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28 juin 2020 7 28 /06 /juin /2020 07:10

CONDUITE AUTOMOBILE ET CIVILITÉ

Une expertise autorisée, celle de Michel Roche

En quoi la conduite de l’automobile peut-elle modifier le comportement de son conducteur et le rendre moins attentif aux autres, moins respectueux de l’autre ?

Michel Roche dissèque en expert, la psychologie du conducteur.

« Vivre en auto, ce n'est pas seulement aller vite et dompter cette vitesse, c'est aussi voir le monde à travers le pare-brise. Cette perception nouvelle de l'univers n'est pas sans influencer nos conduites. Être au volant, enfermé dans une boîte d'acier et de verre, au milieu d'un monde qui fuit, c'est l'expérience que nous vivons plusieurs centaines d'heures par an.

Expérience de l'univers social, expérience des autres d'abord. Elle est bien pauvre. Lorsque je suis au volant et que je rencontre mon prochain, l'autre conducteur, il ne me reste que bien peu d'attention à lui consacrer et je l'aperçois l'espace d'un éclair. Une voiture croisée ou dépassée, c'est d'abord une machine et il faut un effort d'imagination pour penser au conducteur. Au contraire, si j'avais, à pied, rencontré ce même homme, sa démarche, sa physionomie m'auraient, sans même que j'en prenne conscience, obligé à voir en lui un être humain ; dans ses yeux j'aurais pu lire une image de moi-même... »

Tout conducteur croisé sur la route est un autre moi-même, digne d’attention et de respect.
        La Civilisation, c’est le respect de l’autre.

« La circulation en automobile réduit et appauvrit l'expérience concrète des autres : on ne voit plus les visages. Les communications possibles entre les automobilistes se limitent à quelques signaux : avertisseur sonore avec sa brutalité, clignotants avec leur ambiguïté, un geste quelquefois, et quel geste ! L'autre, c'est d'abord et presque exclusivement une gêne, une entrave à ma liberté. L'autre, avec toute sa densité humaine, ne surgira de l'automobiliste sans visage qu'à l'occasion d'un accrochage ou d'un "presque accident", c'est-à-dire alors qu'il est déjà un ennemi, parce qu'alors j'ai peur. Il existe peut-être des moyens techniques qui, en facilitant les échanges d'informations entre automobilistes, rendraient la route plus humaine parce qu'ils socialiseraient les comportements au volant. Pourquoi ne pas imaginer qu'un jour des transmetteurs électroniques permettront aux automobilistes de se parler ? Les marins et les aviateurs le font bien. Je crois que, lorsqu'on a la possibilité d'échanger des phrases, on est sans doute moins enclin à échanger des "mots". »

 

Rendre la route plus humaine, le conducteur plus courtois, un objectif de socialisation, de salut public.

« Vivre en voiture, c'est, d'une façon, être chez soi, et en même temps, par la force des choses, une manière nouvelle de vivre en commun avec d'autres personnes. Il faut bien que les conduites automobiles s'inscrivent dans le cadre d'un droit routier. Il faut bien qu'il y ait une "règle du jeu", puisque ce jeu peut léser dangereusement autrui. Il faut que le conducteur soit un citoyen.

 

Avant d'accorder au citoyen la majorité pénale, les autorités n'ont pas cru utile de s'assurer qu'il connaissait le Code pénal. Avant d'accorder au postulant la dignité d'automobiliste, on a estimé utile de lui faire passer un examen pour être certain qu'il sait, au moins, la lettre des rudiments du droit routier. Pourquoi cette précaution ? Cet examen semble d'ailleurs une faible garantie, puisque les tribunaux sont débordés par les affaires relatives à la circulation. Pourquoi le citoyen ne se sent-il pas déshonoré pour avoir enfreint le Code de la route ? Il ne se révolte pourtant pas contre le principe de cette réglementation, il critiquera bien tel ou tel aspect de son application, mais il la sait utile, nécessaire, faite pour sa sécurité. Et pourtant, il faut bien reconnaître, dans la conscience morale de chacun de nous, que les fautes routières ne se situent pas sur le même plan, n'ont pas la même résonance que les autres fautes contre la morale et contre la loi.

 

Certes, la circulation automobile rapide et dense n'existe que depuis quelques dizaines d'années ; c'est seulement depuis 1959 que l'école a inscrit les règles de la circulation aux programmes de morale et d'instruction civique. Mais cette explication n'est pas complètement satisfaisante : le droit routier n'est que l'extension à des situations nouvelles de principes très anciens, et cependant il faut que le Pape déclare, comme il l'a fait récemment, "qu'il ne manque jamais une occasion de rappeler que les principes traditionnels de la morale s'appliquent aussi sur la route et dans la rue".

 

Il existe peut-être une meilleure explication à cette indifférence morale. Elle serait dans la perception de la relation entre la faute et ses conséquences : dans la vie sociale ordinaire, tout acte répréhensible lèse autrui ; il n'y a ni vol ni meurtre sans victime. Sur la route cette liaison n'est que probable. Pour qu'autrui soit lésé, il faut que soient réalisées certaines conditions qui ne sont pas directement dépendantes de l'acte délictueux. L'automobiliste insoucieux du code ne devient pas, par le fait même, un meurtrier, il risque seulement de le devenir.

 

Cette notion de risque, c'est-à-dire cette notion de liaison entre des événements, nous la retrouvons à chaque pas lorsque nous analysons la psychologie de l'automobiliste. Elle est fondamentale. Cependant, nos habitudes de pensée les plus courantes ne sont pas celles du statisticien qui jongle avec le probable, mais bien plutôt celles du géomètre, "ces longues chaînes de raisons qui s'entresuivent". Tant qu'il en sera ainsi, les lois de la route qui protègent de dangers qui ne sont que probables seront, sans doute, difficilement respectées. Pour qu'elles le soient spontanément, il faudra peut-être attendre que la notion d'un univers probabiliste ait remplacé, dès l'école primaire, celle d'un univers cartésien.

