : science et intuition

     Question d’équilibre , de tact et de bon sens dans l’évaluation

« La pratique de la médecine présente des qualités très spéciales. L'avocat ou l'ingénieur consulté sur un cas difficile peut se retirer dans sa bibliothèque, se documenter et réfléchir. Le médecin, et encore plus le chirurgien, doit être toujours prêt, il doit avoir dans son cerveau toute sa bibliothèque, science et jurisprudence, je veux dire expérience, car il faut à chaque instant qu'il prenne un parti immédiat et que ce parti soit le meilleur.

Le médecin, dès qu'il a vu le malade et posé quelques questions, construit une hypothèse. Sans hypothèse, l'étude des symptômes flotte au hasard, elle est mal conduite. Cette première hypothèse, il est tout prêt à l'abandonner si elle ne cadre pas avec les faits. Dans les cas embarrassants, on passe par plusieurs hypothèses successives avant d'arriver à la bonne.

Le rôle personnel du médecin, le côté artistique du diagnostic se réduira de plus en plus à mesure que l'on connaîtra mieux les modifications internes produites par la maladie et que l'on perfectionnera les moyens d'investigation. De simples manipulations donneront des réponses précises à des questions où la plus subtile analyse n'apportait qu'une solution incertaine. Il était récemment encore à peu près impossible de reconnaître la valeur fonctionnelle relative des deux reins. La séparation des urines nous permet de la déterminer avec précision. Les rayons de Roentgen nous montrent une fracture, un corps étranger, un kyste hydatique. La recherche des microbes dans les crachats permet d'affirmer la nature d'une affection pulmonaire. La réaction de Widal, l'agglutination, révèle à quelle espèce microbienne est due une infection.

La recherche des microbes dans les crachats, celle de l'agglutination peuvent être faites et sont faites, le plus souvent, par des garçons de laboratoire. La réponse à la question posée découle directement de l'exécution correcte de quelques manipulations. Elle ne dépend pas de celui qui exécute les manœuvres. Le diagnostic est devenu impersonnel et il a pris le caractère scientifique.

Mais le diagnostic ne consiste pas seulement à mettre une étiquette sur un malade ; il consiste encore à déterminer toute les conditions du cas particulier de manière à en tirer un pronostic. On entrevoit qu'il sera possible un jour de mesurer l'intensité d'une infection, le degré de résistance de chaque malade. Mais actuellement le pronostic ne peut être établi que par l'analyse minutieuse de tous les symptômes et l'étude de tous les organes du malade.

D'une manière générale, c'est par la méthode statistique qu'on établit la gravité d'une maladie. On a dit beaucoup de mal de la statistique ; on lui a adressé beaucoup de reproches, dont quelques-uns ne sont pas justifiés. "Jamais la statistique", dit Cl. Bernard, qui en était grand ennemi, "n'a rien appris ni ne peut rien apprendre sur la nature des phénomènes". C'est une de ces vérités qui ne déplaisaient pas à M. de La Palice. On n'a pas le droit de reprocher à une méthode de rester stérile sur les questions pour quoi elle n'est point faite. »

La difficulté du diagnostic précis

« La statistique rend de précieux services quand on ne lui demande que ce qu'elle peut donner. Quand on veut savoir la fréquence d'une maladie dans un pays, il n'y a d'autre moyen que d'en compter les cas et d'en faire le pourcentage par rapport à la population ; on arrive ainsi à un résultat certain et précis.

Si l'on veut savoir la gravité moyenne d'une maladie, on compte le nombre des morts sur un très grand nombre de malades. Le pourcentage ainsi obtenu a d'autant plus de valeur que le nombre des cas est plus grand, mais ce n'est jamais qu'une valeur très relative, parce que la gravité n'est pas un caractère constant d'une maladie. Elle diffère beaucoup d'un cas à l'autre, de sorte que les faits accouplés dans la statistique ne sont pas comparables. On compte sur leur grand nombre pour établir une sorte d'équilibre, mais ce nombre, si grand qu'il soit, est insignifiant par rapport à ce que les mathématiciens appellent les grands nombres. La loi des grands nombres n'est pas applicable.

Les renseignements fournis par la statistique, bien que fort peu précis, ont cependant une valeur, et si une compagnie entreprenait d'assurer les malades atteints de fièvre typhoïde, elle pourrait, grâce à la statistique, établir des barèmes qui lui permettraient de réaliser des bénéfices. Mais si un médecin, se basant sur les statistiques, disait d'un malade qu'il a tant de chances de mourir, il prononcerait une phrase à peu près vide de sens.

C'est de l'étude particulière de chaque malade qu'il faut tirer la prévision de l'avenir. Savoir, c'est prévoir. Si l'on connaissait bien le déterminisme d'un cas, on pourrait avec certitude en prédire l'évolution. Il faut donc s'efforcer de le bien connaître pour réduire autant que possible l'imprévu, dont la part restera bien longtemps encore trop considérable. »

Pierre Delbet

 

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5 août 2018 7 05 /08 /août /2018 07:15

GEORGES GUSDORF DÉFINIT LA SANTÉ ET LA MALADIE

Sommes-nous responsables de notre santé ?

Georges Gusdorf (1912-2000)

Présentation

Georges Gusdorf (1912-2000) est issu d’une famille d’origine allemande. Après l’agrégation de philosophie, il enseigne dans des universités françaises, puis aux États-Unis (Texas) et au Québec (université Laval).

Il produit parallèlement, après la Deuxième Guerre mondiale, une œuvre littéraire variée et d’une grande profondeur. Engagé comme soldat, il est fait prisonnier par les Allemands en 1940. L’expérience de cette captivité semble constituer  chez lui une source de réflexion qui donne ce cachet particulier, et cette profondeur humaine à l’ensemble de son œuvre.

Entre autres :

  • La découverte de soi 1948)
  • L’expérience humaine du sacrifice (1948)
  • Traité de l’existence morale (1949)
  • La vertu de force  (1957)
  • Signification humaine de la liberté (1962)
  •  Les sciences humaines et la pensée occidentale(Collection)

Selon Gusdorf, l’homme est conditionné par son corps et le monde (entourage) dans lequel il vit.

Mais ce conditionnement n’est jamais définitif.

L’homme est doté de ressources insoupçonnées. Il est capable de s’extraire de cette « prison », selon les moments de sa vie, son environnement, et surtout par sa volonté.

La santé et la maladie : équilibre et déséquilibre du corps

« La connaissance médicale d'aujourd'hui a appris que l'esprit du patient, son attitude en face de la vie, avant la maladie et pendant, ne sont nullement des quantités négligeables. Les acquisitions de la méthode clinique doivent être reconsidérées à la lumière nouvelle d'une attitude soucieuse de comprendre l'être humain dans sa totalité et dans son unité... Le domaine physique et le domaine psychologique ne se ferment pas chacun sur soi, mais sont largement ouverts l'un à l'autre...

L'esprit n'est pas greffé sur le corps, en manière de superbe couronnement ou de superstructure inutile : l'être humain se fonde, bien au contraire, sur l'alliance originaire des deux domaines dans une unité d'intention et de signification, qui se traduit dans les incessants virements de crédit, ou de débit, d'un registre à l'autre. La conscience n'est pas l'autre du corps, mais le même, et nous le savons tous d'expérience, pour peu que nous renoncions au préjugé selon lequel l'organisme visible serait par nature opposé à l'indivisibilité de l'âme. Un comportement est une pensée, l'expression d'un visage est une attitude mentale, un tempérament correspond à une certaine physiologie morale et intellectuelle en même temps qu'à une structure du corps et à une régulation glandulaire. Une infirmité corporelle, une déficience quelconque prend en même temps le sens d'une lésion affective, d'une atteinte à l'intégrité de l'être, qui agit comme une provocation sur la vie de l'esprit. Inversement, il existe des blessures de la conscience et du sentiment, des traumatismes invisibles qui mettent en question l'équilibre organique, dont ils paralysent le libre développement. Les recherches sur l'hystérie, qui sont à l'origine des découvertes de Freud, ont renouvelé notre compréhension de la vie mentale chez l'enfant et chez l'adulte. Aussi bien, les écrivains, dramaturges et romanciers, avaient parfaitement compris, bien avant les médecins et les philosophes, que les pires violences ne sont pas toujours celles qui s'inscrivent à la surface du corps, et qu'on peut être blessé à mort parce qu'on a la mort dans l'âme, avant de l'avoir dans l'organisme. »

