CONDUITE AUTOMOBILE ET CIVILITÉ
Une expertise autorisée, celle de Michel Roche
En quoi la conduite de l’automobile peut-elle modifier le comportement de son conducteur et le rendre moins attentif aux autres, moins respectueux de l’autre ?
Michel Roche dissèque en expert, la psychologie du conducteur.
« Vivre en auto, ce n'est pas seulement aller vite et dompter cette vitesse, c'est aussi voir le monde à travers le pare-brise. Cette perception nouvelle de l'univers n'est pas sans influencer nos conduites. Être au volant, enfermé dans une boîte d'acier et de verre, au milieu d'un monde qui fuit, c'est l'expérience que nous vivons plusieurs centaines d'heures par an.
Expérience de l'univers social, expérience des autres d'abord. Elle est bien pauvre. Lorsque je suis au volant et que je rencontre mon prochain, l'autre conducteur, il ne me reste que bien peu d'attention à lui consacrer et je l'aperçois l'espace d'un éclair. Une voiture croisée ou dépassée, c'est d'abord une machine et il faut un effort d'imagination pour penser au conducteur. Au contraire, si j'avais, à pied, rencontré ce même homme, sa démarche, sa physionomie m'auraient, sans même que j'en prenne conscience, obligé à voir en lui un être humain ; dans ses yeux j'aurais pu lire une image de moi-même... »
Tout conducteur croisé sur la route est un autre moi-même, digne d’attention et de respect.
La Civilisation, c’est le respect de l’autre.
« La circulation en automobile réduit et appauvrit l'expérience concrète des autres : on ne voit plus les visages. Les communications possibles entre les automobilistes se limitent à quelques signaux : avertisseur sonore avec sa brutalité, clignotants avec leur ambiguïté, un geste quelquefois, et quel geste ! L'autre, c'est d'abord et presque exclusivement une gêne, une entrave à ma liberté. L'autre, avec toute sa densité humaine, ne surgira de l'automobiliste sans visage qu'à l'occasion d'un accrochage ou d'un "presque accident", c'est-à-dire alors qu'il est déjà un ennemi, parce qu'alors j'ai peur. Il existe peut-être des moyens techniques qui, en facilitant les échanges d'informations entre automobilistes, rendraient la route plus humaine parce qu'ils socialiseraient les comportements au volant. Pourquoi ne pas imaginer qu'un jour des transmetteurs électroniques permettront aux automobilistes de se parler ? Les marins et les aviateurs le font bien. Je crois que, lorsqu'on a la possibilité d'échanger des phrases, on est sans doute moins enclin à échanger des "mots". »
Rendre la route plus humaine, le conducteur plus courtois, un objectif de socialisation, de salut public.
« Vivre en voiture, c'est, d'une façon, être chez soi, et en même temps, par la force des choses, une manière nouvelle de vivre en commun avec d'autres personnes. Il faut bien que les conduites automobiles s'inscrivent dans le cadre d'un droit routier. Il faut bien qu'il y ait une "règle du jeu", puisque ce jeu peut léser dangereusement autrui. Il faut que le conducteur soit un citoyen.
Avant d'accorder au citoyen la majorité pénale, les autorités n'ont pas cru utile de s'assurer qu'il connaissait le Code pénal. Avant d'accorder au postulant la dignité d'automobiliste, on a estimé utile de lui faire passer un examen pour être certain qu'il sait, au moins, la lettre des rudiments du droit routier. Pourquoi cette précaution ? Cet examen semble d'ailleurs une faible garantie, puisque les tribunaux sont débordés par les affaires relatives à la circulation. Pourquoi le citoyen ne se sent-il pas déshonoré pour avoir enfreint le Code de la route ? Il ne se révolte pourtant pas contre le principe de cette réglementation, il critiquera bien tel ou tel aspect de son application, mais il la sait utile, nécessaire, faite pour sa sécurité. Et pourtant, il faut bien reconnaître, dans la conscience morale de chacun de nous, que les fautes routières ne se situent pas sur le même plan, n'ont pas la même résonance que les autres fautes contre la morale et contre la loi.
Certes, la circulation automobile rapide et dense n'existe que depuis quelques dizaines d'années ; c'est seulement depuis 1959 que l'école a inscrit les règles de la circulation aux programmes de morale et d'instruction civique. Mais cette explication n'est pas complètement satisfaisante : le droit routier n'est que l'extension à des situations nouvelles de principes très anciens, et cependant il faut que le Pape déclare, comme il l'a fait récemment, "qu'il ne manque jamais une occasion de rappeler que les principes traditionnels de la morale s'appliquent aussi sur la route et dans la rue".
Il existe peut-être une meilleure explication à cette indifférence morale. Elle serait dans la perception de la relation entre la faute et ses conséquences : dans la vie sociale ordinaire, tout acte répréhensible lèse autrui ; il n'y a ni vol ni meurtre sans victime. Sur la route cette liaison n'est que probable. Pour qu'autrui soit lésé, il faut que soient réalisées certaines conditions qui ne sont pas directement dépendantes de l'acte délictueux. L'automobiliste insoucieux du code ne devient pas, par le fait même, un meurtrier, il risque seulement de le devenir.