 

Le risque que vit l'automobiliste sur la route, ce n'est pas seulement celui de devenir un coupable, c'est aussi celui de devenir une victime. Ce risque est perçu de deux façons : dans l'instant précis où le danger, la possibilité d'un accident surgissent ; d'une façon générale aussi : les accidents de voiture existent, et il n'y a sans doute pas un Français qui n'ait eu quelqu'un de sa famille ou de ses proches tué ou blessé par la circulation. Nous avons tous vu la scène d'un accident, cette horreur d'un accident dont Jean Cocteau dit "qu'elle provient de ce que l'accident, c'est de la vitesse immobile, un cri changé en silence et non pas un silence après un cri". »

 

Pour le conducteur, où qu’il soit et dans n’importe quelle circonstance, plutôt le sang froid et la maîtrise de soi que l’émotion et l’agressivité.

« Le risque brusquement aperçu, c'est la peur. Le conducteur qui vient de frôler l'accident ou d'avoir un accrochage a peur : et cette émotion violente, car le danger est souvent grave, se transforme le plus souvent en agressivité. La peur est une menace à laquelle on ne peut répondre que par la fuite ou la menace. C'est un mécanisme affectif, simple, immédiat. L'autre automobiliste devient alors l'adversaire, injurié, molesté quelquefois...

La présence des accidents comme phénomène social, le souvenir des accidents vus suscitent des sentiments moins brutaux. On pourrait espérer que cette crainte salutaire va être à l'origine de comportements de sécurité, qu'elle va être le point d'appui le plus solide pour des efforts de prévention des accidents. Ce serait un espoir déçu, et l'attitude la plus caractéristique est un fatalisme plus ou moins vaguement teinté d'anxiété. Mourir sur la route est simplement une façon moderne de mourir. Un automobiliste nous disait : "Mon grand-père utilisait souvent le dicton : Mourir de cela ou d'un coup de pied de cheval". L'accident de la circulation, c'est le coup de pied de cheval d'aujourd'hui, et, si on y pensait, on ne pourrait pas vivre. La voiture est encore le lieu où l'on trouve très souvent un porte-bonheur quelconque et, si l'on parle d'accident, la réaction est, neuf fois sur dix : "touchons du bois".

 

Être conducteur n'est pas seulement vivre passivement un spectacle dans un univers encore difficile à caractériser, à penser d'une façon claire et morale, parce qu'il est socialement nouveau. Conduire, c'est aussi une action, agir sur une machine puissante qui nous emporte et qu'il faut guider constamment en fondant ce guidage sur une prévision. Contrôle d'une puissance, attention constante, prévision nous semblent trois voies d'analyse de la conduite automobile. »

 

Savoir bien conduire, c’est aussi bien respecter les codes techniques que les codes sociaux. Faire preuve de maîtrise de soi.

 

« On a beaucoup accusé cette puissance docile mais aveugle qui multiplie les possibilités humaines, développe l'agressivité, entraîne à la recherche de dangereuses compensations. Il est certain que le fait de pouvoir bondir "comme un tigre", en entraînant avec soi mille cinq cents kilogrammes de ferraille par la légère pression d'une pédale obéissante, est une expérience qui peut bien susciter des comportements nouveaux et dangereux. Goethe fait déjà dire à Faust : "Si je puis me payer six chevaux, leurs forces ne seront-elles pas miennes ? J'irai à toute allure, je serai un homme véritable, ce sera comme si j'avais vingt-quatre jambes !"

 

Lorsqu'une puissance nouvelle est mise à la disposition d'un individu, il se pose toujours un problème moral. Si le sens des responsabilités et le niveau de compréhension de cet individu sont faibles, il risque d'y avoir abus de puissance. L'homme deviendra tyrannique et agressif. Il reviendra vers des formes de comportement élémentaires. Il en résultera des conduites brutales, gestes ou paroles, que nous observons trop souvent chez les conducteurs et dont, avouons-le — nous sommes entre automobilistes — nous sentons la possibilité à l'intérieur de nous-mêmes.

Notre fierté est de savoir les réprimer ; et cela s'apprend.»   

                                                                 (Michel Roche, Bulletin de la Mutuelle Assurance Automobile des Instituteurs de France, 1968.)

 

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21 juin 2020 7 21 /06 /juin /2020 06:21

LE SCIENTIFIQUE ET LE SORCIER, LA SCIENCE ET L’OPINION PUBLIQUE

Comment le profane appréhende-t-il la science et les découvertes scientifiques ?

Chercheur spécialiste et professeur de physique appliquée aux sciences naturelles, Yves Le Grand fut un grand spécialiste français des pathologies de l’œil.
Après Polytechnique il présente, en 1936, un doctorat consacré à l’optique physiologique et à la colorimétrie, en gros, la diffusion de la lumière dans l’œil. Il invente également l’appareil qui permet la diffusion de la lumière dans l’œil.
Mondialement connu pour ses travaux et inventions, de même que ses nombreux articles dans des revues scientifiques spécialisées, il exerce de nombreuses responsabilités à l’intérieur et à l’extérieur de la France.

Distinctions :

              - Secrétaire d’honneur de la Commission Internationale de l’Éclairage (1955).
              - Président du Centre d’information de la couleur (1956-1969).
              - Président de l’Association Internationale de la Couleur.
              - Commandeur de la Légion d’honneur (1959).
              - Vice-président de la Commission internationale de l’Éclairage (1967-1971).
              - Titulaire de la Médaille Tillyer de l’Optical Society of America (1974).