 

La santé est un tout

« Chaque vie personnelle forme un tout, dont l'équilibre ou le déséquilibre dépend de l'accord réalisé entre les diverses fonctions. Santé et maladie caractérisent la configuration d'ensemble ainsi réalisée en un moment donné par la mise en œuvre des ressources individuelles dans une certaine situation. Une existence tend à obtenir, puis à maintenir, un certain contrat entre ses possibilités et la réalité, entre ses besoins et l'environnement, entre ses désirs et leur satisfaction. La santé apparaît donc, en fin de compte, comme l'idée ou plutôt l'idéal, confusément pressenti, d'une certaine intégrité et intégralité de l'être humain, objet de vocation plutôt que de possession. C'est cela sans doute que voulaient dire les Anciens dans leur formule pédagogique : mens sana in corpore sano [Une âme saine dans un corps sain]. La santé du corps ne peut aller sans celle de l'esprit, et réciproquement ; mais la santé de l'esprit n'est pas autre chose que celle du corps ; la santé mentale est consubstantielle à l'harmonie physique.

Encore faut-il prendre conscience de ce qu'il y a d'utopique dans cette fiction du champion olympique, capable en même temps d'emporter tous les prix au Concours général. Socrate, le plus intelligent des Grecs, le plus riche de tous les dons de l'esprit, jusqu'à la générosité de donner sa vie pour la vérité, Socrate n'était pas un athlète complet, et les portraits qui nous restent de lui, dans la littérature ou dans la sculpture, ne lui accordent jamais la parfaite beauté des statues de Phidias. L'intégrité du corps, sa perfection formelle coïncident rarement avec la valeur intellectuelle : les vedettes de cinéma et les mannequins de la haute couture font preuve, à l'ordinaire, d'une indigence spirituelle affligeante, comme si, autour d'un berceau, quelque sorcière devait toujours se mêler aux bonnes fées désireuses de combler le nouveau-né de tous les dons. La plus heureuse et robuste santé risque souvent d'être payée de quelque infirmité de l'âme, d'une sorte de sommeil dogmatique de l'esprit, engourdi dans la béatitude d'un corps satisfait. »

 

La santé, une question d’équilibre général au sein du corps

« Ce qui maintient l'être humain en état de vigilance, c'est l'alternance des excès et des défauts dont la réclamation attire la personne au delà d'elle-même, en lui laissant toujours un mieux-être à désirer. Le déséquilibre provoque une mobilisation des ressources personnelles pour une meilleure adaptation au monde, sous peine d'abdication et de mort. La santé et la maladie, l'esprit et le corps semblent participer aux rythmes de l'incarnation personnelle, chacun contribuant pour sa part au mouvement de la vie qui s'édifie... Il n'est pas sûr, comme on l'imagine trop facilement, que la santé soit toujours un bien et la maladie, l'infirmité, toujours un mal. En fait, pour peu que l'on y songe, il apparaît que les artistes, les écrivains, les grands hommes de toute espèce qui ont manifesté à travers l'histoire un génie créateur, étaient presque tous plus ou moins atteints dans leur intégrité organique ou morale... »

 

L’individu est-il responsable de sa santé ou de sa maladie ?

« Le corps et l'esprit, quelles que soient leurs qualités ou leurs déficiences, ne sont pas imposés à l'homme comme un destin, mais plutôt comme un cahier des charges dont il appartient à chacun de tirer le meilleur parti pour son affirmation personnelle. L'individu conserve un droit de reprise, en seconde lecture, sur les éléments constitutifs de son être ; loin de se trouver soumis passivement aux automatismes de son corps ou aux lois de son esprit, il conserve une sorte de marge par rapport à ces dispositions, dont il peut remettre en question le caractère favorable ou défavorable. En ce sens, il appartient à chacun de faire sa santé ou sa maladie, c'est-à-dire de mettre au point une formule d'équilibre qui lui soit propre. Certes l'anatomie et la physiologie restent valables comme aussi la psychologie et la sociologie, avec leurs diverses exigences. Mais la santé ou la maladie de chacun est une variation sur le thème général de la maladie ou de la santé de tous. En dernière instance, c'est la personne elle-même qui garde le dernier mot, et le droit, ou plutôt le devoir, de créer la figure de sa situation en face du monde. Même si, en fin de compte, tel ou tel déterminisme naturel s'impose, comme une maladie mortelle, il appartient à l'homme de transfigurer ce qui paraissait une impasse, par son refus ou son consentement. S'il n'est pas maître de l'événement, il reste maître du sens.

La maladie, la déficience mentale ou physique apparaît alors comme un défi auquel il faut répondre ; c'est l'écharde dans la chair, selon la parole de saint Paul, qui met à l'épreuve toutes les énergies de l'être, les provoquant à un effort d'autant plus complet que la menace paraît plus vitale. Le malade est "appelé à l'attention", disait Claudel ; et Nietzsche avait tiré de sa propre expérience la leçon que "la maladie rend plus profond". La lutte avec l'ange du génie créateur est ce combat désespéré qui convertit une promesse de mort en une nouvelle possibilité de vie. L'œuvre de Beethoven est une victoire sur la surdité, l'œuvre de Dostoïevski ou celle de Flaubert un triomphe sur l'épilepsie. Certes la maladie ne fait pas le génie, mais le génie se dévoile dans la résistance à l'empêchement de vivre ; il fait de l'obstacle le plus intimement enraciné une occasion pour l'affirmation de la valeur... Le tourment du génie est son meilleur ennemi ; et si quelque nouvelle spécialité médicale permettait un jour de le guérir, il est clair que l'intéressé choisirait son mal, dût-il en mourir, préférant cette mort naturelle de l'être entier, libre de son destin, à la mort spirituelle qui mettrait fin au génie en même temps qu'à la maladie... »

 

Pouvons-nous éviter la maladie ?

« La santé personnelle ne se réduit pas à la santé du corps. Le bon fonctionnement de l'organisme, ou le mauvais, n'est qu'un élément dans la situation au départ de chaque destinée, une qualité qui vient s'inscrire au passif, ou à l'actif, de la vie personnelle... La maladie, le conflit sont des épreuves qui peuvent manifester la réserve de puissance constitutive de la personnalité. Ce rétablissement malgré l'échec initial fait la preuve d'une seconde santé, plus vraie que la première, dans la mesure où elle regroupe l'ensemble de l'être humain, conscience et organisme. La "grande santé", selon le mot de Nietzsche, c'est la capacité de donner du style à sa vie, de la regrouper pour attester en fin de compte la vertu créatrice de chacun.

"Ta vertu, enseigne Nietzsche, est la santé de ton âme. Car, en soi, il n'est point de santé, et tous les essais qu'on a faits pour donner ce nom à quelque chose ont misérablement échoué. Il importe qu'on connaisse son but, son horizon, ses forces, ses impulsions, ses erreurs et surtout l'idéal et les fantômes de son âme, pour déterminer ce que signifie la santé, même pour son corps. Il existe donc d'innombrables santés du corps... Resterait la grande question de savoir si nous pouvons nous passer de la maladie, même pour développer notre vertu, si, notamment, notre soif de connaître, et de nous connaître nous-mêmes, n'a pas besoin de notre âme malade autant que de notre âme bien portante, bref si vouloir exclusivement notre santé n'est pas un préjugé, une lâcheté, et peut-être un reste de la barbarie la plus subtile et de l'esprit rétrograde..."

Non pas donnée et reçue, mais recherchée, inventée, elle se présente comme un être, comme un devoir être, c'est-à-dire comme la vocation propre de chacun à se réaliser dans la plénitude. L'organisme n'est pas un destin, ni l'hérédité, ni la situation sociale ; il appartient à la personne d'équilibrer les divers aspects de sa présence au monde, et de se découvrir à soi-même et aux autres dans l'exercice même de sa liberté. Il arrive qu'une menace de mort corporelle soit transmuée, par un vouloir vivre qui ne renonce pas, en une chance supplémentaire de vie spirituelle. »

D’après Georges Gusdorf, La vertu de force, 1957.