Cette notion de risque, c'est-à-dire cette notion de liaison entre des événements, nous la retrouvons à chaque pas lorsque nous analysons la psychologie de l'automobiliste. Elle est fondamentale. Cependant, nos habitudes de pensée les plus courantes ne sont pas celles du statisticien qui jongle avec le probable, mais bien plutôt celles du géomètre, "ces longues chaînes de raisons qui s'entresuivent". Tant qu'il en sera ainsi, les lois de la route qui protègent de dangers qui ne sont que probables seront, sans doute, difficilement respectées. Pour qu'elles le soient spontanément, il faudra peut-être attendre que la notion d'un univers probabiliste ait remplacé, dès l'école primaire, celle d'un univers cartésien.
Le risque que vit l'automobiliste sur la route, ce n'est pas seulement celui de devenir un coupable, c'est aussi celui de devenir une victime. Ce risque est perçu de deux façons : dans l'instant précis où le danger, la possibilité d'un accident surgissent ; d'une façon générale aussi : les accidents de voiture existent, et il n'y a sans doute pas un Français qui n'ait eu quelqu'un de sa famille ou de ses proches tué ou blessé par la circulation. Nous avons tous vu la scène d'un accident, cette horreur d'un accident dont Jean Cocteau dit "qu'elle provient de ce que l'accident, c'est de la vitesse immobile, un cri changé en silence et non pas un silence après un cri". »
Pour le conducteur, où qu’il soit et dans n’importe quelle circonstance, plutôt le sang froid et la maîtrise de soi que l’émotion et l’agressivité.
« Le risque brusquement aperçu, c'est la peur. Le conducteur qui vient de frôler l'accident ou d'avoir un accrochage a peur : et cette émotion violente, car le danger est souvent grave, se transforme le plus souvent en agressivité. La peur est une menace à laquelle on ne peut répondre que par la fuite ou la menace. C'est un mécanisme affectif, simple, immédiat. L'autre automobiliste devient alors l'adversaire, injurié, molesté quelquefois...
La présence des accidents comme phénomène social, le souvenir des accidents vus suscitent des sentiments moins brutaux. On pourrait espérer que cette crainte salutaire va être à l'origine de comportements de sécurité, qu'elle va être le point d'appui le plus solide pour des efforts de prévention des accidents. Ce serait un espoir déçu, et l'attitude la plus caractéristique est un fatalisme plus ou moins vaguement teinté d'anxiété. Mourir sur la route est simplement une façon moderne de mourir. Un automobiliste nous disait : "Mon grand-père utilisait souvent le dicton : Mourir de cela ou d'un coup de pied de cheval". L'accident de la circulation, c'est le coup de pied de cheval d'aujourd'hui, et, si on y pensait, on ne pourrait pas vivre. La voiture est encore le lieu où l'on trouve très souvent un porte-bonheur quelconque et, si l'on parle d'accident, la réaction est, neuf fois sur dix : "touchons du bois".
Être conducteur n'est pas seulement vivre passivement un spectacle dans un univers encore difficile à caractériser, à penser d'une façon claire et morale, parce qu'il est socialement nouveau. Conduire, c'est aussi une action, agir sur une machine puissante qui nous emporte et qu'il faut guider constamment en fondant ce guidage sur une prévision. Contrôle d'une puissance, attention constante, prévision nous semblent trois voies d'analyse de la conduite automobile. »
Savoir bien conduire, c’est aussi bien respecter les codes techniques que les codes sociaux. Faire preuve de maîtrise de soi.
« On a beaucoup accusé cette puissance docile mais aveugle qui multiplie les possibilités humaines, développe l'agressivité, entraîne à la recherche de dangereuses compensations. Il est certain que le fait de pouvoir bondir "comme un tigre", en entraînant avec soi mille cinq cents kilogrammes de ferraille par la légère pression d'une pédale obéissante, est une expérience qui peut bien susciter des comportements nouveaux et dangereux. Goethe fait déjà dire à Faust : "Si je puis me payer six chevaux, leurs forces ne seront-elles pas miennes ? J'irai à toute allure, je serai un homme véritable, ce sera comme si j'avais vingt-quatre jambes !"
Lorsqu'une puissance nouvelle est mise à la disposition d'un individu, il se pose toujours un problème moral. Si le sens des responsabilités et le niveau de compréhension de cet individu sont faibles, il risque d'y avoir abus de puissance. L'homme deviendra tyrannique et agressif. Il reviendra vers des formes de comportement élémentaires. Il en résultera des conduites brutales, gestes ou paroles, que nous observons trop souvent chez les conducteurs et dont, avouons-le — nous sommes entre automobilistes — nous sentons la possibilité à l'intérieur de nous-mêmes.
Notre fierté est de savoir les réprimer ; et cela s'apprend.»
(Michel Roche, Bulletin de la Mutuelle Assurance Automobile des Instituteurs de France, 1968.)