« L’expérience scientifique est une raison confirmée. » (Gaston Bachelard)

« Sorcier bienfaisant auquel la foule adresse des prières pour le bonheur du monde, le savant guérit toutes les maladies, supprime la souffrance, répartit la richesse entre tous et, grâce à l'usage d'une certaine méthode scientifique, infaillible à coup sûr, bâtit un univers harmonieux où le problème des loisirs sera le seul tracas. Ce superman n'égale-t-il pas Dieu lui-même en certains de ses attributs ; création d'éléments nouveaux, vitesse presque infinie de transmission de la pensée, ubiquité de sa présence (aujourd'hui la terre, demain la lune, après-demain le système solaire, la semaine suivante l'univers en son entier, cet univers qu'il a jaugé comme une vulgaire citrouille) ?

Cette image, aussi ridicule que la précédente1 quoique plus flatteuse pour notre vanité, a du moins l'avantage qu'elle incite l'opinion à exiger que le spécialiste — le seul qui inspire confiance à notre monde désabusé — soit écouté et jouisse des moyens de travail nécessaires. A notre époque où la recherche coûte cher (du moins en investissements, car elle paie largement) et où les laboratoires dépendent des subsides de l'État, l'intérêt que le public porte à la science est un des meilleurs garants du souci que manifesteront les gouvernements à financer la recherche scientifique. Encore faut-il que cet intérêt ne se fonde ni sur des images enfantines, ni sur des espoirs chimériques. »

1 : Qui représentait l’homme de science sous les trais caricaturaux du « (Savant Cosinus ».

« La science se soucie ni de plaire, ni de déplaire, elle est inhumaine. » (Anatole France)

« Il faut d'abord que le public se rende compte des conditions de la découverte scientifique. Il est nécessaire que de nombreuses équipes travaillent dans des laboratoires bien outillés, mais il faut penser aussi que chaque avance de la science résulte d'une idée neuve, d'une création originale qui n'est pas obligatoirement le fait d'un homme de génie, mais simplement de chercheurs qui ont su poser à la nature une question précise, et d'une façon telle que la nature puisse répondre.
Dans sa Biologie de l'Invention, Charles Nicolle a finement analysé les stades successifs de cette marche à la découverte : la longue préparation où chacun tâtonne, se documente, se guide sur des analogies, ce qui suppose d'une part des moyens d'information étendus (bibliothèques, périodiques, colloques et congrès), d'autre part une forte culture générale qui déborde les limites de la spécialité : puis une incubation où le problème mûrit dans l'inconscient des chercheurs, qui parfois ont paru l'abandonner pour d'autres questions moins ardues ; et soudain l'illumination spontanée, imprévisible, parfois simultanée chez plusieurs savants travaillant indépendamment à la même énigme.
Nicolle fait observer justement que, s'il est difficile de favoriser et d'encourager l'esprit d'invention, trop primesautier pour être mis en culture, il n'est que trop facile de le brider et de le décourager ; le temps perdu en de fastidieuses parlotes administratives, les restrictions aux communications directes avec les confrères
étrangers (rien ne remplace le contact humain), l'atmosphère déprimante de secret ou de brimade politique, autant d'irritations qui stérilisent les cerveaux les plus féconds ; l'histoire de la science fourmille de découvertes qui ont avorté faute d'une ambiance favorable, et Pavlov a insisté avec raison sur le climat émotif de confiance, de liberté et de joie qui est nécessaire à la création scientifique. »

« La science chasse l’ignorance ; mais elle ne chasse pas un esprit mal tourné. » (Proverbe oriental)

« Le public doit être prévenu que des crédits importants, si nécessaires qu'ils soient, ne suffisent pas au progrès de la science s'il manque cette atmosphère de sympathie ; il faut que la recherche s'effectue dans des conditions humaines et sociales favorables.
Il faut ensuite que le public sache bien qu'aucun élément de mystérieuse supériorité n'existe ni dans la science, ni dans l'esprit scientifique. Certes, la technique de certains raisonnements de mathématique ou de physique échappe aux non-spécialistes faute de l'entraînement voulu et de la connaissance du jargon qu'emploient les initiés. Mais le cerveau de l'homme de science ne diffère pas de celui des autres hommes, et les notions qu'il utilise sont celles du sens commun, même lorsqu'elles semblent le contredire comme en relativité ou en mécanique quantique.
Évidemment, certaines qualités sont indispensables au savant : en particulier l'honnêteté intellectuelle et une certaine fraîcheur enfantine qui permet d'admettre l'inattendu, au lieu de le nier par conformisme. Par exemple Niepce de Saint-Victor avait observé, bien avant Henri Becquerel, que les sels d'uranium noircissaient la plaque photographique, mais il avait rangé ce fait curieux parmi d'autres effets connus (phosphorescence, action chimique), laissant ainsi échapper la radioactivité que Becquerel découvrit parce qu'il accepta d'être étonné.

Mais il n'y a là, comme aussi dans les qualités d'imagination et de précision qu'on exige du savant, rien qui soit proprement scientifique. Il serait illusoire de prêter à la prétendue "méthode scientifique" des vertus miraculeuses, et d'ailleurs le public en parle sans savoir de quoi il s'agit. En dehors de son domaine propre, le savant est un homme comme les autres; Bonaparte, qui avait apprécié les savants durant la campagne d'Égypte, voulut pendant le Consulat leur confier des postes de gouvernement ; c'est une erreur : ils peuvent s'y révéler excellents, mais en tant qu'hommes et non en tant que savants. La science n'est pas une panacée qui résolve toutes les difficultés. »

« Trois moyens principaux s’imposent dans la recherche scientifique :
-L’observation de la nature.
-La réflexion.
-L’expérience.
L’observation recueille les parties.
La réflexion les combine.
L’expérience vérifie les résultats de la combinaison. »
(Denis Diderot)