 

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29 juillet 2018 7 29 /07 /juillet /2018 07:10

GEORGES DUHAMEL : LA POLITESSE, HIER ET AUJOURD’HUI

Une vertu variable dans le temps et dans l’espace ?

Georges Duhamel (1884-1966)

Georges Duhamel, écrivain français, Docteur en médecine. Auteur d’une œuvre éclectique et abondante : recueils de poèmes, textes pour le théâtre, romans…

La Première Guerre mondiale à laquelle il participe comme médecin militaire, lui inspire des livres émouvants, comme « La vie des martyrs » (1917) et « Civilisation » (1918), puis, après la Deuxième Guerre mondiale « Les Espoirs et les Épreuves » (1953).

Préoccupé par le maintien de l’influence culturelle de la France à l’étranger, il prend en main le sort de l’Alliance française et donne de nombreuses conférences à l’étranger, consacrées principalement à la richesse culturelle de la France.

Écrivain à l’âme généreuse, observateur attentif du monde et de son évolution, il n’a cessé, toute sa vie durant, de manifester une compassion attendrie sur les peuples et les cultures, ainsi qu’un sens inné du respect dû aux valeurs humaines.

L’ensemble de son œuvre se caractérise par la tentative —plutôt réussie— de concilier réalisme et idéalisme.

Georges Duhamel entre à l’Académie française en 1935, et en devient le Secrétaire perpétuel de 1942 à 1946.

 

Qu’est-ce que la politesse ?

"Les vieilles civilisations se reconnaissent à l'excellence de leur cuisine et au raffinement de leur politesse. Il paraît qu'en Chine un homme de bonne condition, s'il reçoit la visite d'un ami qu'il respecte et qu'il admire, commence par le faire patienter, à la porte, une bonne demi-heure. Après quoi, il va lui ouvrir et se prend à pousser des cris : « Quoi ! vous ! Quoi ! Est-ce possible ? On me l'avait dit, mais je ne voulais pas y croire ! »

Si telle est vraiment la vieille Chine, j'avoue que nous pouvons encore lui demander quelques leçons.

Le mot civilité vient du mot latin civilis et donc indirectement du mot civitas qui veut dire la cité, la ville. La civilité est la vertu de l'homme dégrossi par la vie en société. Malgré les apparences, le mot politesse ne vient pas du mot grec polis, qui, lui aussi, veut dire la ville. Il vient du verbe latin polire qui signifie : châtier, adoucir, polir. L'homme poli s'oppose à la brute ; il connaît et observe des conventions délicates. Encore un petit effort et il passera de la politesse à la courtoisie. Après quoi, nous l'imaginons volontiers sur le chemin des plus hautes vertus humaines."

De la politesse à la civilisation. Le chemin de la civilité

"On aurait tort de croire que la politesse est le propre des sociétés comblées. La marche triomphante de la civilisation mécanicienne, au XIXe siècle et pendant le début du XXe, a contribué grandement à ruiner le sentiment de la politesse.

L'homme poli, s'il se présente en même temps qu'une autre personne devant une porte étroite, s'appliquera toujours à s'effacer, pour laisser le pas au partenaire, que ce partenaire soit un ami, un compagnon ou simplement un étranger rencontré là par hasard. Cet acte de politesse est parfois un acte de modestie, ce n'est jamais un sujet d'humiliation. L'homme fort, sage, sûr de sa valeur, sait fort bien qu'il ne démontrera pas cette valeur en passant obstinément le premier partout. L'orgueil véritable ne s'accommode pas de satisfactions grossières. Il refuse au contraire de telles satisfactions. Un homme de grand mérite n'éprouve aucune vergogne s'il aide quelque visiteur à passer son pardessus. Il pense dans le fond de son cœur : « Va, mon ami ! Je peux te laisser passer devant moi et t'aider à endosser tes vêtements et même t'ouvrir la porte. Tout cela ne m'empêchera pas d'être ce que je suis. L'orgueil suprême est de ne pas prêter une attention trop sourcilleuse aux conventions de cette sorte ; le juste orgueil, c'est d'être constamment au-dessus de toutes ces misères. Si je me sentais un très pauvre sire, gonflé de vent et d'amertume, je tiendrais sans nul doute à passer le premier, à toutes forces, sauvagement. Loué soit l'orgueil libérateur qui me délivre de toutes les bassesses ! »"

La politesse à l’âge du machinisme

"Ainsi pense l'homme raisonnable. Ainsi pensait-il, du moins, avant le règne des machines.

Le machinisme a mis à la disposition de tous et de chacun une puissance démesurée. Il est très difficile de conserver la raison quand on dispose d'une telle puissance. L'homme qui, volontiers, s'effacerait, devant une porte, pour laisser passer son voisin, cet homme, s'il pilote une « quinze chevaux », entend bien dépasser le modeste possesseur d'une voiture de dix chevaux. Ne le voudrait-il pas, qu'il y est en quelque sorte contraint par les lois de la matière. Sa machine lui force la main. Il donne donc un coup de klaxon qui signifie : « Rangez-vous, et sans tarder, puisque je suis plus fort que vous. Rangez-vous ! Laissez-moi passer. A vous de recevoir la fange de mes roues. A vous de respirer les gaz puants de mon moteur. D'ailleurs je ne vous boucherai pas longtemps la vue. Je vous suis bien supérieur par la cylindrée, par la souplesse, par les reprises, par toutes ces vertus mirifiques, célébrées sur les affiches et les prospectus. Rangez-vous ou je vous bouscule, car je manque de patience ».

Ainsi pense, et le plus souvent même sans le savoir, l'homme qui dispose d'une puissante mécanique. De tous les endroits où la machine sévit, la politesse a dû se retirer et disparaître. J'ai vu des ouvriers travailler à la chaîne. Il ne reste plus rien, dans ces empires funèbres, des conventions délicates qui entretiennent la douceur humaine. Le climat de la mécanique n'est pas celui de la politesse. La civilisation mécanicienne a restauré les lois de la jungle.

Politesse et mode de vie

"Même quand elle semble favoriser les desseins et les entreprises de la courtoisie, la machine ouvre la porte à maintes pratiques insolentes.

Le téléphone rend d'appréciables services dans la vie de société. Il nous permet de nous enquérir de ceux que nous aimons, d'avoir promptement de leurs nouvelles, d'intervenir au besoin sans retard en leur faveur, de régler élégamment une foule de problèmes, de rendre, sur l'heure, de grands ou de menus services. Le téléphone pourrait, devrait représenter un des instruments de la civilité nouvelle. Hélas ! il n'en est rien. Beaucoup de gens usent du téléphone par paresse, pour se dispenser d'écrire, pour n'avoir pas à laisser un témoignage indubitable de leurs démarches, de leurs dires. Chose plus grave encore, le téléphone incline toutes sortes de gens à l'indiscrétion. Ceux qui hésitent à écrire parce que cela demande un effort, ceux qui n'osent pas se présenter parce qu'ils redoutent le franc contact humain, le regard et le geste, ceux-là n'ont pas peur du téléphone. Ils en usent, ils en abusent, ils s'en servent avec impudeur, avec effronterie...

Le machinisme a porté de rudes coups à la traditionnelle politesse française et nous voyons s'instaurer, petit à petit, chez nous comme ailleurs, ce que je serais tenté d'appeler la muflerie internationale.