« Bien plus, l'idolâtrie de la science est dangereuse et risque de créer de nouveaux mythes néfastes : l'abus que les Nazis avaient fait de ces notions à allure scientifique doit nous mettre en garde ; on ne brûle plus les sorciers comme jadis, mais l'intolérance raciale et politique engendre des excès aussi cruels, que les savants doivent — en tant que citoyens — aider à combattre avec d'autant plus d'énergie que l'intégrité de la science risque d'être compromise par ces erreurs.
Enfin le public doit apprendre la valeur et la grandeur réelles de la science. Certes, les "merveilles" techniques sont, en elles-mêmes, un sujet d'admiration, comme un record sportif ou un tour de prestidigitation. Il n'y a que cela qui frappe la foule, parce que la presse exploite son goût du sensationnel. De valeur bien plus grande pourtant serait le tableau véridique des possibilités économiques et sociales de la science pour améliorer la condition humaine, en commençant par ces régions de détresse et de sous-alimentation qui sont la honte de notre planète.
Outre cette évidente valeur utilitaire, le travail scientifique possède un attrait intellectuel qui est de nature à enthousiasmer les jeunes. Le temps est révolu où l'on reprochait à la science de dessécher le cœur et dépoétiser la nature, sous prétexte que la foudre et l'arc-en-ciel avaient perdu leur grâce mythologique. Les savants ont révélé beaucoup plus de mystères nouveaux qu'ils n'ont résolu de vieux problèmes, et dans tous les domaines ils ont immensément enrichi notre vision du monde, depuis le grouillement atomique et nucléaire jusqu'à ces espaces infinis dont le silence, qui terrifiait Pascal, vibre maintenant du bourdonnement des rayons cosmiques et des ondes de la radio-astronomie. »

« La science est un outil puissant. L’usage qu’on en fait dépend de l’homme, pas de l’outil. » (Albert Einstein)

 

« Selon Bacon, la valeur essentielle de la science serait de mieux comprendre l'œuvre du Créateur et par là-même de vivre en meilleure harmonie avec ses desseins. Moins ambitieux, nous dirons seulement que l'élégance d'une expérience, la beauté d'une théorie sont, pour qui sait les goûter, une source de joie esthétique égale à celle que procurent les grandes œuvres d'art.
Ce plaisir que la science prodigue à ses adeptes n'est pas réservé aux professionnels, et la grande cohorte des amateurs s'y associe. On connaît le rôle considérable qu'ont joué et que continuent à tenir les amateurs d'astronomie, de photo, de cinéma, de radio, d'insectes, de champignons, de plongée sous-marine, etc. Ils encadrent les spécialistes d'une troupe fidèle et désintéressée. Leur recrutement est très important, car ce sont les amateurs qui établissent entre le chercheur de métier et la foule ce lien direct qui prouve que la science appartient à tous et n'est pas un terrain réservé aux discussions incompréhensibles de quelques ratiocineurs. » 
  (Yves Le Grand, Revue « la Nef », juin 1954)

« On peut se demander si l’humanité a avantage à connaître les secrets de la nature ; si elle est mûre pour en profiter, ou si cette connaissance ne lui est pas nuisible. » (Pierre Curie)

 

 

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14 juin 2020 7 14 /06 /juin /2020 07:16

CHARLES-NOËL MARTIN : REGARD SUR LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Comment évolue la recherche scientifique en France selon les générations ?
L’avis du spécialiste

François Rabelais (1494-1553)

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » (Rabelais)

Charles-Noël Martin (1923-2005)

Né à Saint-Ouen en 1923 et mort à Saint-Nazaire en 2005, Charles-Noël Martin a passé son enfance et son adolescence en Tunisie avec sa famille.
Rentré en métropole pour des études supérieures scientifiques, il fréquente la Sorbonne.
Au terme de ses études, il collabore avec
Irène Joliot-Curie (1897-1956), fille de Pierre et Marie Curie. Irène manifeste, tôt ses prédisposions et son goût pour les sciènes et la recherche scientifique. Chimiste, physicienne, Prix Nobel de Chimie en 1935, pour la découverte de la radioactivité induite et la radioactivité artificielle, elle fut aussi femme politique, nommée sous-secrétaire d’État à la Recherche scientifique  dans le gouvernement du Front Populaire en 1936.

Charles-Noël Martin collabora également avec le CNRS dont il devint membre.

Écrivain prolixe, il est l’auteur d’une œuvre dense et variée. Surtout, fin connaisseur et admirateur de Jules Verne, il commence par la publication d’articles scientifiques et de fiction dans des quotidiens et des revues spécialisées, notamment Science et Avenir.
Un certain nombre d’éléments de son œuvre laisse percer un goût prononcé pour la philosophie et la littérature, notamment un essai philosophique au titre révélateur :
L’Homme galactique, introduction à la philosophie du troisième millénaire.

Ou

—L’heure H a-t-elle sonné pour le monde ?
—L’Atome, maître du monde.
—Le Cosmos et la vie.
—Jules Verne, sa vie et son œuvre.

Les problèmes humains de la recherche

« Le véritable et seul valable effort de création scientifique ne peut être accompli que dans une liberté totale. Or il faut entendre ici "liberté" dans son sens absolu, c'est-à-dire non seulement liberté de l'individu vis-à-vis de l'état social qui règne dans son pays, mais aussi et surtout liberté dans le cadre de ses propres travaux. Le savant à qui l'on demande de mener tel travail ou d'orienter ses recherches vers telle direction n'est pas libre. L'investigation scientifique est un miracle de hasard qui rend les instants de génie fort rares, l'esprit libre seul peut aller à sa guise selon les obscurs méandres des faits théoriques ou expérimentaux qui le mèneront à la découverte ou au résultat nul. Toute contrainte, toute pression quelle qu'elle soit, contrariera en cet esprit le cheminement fructueux et risquera d'annihiler la découverte. »

La liberté individuelle, condition de la Recherche scientifique

« L'individualisme, condition confondue quelquefois avec celle de la liberté mais fort différente, est presque toujours une grande qualité, quelquefois un obstacle. C'est que la tendance moderne va vers la constitution d'équipes qui doivent travailler sur une question ou bien sur un appareil. Par exemple, en physique nucléaire expérimentale, le travail de recherche est beaucoup plus celui de technicien que de véritable scientifique, de telle sorte que le scientifique pur se trouve englobé immanquablement dans un groupe où la tâche qui lui est dévolue se réduit à un canton déterminé. »

« Et cela nous mène à la spécialisation, caractéristique principale, avec la perte de l'individualisme, de la recherche moderne. Dans certains pays, aux U.S.A. par exemple, cette spécialisation atteint des proportions ahurissantes. Mais il y a fort heureusement dans nos pays européens des traditions qui combattent efficacement cette tendance nuisible. La science est tout à l'opposé de la spécialisation, un esprit véritablement outillé pour la découverte doit posséder le maximum de connaissances dans de nombreux domaines, même éloignés de ses objets de préoccupation. Il est certain que les véritables "découvreurs" sont ceux dont l'esprit est capable de saisir les analogies ou d'analyser, parmi de nombreuses idées, celles qui résoudront le mystère sur lequel on se penche, et pour cela une masse de connaissances préalables aussi grande que possible est indispensable. Pasteur n'aurait jamais pu accomplir son œuvre s'il avait été un spécialiste au sens actuel, comme le sont, par exemple, les chercheurs qui travaillent maintenant dans les laboratoires de biologie. Henri Poincaré n'aurait pu se pencher sur tant de problèmes physico-mathématiques, s'il n'avait eu sa culture étendue. Kepler n'aurait pu découvrir les lois essentielles de la gravitation s'il n'avait pu travailler près de trente ans en toute liberté sur un vaste front de recherches et de pensées : nous pouvons nous le représenter dans un observatoire moderne penché cinq ou dix ans sur la simple question des étoiles variables ou bien des vitesses radiales, ou de l'étude des spectres lumineux ! Il y a des quantités de découvertes à faire dans ces petits cantons, bien entendu, mais de moins en moins de possibilités d'en faire de fondamentales et de vaste étendue. La science qui permettait, avant, de faire du travail de défrichage en d'immenses pays vierges est maintenant devenue du travail de jardinage. Les hardis pionniers qui acceptent de se lancer dans l'inconnu des autres régions inexplorées se font de plus en plus rares.

Une autre conséquence de l'organisation des cadres de chercheurs, c'est la stricte hiérarchisation qui frôle même maintenant la fonctionnarisation. On était chercheur par vocation, on le devient maintenant bien moins par vocation qu'en entrant dans un moule. Les rouages d'une machinerie privée ou étatisée sont de plus en plus précis, de plus en plus nombreux. Ce que le chercheur doué gagne ainsi en sécurité, il le perd en originalité et surtout en possibilité de franchir les échelons inférieurs que son talent devrait lui voir éviter ou gravir très vite. Mais il reste vrai que les véritables natures d'élite se soucient peu des obstacles et finissent nécessairement par s'imposer d'elles-mêmes plus ou moins vite... »

« La science, c’est ce que le père enseigne à son fils.
La technologie, c’est ce que le fils enseigne à son père. »
(Michel Serres)

« Un point fréquemment remarqué de notre temps, c'est la jeunesse des techniciens et savants qui font parler d'eux ou que l'on rencontre dans les réunions, congrès et symposiums. Cela est dû à l'apport énorme de chercheurs à partir de 1945, recrutés dans les universités en fin d'études, attirés surtout par les sciences nouvelles, telles que l'atomistique, l'astronautique, la biologie, l'électronique. Ce fait introduit une mentalité nouvelle, surtout en ce qui concerne l'antagonisme éternel entre nouvelles et anciennes générations et l'animosité également éternelle, à base de jalousie, qui régente les rapports entre les jeunes eux-mêmes. Cela mis à part, sans le minimiser nullement car c'est un obstacle énorme, le fait d'avoir un apport très riche en jeunes cerveaux est une garantie de progression scientifique, la science ayant besoin sans cesse de vues nouvelles et révolutionnaires pour progresser.

Pas d'apport positif dans la recherche s'il n'y a pas d'idéal chez celui qui tente de découvrir. Arracher ses secrets à la nature exige un enthousiasme et une ardeur qui n'existent vraiment que chez ceux où une étincelle luit depuis l'enfance et qui dévoueront ensuite leur vie à cette étincelle intérieure. La satisfaction profonde, ils la trouveront en eux et pas du tout dans le monde banal et hostile où ils vivent ; la récompense de leur génie, ils la trouveront dans la contemplation du cosmos merveilleux qui les a engendrés et dont ils sont aptes à saisir quelques bribes de compréhension. »

« La science est une chose merveilleuse… à condition de ne pas en vivre. » (Albert Einstein)

« Un des principaux maux dont souffre la recherche fondamentale, c'est certainement de se mettre en marge du domaine public. Plus précisément, les hommes de science adorent rester hors de la portée de la compréhension normale, ce qui fausse complètement le mouvement naturel des idées. On assiste à un divorce assez dangereux pour l'avenir entre les hautes sphères mentales et ce qu'on peut appeler les "utilisateurs futurs". La soif de connaissance que manifeste l'ensemble des gens de notre siècle est admirable, mais elle ne trouve que bien peu d'aliments dans une presse faussée où les valeurs sont renversées à peu près totalement.

Il manque énormément de contacts "science fondamentale-grand public", ce qui est grave à une époque où les implications de toute découverte atteignent très vite des possibilités dramatiques. Il faudrait qu'une partie du temps d'un scientifique soit consacrée à l'exposition claire et accessible de sa propre science, de ses travaux personnels aussi. Un savant n'a pas que des droits. Il a aussi beaucoup de devoirs vis-à-vis de ses semblables. Ne mérite vraiment cette dénomination de "savant" que celui qui sent en lui l'irrésistible nécessité d'écrire et de présenter aux non-spécialistes les merveilles qu'il côtoie à chaque instant. Susciter les vocations, élever l'esprit d'autrui vers la lumière, est la plus noble tâche qu'il soit donné à un homme d'accomplir : l'homme de science véritable doit être doublé d'un écrivain. »

« Un  chercheur scientifique se doit d’être à la fois savant et écrivain. »