La politesse reste en honneur au sein de petits groupes fermés : les familles, les clubs, les cercles, les académies. On y maintient tellement quellement [tant bien que mal] les traditions et, parfois, avec une grande exactitude. Il y a, dans la politesse parfaite, une austère tristesse et une précision impérieuse que ne peuvent pas comprendre les hommes grossiers. Appeler tel personnage par son titre ou sa fonction, lui dire, à chaque réplique, soigneusement, rigoureusement : « Monsieur le Président », « Monsieur l'Ambassadeur », « Monsieur le Directeur », c'est, en vérité, une méthode pleine d'avantages ; c'est replacer soigneusement l'interlocuteur dans la lumière où l'on souhaite de le trouver, c'est lui remettre en mémoire son emploi et ses devoirs, c'est le contraindre à formuler sa réponse en président, en ambassadeur ou en directeur. En outre, cette stricte politesse nous délivre des effusions faciles et des familiarités mondaines. Dire à quelqu'un : « Monsieur le Ministre », même quand on le connaît fort bien, voilà qui nous dispense merveilleusement de l'appeler « mon cher ami »."

La politesse à l’épreuve de la foule

"La vie des grandes collectivités est peu favorable à la politesse, et, quand ces collectivités pâtissent de mille manières, au milieu d'événements cruels, elles sont bien excusables d'oublier certaines de leurs traditions. L'étranger qui se retrouverait aujourd'hui dans les mornes galeries du métropolitain, après plusieurs années d'absence, aurait quelque peine à reconnaître les multitudes parisiennes, autrefois si gaies, si désinvoltes et si volontiers flâneuses. Le peuple de Paris lui paraîtrait triste et rude, surmené, pressé, hagard. Mais, sous ce masque tourmenté, l'âme reste la même, je le sais, je le sens et je l'affirme. Que l'on prenne ces hommes dans leur particulier, dans l'exercice de leur métier, dans la franchise de leurs relations amicales ou familiales, et l'on retrouve cette bonne grâce, cette serviabilité, cette volonté de dévouement charitable qui n'ont jamais déserté notre peuple, même dans le malheur, et qui sont les principes naturels de la politesse véritable."

Georges Duhamel, Chronique des saisons amères (1940-1943)

 

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22 juillet 2018 7 22 /07 /juillet /2018 07:01

RENÉ MAHEU : LES JEUX OLYMPIQUES ET LE SPORT EN GÉNÉRAL

Le champion, le public et le politique

René Maheu (1905-1975)

René Gabriel Eugène Maheu, professeur de philosophie, diplomate, Directeur général de l’UNESCO (1961-1964))

 

Un regard sans complaisance : le langage direct

« Si l'amateurisme est la vérité de la masse sportive, l'imposer à l'élite est — sauf exceptions qui confirment la règle — condamner cette élite au mensonge. Sur ce point, les conceptions éthiques de Pierre de Coubertin se réfèrent à un état de la société et à un stade technique du sport dont il faut avoir l'honnêteté de reconnaître qu'ils sont dépassés. Ce ne sont pas d'ailleurs ceux de la Grèce antique ; car, outre que les démocraties antiques achetaient les loisirs des citoyens par le travail des esclaves, les vainqueurs d'Olympie étaient ce que nous appellerions aujourd'hui des "athlètes d'État". L'état social et la technique sportive à laquelle Pierre de Coubertin se réfère sont ceux de son temps, c'est-à-dire ceux de l'Angleterre victorienne et, d'une manière générale, de l'Europe bourgeoise des premières décennies du siècle. »

 

La spécificité de la vie du champion aujourd’hui. Les risques du métier ?

« Aujourd'hui, le champion ne peut pratiquement sortir de la masse sportive que par un régime spécial qui en fait un athlète d'État, ou un athlète d'université, ou un athlète de société commerciale. Au sens strict du terme, ce n'est plus un amateur. Pourquoi tant hésiter à reconnaître que c'est un professionnel ? Est-ce que l'artiste — le peintre, le musicien, l'écrivain — est disqualifié pour toucher des honoraires ? Pourquoi l'argent (ou tels avantages matériels équivalents) souillerait-il les seuls champions sportifs, quand il ne souille pas les poètes eux-mêmes ?

En réalité, ce qui souille, c'est le mensonge ; et il est grand temps, à mon sens, de dire les choses telles que tout le monde sait qu'elles sont, à savoir que les normes périmées de l'amateurisme ne font plus, au mieux, l'objet, de la part de la majorité des champions et apprentis champions, que d'une observance formaliste.

Le problème du champion et de l'apprenti champion, ce n'est pas qu'ils soient des professionnels. Le vrai problème, pratique et social, c'est que, tout en exerçant pendant quelques années leurs activités sportives comme une véritable profession, ils doivent en même temps acquérir un autre métier pour le temps très prochain où ils ne pourront plus, physiquement, pratiquer le sport en champions. La difficulté est réelle et mérite une sympathique attention. On n'en facilitera pas la juste solution en niant l'évidence, qui est que le champion est tenu de vivre comme un professionnel du sport. »

Sport et internationalisme. Sport et relations internationales

« Quant au second point — l'internationalisme —, là encore, il faut avoir le courage de regarder les choses en face. Certes, le sport a pris une extension extraordinaire... Mais, international de plus en plus dans sa réalité, le sport actuel est-il vraiment internationaliste dans son esprit, comme le pensait, comme le voulait Coubertin ? Rien n'est moins sûr, hélas ! En fait, les rencontres internationales sont de plus en plus gagnées — je veux dire perdues — par le nationalisme, le chauvinisme, le racisme même. Les émotions et les passions que soulèvent ces affrontements et que répercutent, en les amplifiant à tous les horizons, les puissants moyens d'information moderne, presse, radio, télévision, cinéma, ne s'inspirent qu'assez exceptionnellement, il faut bien le reconnaître, de l'antique morale sur laquelle veillait Zeus Philios, dieu de l'amitié.

Que l'on me comprenne bien. Il ne s'agit pas d'essayer de freiner le pouvoir émotif du spectacle sportif, qui est le grand drame populaire moderne. Ce serait absurde, et d'ailleurs impossible. Une des fonctions — et des plus saines — de ce spectacle est la même, à un degré beaucoup plus élevé d'intensité, que celle qu'Aristote assignait à tout théâtre : la fameuse purge des passions et des instincts. Pas davantage il n'est question de priver l'athlète de l'admiration, notamment de ses compatriotes : comme toute excellence, la prouesse sportive mérite de susciter cette admiration, et il est naturel que ceux qui sympathisent le plus aisément avec l'auteur de l'exploit soient ceux qui éprouvent le plus vivement ce sentiment, au demeurant très noble. »

Sport et éthique

« Mais, s'il n'est pas de compétition sportive sans volonté de victoire, il n'en est pas non plus sans règles et sans éthique. Ce sont ces règles et l'éthique qui en est l'esprit qui distinguent le sport de la lutte sauvage de la vie, dont le nom est guerre. C'est la conformité à ces normes qui transforme la prouesse en vertu, et ces normes étant, par définition, universelles, il s'ensuit que, si la prouesse a une patrie, la vertu est purement humaine.

Au reste, quoi de plus barbare que cette identification du public au champion, cette appropriation nationale de la victoire d'un individu ou d'une équipe ? Ces drapeaux, ces hymnes, ces gros titres dans les journaux annonçant : "Nous avons gagné..." ou "Déroute nationale", ne croyez-vous pas que c'est là vraiment une exagération monstrueuse de ce que la sensibilité des foules a de plus spontané, quand ce n'est pas une exploitation éhontée de ses élans les plus désintéressés. C'est le retour à une mentalité primitive...

Coubertin serait le premier à dénoncer les déviations et les exploitations chauvines de son œuvre même, lui qui en 1935 écrivait à propos de rencontres internationales : "On en doit venir à ce que, dans de telles occasions — et bien plus encore aux Jeux Olympiques —, les applaudissements s'expriment uniquement en proportion de l'exploit accompli, et en dehors de toute préférence nationale. Tous sentiments nationaux exclusifs doivent alors faire trêve et, pour ainsi parler, "être mis en congé provisoire" ».

RENÉ MAHEU,Discours prononcé au Conseil international pour l'éducation physique et le sport (1963)

JO Los Angeles 1984:  (CNED°tour d'honneur de Carl Lewis

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15 juillet 2018 7 15 /07 /juillet /2018 07:58

E. DE LA SOUCHÈRE : L’HOMME CONTRE LA NATURE

L’homme prédateur de son avenir ?