« Enfin il ne peut y avoir de science sans conscience, nous a-t-on dit depuis déjà longtemps. C'est là un point essentiel en effet. Notre époque est féconde en cas de conscience que l'on prête un peu trop aisément à certains scientifiques notoires. En réalité il y a beaucoup de savants qui ont pris le parti de s'écarter ou d'œuvrer efficacement pour que la science reste ce qu'elle devrait être : pure et dénuée de toute possibilité néfaste, mais ceux-là restent anonymes presque toujours et leurs efforts sont de moins en moins efficaces. Un homme de science réel est nécessairement un humaniste, Einstein en est le plus bel exemple ; ses préoccupations morales et humaines ont éclairé toute sa vie, pourtant consacrée à la recherche pure. Son désespoir, dans les dernières années de sa vie, a été de juger le cycle infernal enclenché, mais surtout de se voir isolé et si peu suivi par ses pairs. Son exemple est cependant le seul valable, l'homme de science doit combattre lui-même pour faire connaître à ses semblables le contenu et les conséquences possibles de ses victoires sur la nature. »  (Charles-Noël Martin, La Recherche scientifique, Arthème Fayard, 1959)

« La  science a fait de nous des Dieux, avant de faire de nous des humains »  (Jean Rostand)

Jean Rostand (1894-1977)

 

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7 juin 2020 7 07 /06 /juin /2020 07:20

 

JEAN-JACQUES ROUSSEAU : ÉMILE, DE L’ENFANT AU CITOYEN

Les principes d’une éducation conforme à la nature pour le bonheur de l’individu et de la société

J-J Rousseau (1712-1778)

Quoique original et solitaire, J-J. Rousseau fut un des principaux acteurs de la philosophie des Lumières, auprès de Diderot, Voltaire… un de ceux dont les idées ont le plus influencé l’action des révolutionnaires de 1789.
Original, car contrairement au groupe des autres philosophies français, il s’est toujours opposé aux notions de progrès et de civilisation.
Quasiment toute son œuvre découle de cette vision de l’homme, de la société et de l’évolution du monde. Conception originale qui se trouve toute entière dans cette litote :

« Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. »

Autrement dit, « l’homme naît bon, la société et la civilisation le corrompent » ou encore « l’homme est né libre et partout il est dans les fers ».
Émile sera éduqué selon les principes de Rousseau, l’objectif étant de créer l’« homme naturel ».
Pour cela, il faut protéger l’enfant contre l’influence néfaste de la civilisation.
Pour Rousseau, cette éducation doit se faire à la campagne, à l’abri de tout contact avec la société, en laissant à l’enfant la liberté, qui doit se former par sa propre expérience.
Contrairement à la méthode prônée par les autres philosophes du 18e siècle qui recommandent une formation scientifique de qualité, Rousseau s’attache à la formation morale, aux qualités de cœur, à l’honnêteté, à la vertu…
Enfin, bien qu’Émile soit élevé à la campagne, le but de son éducation, c'est d’en faire un bon père de famille sociable, honnête, un citoyen modèle.

[NB : Quelques parents, qui appliquèrent à la lettre les principes d’éducation préconisés par Rousseau, furent déçus des résultats.]

« Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix. » (J-J. Rousseau)

« Laissez mûrir l’enfance dans les enfants »

"Quand je me figure un enfant de dix à douze ans, sain, vigoureux, bien formé pour son âge, il ne me fait pas naître une idée qui ne soit agréable, soit pour le présent, soit pour l'avenir : je le vois bouillant, vif, animé, sans souci rongeant, sans longue et pénible prévoyance, tout entier à son être actuel, et jouissant d'une plénitude de vie qui semble vouloir s'étendre hors de lui. Je le prévois dans un autre âge, exerçant le sens, l'esprit, les forces qui se développent en lui de jour en jour, et dont il donne à chaque instant de nouveaux indices ; je le contemple enfant, et il me plaît ; je l'imagine homme, et il me plaît davantage ; son sang ardent semble réchauffer le mien ; je crois vivre de sa vie, et sa vivacité me rajeunit."

 « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd, pour ainsi dire tout ce qu’il possède. » (J-J. Rousseau)

"L'heure sonne, quel changement ! À l'instant son œil se ternit, sa gaieté s'efface ; adieu la joie, adieu les folâtres jeux. Un homme sévère et fâché le prend par la main, lui dit gravement ; « Allons, Monsieur », et l'emmène. Dans la chambre où ils entrent j'entrevois des livres. Des livres ! Quel triste ameublement pour son âge ! Le pauvre enfant se laisse entraîner, tourne un œil de regret sur tout ce qui l'environne, se tait, et part, les yeux gonflés de pleurs qu'il n'ose répandre, et le cœur gros de soupirs qu'il n'ose exhaler.

Ô toi qui n'as rien de pareil à craindre, toi pour qui nul temps de la vie n'est un temps de gêne et d'ennui ; toi qui vois venir le jour sans inquiétude, la nuit sans impatience, et ne comptes les heures que par tes plaisirs, viens, mon heureux, mon aimable élève, nous consoler par ta présence du départ de cet infortuné ; viens... Il arrive, et je sens à son approche un mouvement de joie que je lui vois partager. C'est son ami, son camarade, c'est le compagnon de ses jeux qu'il aborde ; il est bien sûr, en me voyant, qu'il ne restera pas longtemps sans amusement ; nous ne dépendons jamais l'un de l'autre, mais nous nous accordons toujours, et nous ne sommes avec personne aussi bien qu'ensemble.

Sa figure, son port, sa contenance, annoncent l'assurance et le contentement ; la santé brille sur son visage ; ses pas affermis lui donnent un air de vigueur ; son teint, délicat encore sans être fade, n'a rien d'une mollesse efféminée ; l'air et le soleil y ont déjà mis l'empreinte honorable de son sexe ; ses muscles, encore arrondis, commencent à marquer quelques traits d'une physionomie naissante ; ses yeux, que le feu du sentiment n'anime point encore, ont au moins toute leur sérénité native, de longs chagrins ne les ont point obscurcis, des pleurs sans fin n'ont point sillonné ses joues. Voyez dans ses mouvements prompts, mais sûrs, la vivacité de son âge, la fermeté de l'indépendance, l'expérience des exercices multipliés. Il a l'air ouvert et libre, mais non pas insolent ni vain : son visage, qu'on n'a pas collé sur des livres, ne tombe point sur son estomac ; on n'a pas besoin de lui dire : « Levez la tête » ; la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baisser.

Faisons-lui place au milieu de l'assemblée : Messieurs, examinez-le, interrogez-le en toute confiance ; ne craignez ni ses importunités, ni son babil, ni ses questions indiscrètes. N'ayez pas peur qu'il s'empare de vous, qu’il prétende vous occuper de lui seul, et que vous ne puissiez plus vous en défaire."

« Il n’y a pas de bonheur sans courage, ni de vertu sans combat. »  (J-J. Rousseau)

« N’attendez de l’enfant que la vérité naïve et simple, sans ornement, sans apprêt, sans vanité. Il vous dira le mal qu’il a fait ou celui qu’il pense, tout aussi librement que le bien. »

"N’attendez pas non plus de lui des propos agréables, ni qu’il vous dise ce que je lui aurai dicté ; n’en attendez que la vérité naïve et simple, sans ornement, sans apprêt, sans vanité. Il vous dira le mal qu’il a fait ou celui qu’il pense, tout aussi librement que le bien, sans s'embarrasser en aucune sorte de l'effet que fera sur vous ce qu'il aura dit : il usera de la parole dans toute la simplicité de sa première institution [...].
Il ne sait ce que c'est que routine, usage, habitude ; ce qu'il fit hier n'influe point sur ce qu'il fait aujourd'hui : il ne suit jamais de formule, ne cède point à l'autorité ni à l'exemple, et n'agit ni ne parle que comme il lui convient. Ainsi n'attendez pas de lui des discours dictés ni des manières étudiées, mais toujours l'expression fidèle de ses idées et la conduite qui naît de ses penchants."

« Toute méchanceté vient de la faiblesse ; l’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible. » (J-J. Rousseau)

"Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui se rapportent à son état actuel, aucune sur l'état relatif des hommes : et de quoi lui serviraient-elles, puisqu'un enfant n'est pas encore un membre actif de la société ? Parlez-lui de liberté, de propriété, de convention même ; il peut en savoir jusque-là, il sait pourquoi ce qui est à lui est à lui, et pourquoi ce qui n'est pas à lui n'est pas à lui : passé cela, il ne sait plus rien. Parlez-lui de devoir, d'obéissance, il ne sait ce que vous voulez dire ; commandez-lui quelque chose, il ne vous entendra pas ; mais dites-lui : « Si vous me faisiez tel plaisir, je vous le rendrais dans l’occasion » ; à l'instant il s'empressera de vous complaire, car il ne demande pas mieux que d'étendre son domaine, et d'acquérir sur vous des droits qu'il sait être inviolables. Peut-être même n'est-il pas fâché de tenir une place, de faire nombre, d'être compté pour quelque chose ; mais s'il a ce dernier motif, le voilà déjà sorti de la nature, et vous n'avez pas bien bouché d'avance toutes les portes de la vanité [...].

Il est parvenu à la maturité de l'enfance, il a vécu de la vie d'un enfant, il n'a point acheté sa perfection aux dépens de son bonheur; au contraire, ils ont concouru l'un à l'autre. En acquérant toute la raison de son âge, il a été heureux et libre autant que sa constitution lui permettait de l'être. Si la fatale faux vient moissonner en lui la fleur de nos espérances, nous n'aurons point à pleurer à la fois sa vie et sa mort, nous n'aigrirons point nos douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons causées ; nous nous dirons : Au moins il a joui de son enfance ; nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avait donné. " (Rousseau, Émile ou De l’éducation)

« Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. »  (J-J. Rousseau)

 

Paul SCHUSS, Plaisir d'un soir d'été

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31 mai 2020 7 31 /05 /mai /2020 07:32

MARC AURÈLE, EMPEREUR PHILOSOPHE

L’homme Singularité Humanité

Marc Aurèle (121-180 ap. J.C.)

« On se sent en soi-même un plaisir secret lorsqu’on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espèce d’attendrissement ; tel est l’effet produit qu’on a une meilleure opinion de soi-même, parce qu’on a une meilleure opinion des hommes » (Montesquieu)

Connaissant la vie, la pensée et l’œuvre de Marc Aurèle, peut-on raisonnablement contredire Montesquieu après cette opinion qu’il exprime sur l’empereur-philosophe ?

Pour Hippolyte Taine (philosophe, critique et historien français, 1828-1893) « Marc Aurèle  est l’âme la plus noble qui ait vécu ».

Dion Cassius (vers155 après J.C.- vers 235), historien romain, dit de son compatriote : « Ce que j’aime le plus en lui, c’est que, dans des difficultés extraordinaires et hors du commun, il parvint à se surpasser et à sauver l’empire. »

 

(note : Allusion sans doute aux victoires éclatantes remportées par Marc Aurèle qui, comme chef de guerre et contre son naturel et ses préférences : la philosophie et la méditation, s’est métamorphosé à la grande surprise de tous, en guerrier intraitable pour voler de victoire en victoire dans les guerres défensives, face aux ennemis dont le dessein était d’envahir l’empire romain, en profitant de l’inexpérience du jeune empereur).