L’éveil de la conscience des humains aux questions environnementales et à la nécessité de  rechercher les moyens de préserver la qualité de la nature a eu ses pionniers et ses précurseurs. Parmi eux, des scientifiques, des écrivains, des philosophes ou de simples observateurs de la nature.

En cause, l’action de l’homme de plus en plus nocive et son impact de plus en plus visible.

 

Elena de la Souchère (1916-2010), combattante inlassable pour la démocratie et la liberté, la paix et la qualité de l’environnement, s’est évertuée à alerter et à éveiller les consciences.

L’homme, premier prédateur de la nature et de son environnement vital ?

« "Les forêts précèdent les peuples ; les déserts les suivent". Cette phrase de Chateaubriand, inscrite à l'entrée de l'exposition "l'Homme contre la Nature" qui vient de se clore au Muséum, résume le sens de cette rétrospective de la destruction de l'ordre de la nature par l'effort humain.

L'homme est l'être en guerre contre la nature. Il la refoule, la détruit, pour établir, dans le vide qu'il a créé, son microcosme artificiel.

La plus constante des luttes humaines a été menée contre l'arbre. Les étapes des civilisations humaines se mesurent à la progression du défrichement des bois, abattus pour faire place aux cultures et aux agglomérations.

Le peuple animal dont la forêt était l'habitacle émigré ou s'étiole misérablement. Les chasseurs poursuivent l'œuvre d'extermination. D'anciennes gravures groupées par les organisateurs de l'exposition constituent une impressionnante revue des procédés de chasse au cours des âges : ruses, stratagèmes, armes diverses, pièges, filets. Avec l'invention des armes à feu et la démocratisation de la chasse, le massacre des animaux prend des proportions que nous n'avions pas eu l'occasion de mesurer avant cette exposition. On dénombre, depuis l'origine des temps historiques jusqu'à 1900, soixante-six espèces animales totalement exterminées par l'homme ; quarante autres variétés ont disparu au cours du dernier demi-siècle...

En prétendant substituer son ordre à courte vue au rigoureux ordre de nature de la sélection, l'homme provoque parfois de singuliers désordres.

La loutre, considérée en rivale par les pêcheurs, a presque disparu des cours d'eau européens. Mais on a constaté que la loutre, en s'attaquant exclusivement aux poissons faibles ou malades, empêchait ainsi la propagation des épidémies. Depuis sa disparition, des maladies ont décimé la faune poissonnière. L'altéra­tion de l'équilibre du milieu est parfois provoquée par l'introduction, par l'homme, d'un facteur externe. Neuf mangoustes de l'Inde, quatre mâles et cinq femelles, introduites à la Jamaïque, en 1872, pour chasser les rats pillards de cultures, sont à l'origine d'une innombrable famille destructrice de la faune indigène et des récoltes.

Et vingt-quatre lapins, lâchés en 1859 dans la campagne australienne, ont engendré une horde pillarde qui est devenue le fléau de l'agriculture locale.

Parfois, la destruction du milieu naturel ne répond pas à une volonté délibérée de l'homme. Des prélèvements d'eau de rivière, effectués en amont et en aval des centres urbains ou industriels, démontrèrent que le rejet dans les cours d'eau des déchets de la vie urbaine et de certaines substances chimiques d'usage industriel, provoquait la mort de la faune et de la flore fluviales. Le flot de mort charrié par le courant pollue, de place en place, la faune et la flore. Cette eau polluée, utilisée pour l'irrigation, répand des substances toxiques sur les cultures alimentaires, et intoxique le bétail et l'homme qui s'en abreuvent. Les résidus de mazout rejetés par les navires polluent l'eau de mer. Des peuples de poissons périssent. L'enduit gluant qui souille les plumes des oiseaux de mer les empêche de voler et de chercher leur nourriture. Ils contractent des pneumonies qui dégénèrent en affection chronique. Des tribus de mouettes, de cormorans et de pingouins s'éteignent lentement de tuberculose. Les huîtres et les moules qui se développent en milieu pollué se chargent de substances cancérigènes qui, selon certains médecins, constitueraient l'un des facteurs du développement du cancer constaté au cours des dernières années. Une convention souscrite à Londres, le 5 mai 1954, par trente-deux pays, tente de limiter une pollution par le mazout, qui, selon certains calculs, affecterait déjà deux millions et demi de mètres cubes d'eau de mer. »

Comment arrêter le massacre de l’avenir de l’homme par l’homme ?

«La plupart des gouvernements ont été amenés par la nécessité à adopter des mesures de protection de la nature : reboisement, constitution de parcs naturels ou de réserves interdites aux chasseurs. Grandes réserves des savanes africaines du Cameroun français et de l'Ouganda britannique, refuges des éléphants et des gazelles. Réserves françaises de la Camargue, des Sept Iles, haltes des goélands argentés, et de la Terre Adélie, où s'ébattent des tribus de pingouins. Grand Paradis des chamois et des bouquetins dans les Alpes italiennes. Lieux de trêve dans l'inflexible guerre de l'homme contre la nature.

L'animal libre, la vie primitive ne se manifesteront-ils bientôt plus sur terre qu'en quelques zones privilégiées cernées d'interdits et de règlements ? La question est implicitement posée par la présence dans une vitrine de l'exposition d'une précieuse dépouille naturalisée de pigeon migrateur. Cet oiseau rose et argent fut le dernier d'une espèce si nombreuse qu'à l'époque de sa migration elle obscurcissait le ciel des villes d'Amérique du Sud. Ce dernier survivant est mort en 1914 au zoo de Cincinnati. Une vitrine voisine réunit quelques babioles pauvrement travaillées : colliers, coquilles de nacre, harpons, humbles trésors des Indiens Alakalufs. Cette tribu primitive comptait encore, en 1900, deux mille représentants, vivant, en Patagonie chilienne, du produit de la chasse aux phoques et de la pêche des coquillages. En septembre 1953, la tribu ne comptait plus que soixante et un survivants, presque tous adultes. Une étude portant sur trois cent quatre-vingt-seize Alakalufs qui vécurent au cours des soixante dernières années, montre que cinquante et un d'entre eux furent absorbés par le monde civilisé, et que deux cent dix-neuf moururent de maladies introduites par les blancs ou des effets de l'alcoolisme. L'homme primitif meurt, lui aussi, au contact des civilisés. »

Que faire ? Activer la conscience humaine au moyen d’une pédagogie universelle, volontariste pour une « morale nouvelle » de la nature.

«Pour mettre fin à la destruction de la nature, il ne suffit pas d'édicter quelques règlements plus ou moins appliqués. Il faudrait que l'humanité civilisée cessât de faire preuve, face à la nature, de la classique mentalité de l'armée d'occupation, qu'elle se forgeât une morale nouvelle. La nécessité la conduira peut-être à cette évolution. Tout péché porte, en effet, en lui ses conséquences fatales : le déboisement, la rapace mise en valeur de la terre, sans soin, sans autre but que le rendement immédiat, ont déclenché le plus destructeur des fléaux : l'érosion. Les eaux de pluie, ruisselant sur la terre nue, entraînent l'humus fertile, dénudent le rocher, ravinent les champs, et provoquent des glissements de terrains qui endommagent les voies de communication et ensablent les cours d'eau. Pour enlever vingt centimètres de couche fertile, l'érosion met cent soixante-quatorze mille ans en forêt, vingt-neuf mille ans en prairie, cent ans en terre cultivée et dix-sept ans en jachère nue. Le barbare défrichement des bois et des herbes sauvages par le feu, et la suppression des fossés et des haies, facilitent le travail de l'érosion. En France, la superficie des terres dégradées dépasse celle des terrains cultivés en blé. Le dommage est plus grave encore aux États-Unis, où les méthodes de mise en valeur ont été particulièrement brutales, et dans la zone méditerranéenne. Celle-ci unit la plus longue occupation humaine à des conditions naturelles défavorables : terrains accidentés, pluies rares et torrentielles. Les eaux ruissellent sur les pentes déboisées, emportant la couche fertile. La dégradation des terrains est achevée par le piétinement des troupeaux de moutons qui tondent l'herbage et arrachent l'écorce protectrice des arbres...

Les zones arides ne cessent de s'étendre. Elles se sont accrues dans la proportion de 23 p. 100 depuis un siècle. La superficie des terres cultivables — déduction faite des mers, des montagnes, des zones glacées ou arides — représente aujourd'hui 12,5 p. 100 de la surface totale du globe. Faible pourcentage grignoté de jour en jour, non seulement par l'érosion, mais par l'extension des zones urbaines. Villes, aérodromes, voies de communications et lacs artificiels occupent actuellement dans le monde une superficie globale égale à celle de la France, de l'Italie, de la Suisse et de la Péninsule ibérique. Tandis que l'aire des cultures s'amenuise, les besoins augmentent. Depuis trente ans, la population du globe s'est accrue dans la proportion de 40 p. 100. Pour que l'humanité puisse manger à sa faim en 1960, il faudrait doubler la production agricole actuelle. En 1913, l'Inde, alors peuplée de deux cent cinquante-huit millions d'habitants, produisait trente-huit millions de tonnes de riz. L'amenuisement de l'aire des cultures et la diminution du rendement due à la dégradation des terrains ont réduit la production rizière à vingt-neuf millions de tonnes, tandis que l'accroissement démographique a porté le chiffre de la population à quatre cent quarante millions d'habitants. L'entrée de l'exposition du Muséum était dominée par une impressionnante photographie de paysan indien squelettique gisant d'inanition. Seule la grande famine des peuples sous-développés préserve encore les pays civilisés de l'inquiétude d'un rationnement, qui s'imposera tôt ou tard comme une conséquence funeste de la guerre de destruction menée par l'homme contre la nature. »

(E. de la Souchère, Revue « Esprit », 1955.

 

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1 juillet 2018 7 01 /07 /juillet /2018 07:52

LA PURETÉ DE LA LANGUE FRANÇAISE. UN COMBAT DE TOUS LES TEMPS

Comment concilier rigueur et souplesse

Un écrivain sourcilleux sans dogmatisme

Marcel Arland (1899-1986)

D’abord professeur, puis écrivain délicat et prolixe, auteur d’une œuvre éclectique  bien fournie: romans, récits, nouvelles, essais… Marcel Arland fut aussi critique littéraire. Prix Goncourt (1929). Académie française (1968).

La langue et la littérature.

     Un enrichissement mutuel

« Parmi les caractères que l'on a le plus souvent et le plus justement attribués à la langue française, je crois que la clarté vient en premier lieu. Cette clarté qui faisait dire à Brunetto Latini, le maître de Dante, que, s'il usait non de l'italien, mais du français, c'est que le français était, de toutes les langues, non seulement la plus « délectable », mais, par sa clarté, la plus compréhensible, la plus « commune à toutes gens », la plus propre aux échanges de l'esprit. Et tel est bien le rôle que le français a longtemps joué, au XVIIIe siècle surtout, quand il était devenu la haute langue de l'Europe. On sait que cette prédominance s'est aujourd'hui effacée devant celle de l'anglais ; on sait que le caractère d'universalité que l'on reconnaissait à notre langue se trouve fort discuté et combattu. Est-ce à dire que ce caractère ait disparu ? Je ne le crois point. Je tiens notre prose, telle qu'elle se manifeste encore aujourd'hui, à ses bonnes heures, pour une école où toute autre prose peut trouver sinon une leçon, à tout le moins un contrôle. Je la tiens pour une école de portée universelle, au même titre que notre peinture.

Cela dit, reconnaissons que cette fameuse clarté s'est altérée. Non point que nous manquions, même aujourd'hui, d'une forme claire et jusqu'à la transparence. Mais il en va de la langue comme du roman ; un roman au ton pur, un roman que la philosophie, la science, la politique n'ont pas envahi, un roman-roman, un roman qui ne propose rien d'autre que lui-même, mais qui met là sa justification et son orgueil, — eh bien, ce roman est aujourd'hui assez dédaigné, à tout le moins suspect ; suspect de conformisme et de pauvreté. De même pour la forme ; si elle est claire, apparemment aisée, si elle ne pose pas de problèmes (ou plutôt n'en semble pas poser), elle n'attire pas l'attention, elle ne semble pas assez moderne, on la traite en parente de province. Comme si l'aisance était synonyme de facilité ; comme si la clarté et la transparence étaient synonymes de vide et de fadeur. Il n'est pas de transparence sans mystère intime ; il n'est pas de plus pur secret — et qui toujours s'entretient, se nourrit, se renouvelle — que celui d'une forme de claire apparence, quand elle vient d'un écrivain véritable... »

Exigence et qualité pour que le français reste une langue vivante

« On ne saurait parler de clarté sans parler de construction. La construction régulière de notre langue peut apporter à la fois une aisance et un frein. Vous vous rappelez que Fénelon déplorait un peu cette régularité, qui engendre la monotonie. Je ne vois pas toutefois que nos grands écrivains n'aient su la plier à leur génie propre : un Pascal (c'est, il est vrai, le plus grand de nos écrivains, et le plus complet), un Fénelon lui-même à ses grandes heures (aux heures de combat ou de révolte), bien entendu, un Rabelais, un Saint-Simon, un Michelet. Mais il me semble que la construction de notre langue, très forte encore chez Victor Hugo, et même un peu trop apparente, un peu ostentatoire et redondante, a perdu, non seulement de sa régularité, mais de sa vigueur...

Si l'on parle des rapports de la littérature et de la langue contemporaines, comment esquiver la fameuse question de la grammaire et de la syntaxe, le fameux problème de la correction ? La grammaire est une institution nationale ; les journaux littéraires et même les autres ont des tribunes de grammaire, des consultations grammaticales ; les lecteurs questionnent et les professeurs répondent : « Est-ce que Giono a raison d'écrire Je m'en rappelle ? — Non, il a tort ». « Et Gide, quand il écrit malgré que ? — Eh, eh ! on ne peut pas dire qu'il ait raison, étant donné qu'il ne s'agit pas de l'expression malgré que j'en aie ». « Et François Mauriac, quand il écrivait dans La Table ronde en 1952 : Cela s'est avéré faux ? — Mauriac ! ah ! diable, Mauriac ! Nous vous répondrons un autre jour ». Etc. Et de toutes ces réponses on fait des livres ; et sur les livres des articles. C'est un jeu plaisant, mais, tout compte fait, assez vain. On peut estimer sans doute qu'il existe un certain nombre d'erreurs dont tout écrivain doit se garder. Sans doute encore est-il bon et nécessaire que quelques écrivains usent d'une langue aussi pure que possible. Mais si, pour critère de correction, on prend l'usage ancien, faut-il absolument négliger l'usage qui tend à s'établir, qui se forme sous nos yeux ? Il me semble que le principe le plus sage est celui-ci : quelque considération que l'on ait pour l'usage — et j'entends l'usage des bons écrivains — il n'est de fautes vraiment graves que celles qui menacent l'esprit de notre langue... »

Le souci de la belle langue

« Brice Parain, dans un essai qu'il me communiquait voilà quelques jours, déclare que l'une de ses plus fortes raisons d'espérer, c'est de voir qu'un langage commun est en voie de formation dans notre littérature, un langage qui échappe à une littérature trop savante ou trop éprise de son jeu, pour devenir entre tous les hommes l'instrument fondamental de l'union.

Cette tendance existe, elle est forte, elle est naturelle, elle se développe. Naturelle, donc légitime. Et l'on voit bien que, si notre littérature s'y ferme de parti-pris, elle court le risque de dessécher notre langue et de la séparer à jamais du langage populaire. Mais l'on voit aussi que, si elle s'y abandonne, notre langue va perdre, ou du moins altérer, ses caractères les plus précieux : élégance, clarté, précision, rigueur, harmonie, et force dans la délicatesse.

La position que nous choisissons est celle de l'extrême milieu ; elle peut sembler facile, elle ne l'est pas ; elle l'est moins que jamais aujourd'hui. Nous souhaitons que notre langue se renouvelle sans se perdre ; nous souhaitons l'expérience, mais aussi le contrôle. Je précise. Qu'il y ait chez la plupart de nos écrivains une bonne et belle langue, sans recherches trop savantes ou trop hardies, mais sans complaisance à l'égard des lecteurs de nos magazines et de nos auditeurs de la radio : voilà ce qui constituera le gros de nos forces et le plus constant. Que certains écrivains d'autre part fassent résolument appel à un langage plus libre, plus populaire, débraillé à l'occasion, je l'admets fort bien et le trouve utile — tout en remarquant qu'il n'est pire littérature littéraire et littératures que celle des sans-culotte. Je l'admets donc, mais c'est à condition qu'en face d'eux et à l'opposé la France connaisse cette équipe, ces écoles, ce laboratoire, qu'elle a toujours connus et qui ont fait la souveraine qualité de notre langue, soit qu'il s'agisse de raffinement, soit d'audace. »

Allier orthodoxie et ouverture

« Mais je sens bien que cette équipe elle-même, dont le rôle me paraît capital et absolument nécessaire, je sais que l'on peut être parfois inquiet de l'action qu'elle exerce sur notre langue. Oui, l'on pourrait dire que toute littérature originale, toute nouveauté, tout apport, remet en jeu l'état d'une langue. On pourrait prétendre, bien plus, que toute originalité est une maladie, que tout style est une maladie, et qu'ils imposent ou proposent à la langue une maladie. Une langue ne peut rester absolument intacte, à la venue d'un esprit, d'une sensibilité et d'un art nouveaux. Il n'est pas jusqu'au sens des mots, qui plus ou moins ne se modifie ; et non point parce que l'écrivain le veut ainsi, d'une façon orgueilleuse ou perverse, mais parce qu'il ne peut pas faire autrement s'il veut être lui-même ; parce que le mot « arbre » ou le mot « ciel » ont dans son cœur un sens particulier, et que, s'il est vraiment un artiste, ce sens original passera dans son œuvre et se manifestera, soit par l'accent particulier et la valeur particulière que lui donne sa place dans la phrase, soit par l'éclairage qu'il reçoit des mots voisins. Qu'on le veuille ou non, c'est la loi de l'œuvre d'art. Eh quoi ! Est-ce qu'avec Joinville, avec Commynes, avec Rabelais, avec Amyot, Bossuet, Pascal, Saint-Simon, Rousseau et tant d'autres, la langue française n'a pas changé ? Ce qui nous apparaît aujourd'hui comme une évolution naturelle et quasi fatale fut souvent tenu à l'origine pour une altération et même un sacrilège. On disait de Marivaux, en son temps, qu'il était illisible à force de charabia ; il me semble qu'on le lit beaucoup aujourd'hui. On a dit de Ramuz qu'il n'écrivait même pas la langue d'un canton ; il me semble que cette langue a dépassé les limites de plus d'un canton.

Nous ne voulons point d'une langue abâtardie, certes, et complaisante ou raccrocheuse. Mais nous ne voulons point d'une langue morte, ou qui se meure. Ce qui est à proscrire, c'est la nouveauté qui ne vise qu'au jeu, à l'étonnement du badaud (et que de badauds dans les cercles avertis !) ou au scandale. C'est la nouveauté qui renie l'esprit profond d'une langue. Car, ici encore, le critère, c'est le génie de la langue, et Dieu sait combien il peut nous apparaître complexe et accueillant, habile à faire son miel ; combien il y a de chambres dans la maison du Père ! Une langue ne vit qu'en se renouvelant ; mais on ne la renouvelle valablement que par l'amour, par toutes les formes et les nuances de l'amour. Je ne crois pas que jamais une langue ait mérité plus d'amour que la nôtre. »

Marcel Arland, in Cinq propos sur la langue française, 1955.

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24 juin 2018 7 24 /06 /juin /2018 08:22

MIGRANTS AFRICAINS : CONTRIBUTION À LA RÉFLEXION

Comment parvenir à une solution durable ?

Aquarius : l’Europe au pied du mur (Ouest-France, 15 juin 2018)

Les damnés de la mer au destin flottant

Pourquoi tant de retard et d’inefficacité face aux flux migratoires en provenance du continent africain ?

Que peut faire l’Europe ?

Que doit faire l’Europe ?

Les préalables :

La volonté et le courage politique.

Une vision partagée en vue d’aboutir à une solution pérenne

Élaborer plans et projets de développement du continent, sur le sol africain, au plus près des réalités.

Associer étroitement les Africains (responsables politiques et populations) à toute réflexion, à tout projet ainsi qu’à leur mise en œuvre, avec comme objectif ultime : l’avenir de la jeunesse, son épanouissement, le goût et les raisons de rester chez eux.

Ce qu’il convient d’éviter :

Suivre les sentiers battus, les projets et programmes de développement de l’Afrique  d’antan, conçus depuis les indépendances qui ont fait la preuve de leurs limites.

Des expressions inadaptées comme « plan Marshall pour l’Afrique ».

Avancer des chiffres en milliards de dollars ou d’euros…

À faire en revanche :

Une étude rigoureuse, argumentée, fondée sur les besoins du continent (État par État) en rapport avec son développement.

Coroller chaque projet à l’objectif visé et aux résultats attendus.

Établir un programme d’action, précis, pour une aide efficace, qui portera prioritairement sur

l’éducation et la formation des jeunes (filles et garçons) en vue de leur insertion dans la société active.

la démographie non maitrisée, thème indissociable du développement en général.

création et mise en place de commissions (une commission dans chacun des États ou par groupe d’États) qui auront un rôle de réflexion, d’action, de suivi d’exécution des plans et projets. Elles seront en étroite collaboration avec une Commission centrale qui, elle, jouera le rôle de coordination.

(Toutes ces commissions, régionales et centrale, seront mixtes, composées d’Européens (bailleurs de fonds) et d’Africains à tous les niveaux, aussi bien de la réflexion et de l’exécution des projets).

création d’une commission spécifique d’évaluation, chargée de constater la pertinence des résultats, de souligner les insuffisances éventuelles et d’envisager la remédiation nécessaire afin que toute action soit conforme aux objectifs.

création d’une commission d’information qui jouerait un rôle pédagogique auprès des populations locales ainsi que les populations des pays européens bailleurs de fonds afin que les unes et les autres s’imprègnent du but ultime de l’action menée et des réalités de la mise en œuvre.

création d’un bureau de recensement et de recrutement de main-d’œuvre africaine, en contact permanent avec les entreprises et les États intéressés par cette main-d’œuvre.

Enfin pour couronner l’édifice, la mise en place d’une force conjointe (Africains/Européens) destinée à mener une lutte sans relâche contre les passeurs sur les côtes africaines1.

 

Comment aider efficacement celui dont on ignore tout ?

Que sait-on de l’Afrique réelle ?

l’Afrique du passé.

l’Afrique du présent.

De par son histoire, l’Afrique est un continent marqué au fer rouge par deux épisodes majeurs : les traites négrières (du 7e au 19e siècle), la colonisation européenne du 19e au 20e siècle : un continent conquis, dominé, déstabilisé, exploité, humilié, plus qu’aucune autre région du monde.

Ces épisodes marquants imprègnent encore la pensée et les réactions de certains parmi les populations. Ce qui parfois aboutit à des attitudes de repli dans le passé et une victimisation de nature à nuire à la réflexion objective, ainsi qu’à l’avancée sur la voie de l’effort et du développement.

Prendre en compte ce paramètre n’est sans doute pas inutile dans la recherche des moyens appropriés pour une œuvre dont l’objectif est de parvenir à un développement durable du continent.

Mais, ces deux épisodes auraient-ils autant marqué l’Afrique subsaharienne, si les peuples de cette région  avaient été solidaires ? Le manque de solidarité entre eux, n’explique-t-il pas, l’ampleur des traites négrières, et les facilités offertes à la conquête et la domination coloniales ?

Ainsi, l’Afrique apparaît encore comme un continent sinistré, fragile, un naufragé de l’Histoire qui aurait besoin, aujourd’hui, non d’un tuteur mais d’un accompagnateur attentionné qui le mène vers les rives sereines du développement, par l’effort, le progrès économique, social, politique, par le respect des droits humains, par la démocratie…

Le premier effort attendu des Africains sur la voie du développement est sans conteste l’effort de solidarité entre Africains, en tout domaine. Les Africains sont-ils plus solidaires en ce début de XXIe siècle ? Les responsables africains ont-ils gagné en qualité ? Ont-ils gagné en conscience ? En humanisme ? Ont-ils gagné en raison ? Les Africains laisseront-ils enfin germer ou renaître en eux ce fonds d'humanité et de liberté indispensable à l'accomplissement de l'homme ? Car c'est là que résident aussi les maux de l'Afrique contemporaine. L'Afrique saura-t-elle se montrer capable du sursaut nécessaire pour secouer les pesanteurs de l'histoire ? Car la faillite dont il est question est moins économique qu'humaine, et sur cette faillite-là, ni le Fonds Monétaire International ni la Banque Mondiale, ni L’Union européenne n'ont de prise. Il appartient aux Africains de se prendre en charge, d'apprendre à exister ensemble et d'intégrer dans leur culture cette qualité essentielle sans laquelle aucun progrès ne saurait s'accomplir : celle de se remettre en question. Saura-t-elle tirer les enseignements de l’Histoire ?

L’Afrique peut-elle se développer sans un minimum de solidarité et de coopération entre ses États et ses peuples ?

Le marasme économique et le retard de l'Afrique noire dans son évolution proviennent pour un quart de facteurs naturels et externes et pour trois quarts de facteurs humains propres aux Africains eux-mêmes, car comment peut-on parler de développement lorsque l'on bâillonne son peuple et le réduit en esclavage ? Les responsables africains ont une lourde responsabilité, non seulement dans l’existence de ces flux migratoires sans précédents dans l’histoire du continent (les traites négrières exceptées), mais dans le retard actuel de ce dernier.

Comment peut-on parler de progrès lorsqu'on contraint à l'exil les meilleurs cerveaux de la nation ?

Il est ainsi infiniment plus facile pour un Africain de traverser toute l'Europe de bout en bout que d'aller d'un pays africain à un pays frontalier même muni de toutes les pièces et titres de voyage réglementaires. Ainsi, curieusement, les Africains restent aujourd'hui plus près des anciens colonisateurs étrangers que de leurs « frères » d'Afrique. Signe révélateur de la carence de l'Organisation de l'Union Africaine et de la négation de ses idéaux, il est infiniment plus facile de se rendre à Paris ou à Londres depuis l'Afrique que d'aller d’Abidjan (capitale de Côte d’Ivoire) à Bamako (capitale du Mali, pays  frontalier). Ainsi, le plus simple pour aller de Dakar à Bamako (capitales de pays frontaliers) ou de Lomé (capitale francophone) à Accra (capitale d’un pays anglophone frontalier), c'est de passer par Paris et Londres et faire Dakar-Paris-Bamako et Lomé-Londres-Accra.

L’ancien président Sud- Africain, Nelson Mandela, n’affirmait-il pas :

« L’indigence et l’inégalité criante sont des fléaux si épouvantables de notre époque… qu’elles ont leur place et aux côtés de l’esclavage et de l’apartheid. ». Une des raisons qui poussent les jeunes au départ, voire à la désespérance.

Faut-il le redire, l'Afrique noire est le continent qui compte le plus de réfugiés au monde, quatre réfugiés sur cinq sont des Africains. L'Afrique noire est aussi le continent où s'exerce le moins le  « devoir de solidarité » qui semble parfois totalement ignoré des Africains, de même, le « devoir d’empathie » entre Africains .

 

À cet égard, a-t-on jamais entendu, vu, une seule fois, un seul chef d’État africain s’émouvoir sur le sort de ces jeunes déshérités réduits en esclavage en Libye, brutalisés, suppliciés (en terre d’Afrique, qui plus est dans un pays membre de l’Union africaine, pour finir échoués sur les rivages froids d’Europe ? Se sentent-ils seulement responsables de ces drames devenus quasi quotidiens ; se sentent-ils simplement concernés ?

(Voir Tidiane Diakité, l’Afrique malade d’elle-même, 1986)

Général George Marshall (1880-1959)

George C. Marshall général américain, conseiller stratégique du Président Roosevelt durant la 2e Guerre mondiale.

Il est à l’origine du plan qui porte son nom (Plan Marshall) dont le but était d’aider les pays européens à se relever des dévastations de la guerre.

Pourquoi et comment aider malgré tout l’Afrique ?

     Aider l’Afrique, c’est aider l’Europe

Faut-il un plan Marshall pour l’Afrique ?

Oui, mais à condition de préciser les différences et les similitudes avec le plan que les États-Unis ont mis en œuvre en faveur des pays européens ravagés à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale.

Dégager les similitudes et mettre en évidence les différences essentielles entre l’Afrique d’aujourd’hui et l’Europe de 1945 : c’est à partir d’une analyse rigoureuse de ces paramètres que les objectifs et les modalités d’exécution du plan pour l’Afrique seront élaborés.

 

Qu’est-ce que le plan Marshall ?

Un programme d’aide économique destiné à l’Europe, lancé sur l’initiative du général Georges Marshall alors Secrétaire D’État des États-Unis. Ce plan, conçu comme un plan de reconstruction de l’Europe, était prévu pour quatre ans, du 1er avril 1948 au 30 juin 1952. Il prévoyait que les pays européens recouvreraient à cette date leur indépendance économique et financière.

 

Une première différence avec l’Europe : en 1947, les pays bénéficiaires du plan Marshall n’avaient pas le taux d’analphabètes que l’Afrique de ce début des  années 2000 (60 à 70% selon les régions).

Une deuxième différence, c’est que le plan pour l’Afrique devra porter non sur quatre ans, mais sur plusieurs générations.

 

L’administration du plan fut confiée pour la partie européenne à un Comité de Coopération économique européen qui sera remplacé en avril 1948 par l’OECE (Organisation européenne de Coopération économique). Au total 17 pays bénéficièrent du plan Marshall.

 

Autre différence, le plan pour l’Afrique concerne une cinquantaine d’États et c’est la communauté internationale – et non un seul État – qui sera promotrice du plan. Ici, c’est presque tout un continent qui est pris en charge pour le long terme, hors contexte de guerre froide.

Le plan américain, d’un montant de 13 milliards de dollars avait pour but non de continuer à soutenir l’Europe en permanence, mais, au contraire, de l’aider à remettre en route son économie pour qu’elle puisse, au terme de ces quatre ans, subvenir elle-même à ses besoins. Ici se trouve une similitude avec le plan pour l’Afrique : permettre aux Africains de se prendre en charge définitivement.

Personne ne réalisait alors que le plan Marshall changerait l’histoire de l’Europe. Autre effet souhaitable comparable à l’effet du plan Marshall, serait que ce plan permette de changer radicalement le fonctionnement de l’État en Afrique afin de changer radicalement l’Afrique : politiquement, économiquement, socialement, culturellement.

Pour les bailleurs de fonds européens, une des voies pour sortir ce continent du marasme économique, afin de marcher résolument vers les changements menant au développement, consisterait aussi à promouvoir les actions et investissements créateurs d’emplois pour les jeunes, qui sont le socle de ce continent; un continent au potentiel énorme (non exploité ou mal exploité ) ,un continent où tout est à faire.

Une autre aide dont l’Afrique a besoin, aujourd’hui, c’est d’être armée, juridiquement, techniquement pour se défendre contre des multinationales ou des pays étrangers qui viennent piller ses ressources naturelles, de même que contre la fuite organisée des capitaux sous forme de flux illicites. Ces capitaux indûment sortis du continent lui seraient utiles pour son développement.

 

En définitive, pour les Européens, toute action visant à éradiquer ou limiter ces flux massifs incontrôlés vers  l’Europe sera collective ou ne sera pas.

(Voir Tidiane Diakité, L’Afrique et l’aide, ou comment s’en sortir ? 2002)

1. La durée de vie de ces différentes commissions sera fonction de la stabilisation des structures créées pour le développement de l’Afrique.

 

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