Droiture morale inégalée
     Empathie universelle
     Maîtrise de soi et don de soi en toute circonstance

« C'est là ce qui rend à jamais admirables et l'homme et ses Pensées. Si l'exemple, en effet, que nous donna la vie de Marc-Aurèle, fait qu'on a, comme l'écrit Montesquieu, "meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a meilleure opinion des hommes", la lecture et la méditation de ses Pensées nous restent comme un ferment d'énergie vitale, d'acceptation détachée, de conscience sereine, de dignité divine et, en un mot, comme l'introduction à la vie la plus noble et la plus généreuse que puisse mener un mortel à son poste, en vivant en compagnie des Dieux et en se consolant, en pratiquant le bien, du mal que font les hommes. » (Mario Meunier)

 

De quelque côté qu’on l’observe, Marc Aurèle apparait comme une personnalité unique en son genre, comme celui qui en impose, non par sa taille ou son physique, ni même par ses faits d’arme, mais par sa simplicité en toute chose, son humilité et le respect de l’autre, quel qu’il soit.
S’il a fait la guerre, c’est par devoir non seulement pour sa patrie, Rome, mais pour l’Univers, contre ceux qui voulaient la conquérir et réduire son peuple en esclavage. Il s’en est expliqué.

Mais, ce qui marque encore plus sa singularité, voire son unicité, c’est cette quasi vénération pour la Nature avec toutes ses composantes. Sa profonde générosité et son incomparable humanité en toutes circonstances, débordent l’espèce humaine pour toucher la Nature au sens le plus large imaginable : du fauve magnifique de la forêt, « piaffant » de force et de puissance physique, au petit oiseau frêle, tout droit sorti du nid où il fut protégé par ses géniteurs , au petit insecte cherchant sa voie au milieu d’un troupeau de bœufs, de l’arbre magnifique par son feuillage rayonnant.
Cette empathie sans limite va jusqu’au petit poisson étouffant dan le ruisselet en voie d’assèchement, qu’il faut sauver…

Dans son regard toujours empreint de tendresse et d’humanité, comme dans tous ses propos, Marc Aurèle semble venu au monde pour le service exclusif de toute la Nature au sens que donne à ce mot le philosophe et médecin Sextus Empiricus (vers 160-vers201 après J.C.)

« Si nous voulions savoir ce qu’est l’Homme, nous devrions savoir d’abord ce qu’est l’animal », comme ce qu’est un arbre également, au sens de Marc Aurèle, bref, tous les êtres, animés et inanimés.

Chez bien des philosophes grecs anciens, il est peu de différence entre l’homme et l’animal, entre l’animal et la plante, toutes ces vies étant inextricablement imbriquées comme l’affirme Marc Aurèle.

Par ailleurs, l’éducation de Marc Aurèle, futur philosophe stoïcien comme futur empereur romain et auteur des Pensées, sous le regard attentionné d’une mère pétrie de culture grecque ancienne, le prédisposait sans doute non seulement à la présence d’animaux auprès des hommes,  comme au mélange des conditions et des sorts des uns et des autres.

En effet, les contes et comptines racontés par les mères près du berceau pour endormir leur enfant, achèvent d’imprégner profondément cette vision de l’Univers. C’était surtout le cas des enfants grecs de l’Antiquité.

Hymne à la Nature

« Tout ce qui te convient, ô Monde, me convient aussi ! Rien n’est pour moi prématuré ou tardif de ce qui pour toi vient à point.
Tout ce que m’apportent tes saisons est pour moi un fruit savoureux, ô Nature ! Tout vient de toi ; tout est en toi ; tout rentre dans toi.
La Terre aime la pluie. Le Ciel divin aime aussi la pluie. Le Monde aime produire tout ce qui doit se produire. Je dis donc au  Monde : "J’aime ce que tu aimes !"
 »
(Marc Aurèle, Pensées).

Toute la nature est belle

« Les épis courbés vers la terre, le sourcil du lion, l’écume qui coule de la gueule des sangliers, et tant d’autres choses qui, lorsqu’on les observe en détail, sont loin d’être belles, nous plaisent pourtant parce qu’elles sont des ornements des êtres et qu’elles dérivent de leur nature.

Si nous avions un sens, une intelligence plus profonde des lois de la production de l’univers, tout nous paraîtrait harmonieux, même ce qui n’est qu’un prolongement accidentel des choses. Nous regarderions alors les vrais gueules béants d’animaux sauvages avec autant de plaisir que celles dont les peintres et les sculpteurs nous donnent une représentation imaginaire. Une vieille femme, un vieillard, pourraient avoir, à nos yeux guidés par la sagesse, une jeunesse, une beauté, les charmes mêmes de l’enfance. » (Marc Aurèle, Pensées).

« La Nature rend chacun de nous capable de supporter ce qui lui arrive. » (Marc Aurèle, Pensées).

 

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24 mai 2020 7 24 /05 /mai /2020 08:51

PETITE VISITE DOMINICALE AUX SAGES DE LA ROME ANTIQUE DONT LA PENSÉE LUMINEUSE ÉCLAIRE TOUJOURS NOTRE CHEMIN (3)

MARC AURÈLE, EMPEREUR PHILOSOPHE STOÏCIEN ATYPIQUE

« Tout est beau pour qui sait voir » (Marc Aurèle)

Rarement un empereur romain aura été aussi diversement jugé, apprécié par ses contemporains comme par la postérité. Et si cette diversité de jugements, d’avis provenait tout simplement de l’originalité et de la spécificité du personnage et de son œuvre ? Et tout d’abord de cette double vision incarnée dans le titre que porta cet empereur toute sa vie :

« Empereur-philosophe ».

Cependant, aucun autre titre ne saurait mieux désigner cet empereur, ce qu’il fut et ce qu’il fit. Car empereur, il le fut au sens plein du terme, à l’appréciation de la majorité de ses contemporains, et philosophe, il le fut incontestablement par sa pensée, sa manière d’être, ses écrits...
Seul dans son genre, certes, original mais surtout fécond et d’une profondeur de pensée rare, au service de l’Humanité entière.
Jugé faible, indécis par quelques contemporains, mais d’une vaillance sans faille par les autres, l’histoire de la Rome du 2e siècle après J.C. n’est sans doute pas étrangère à cette double vision du personnage.
Le jugement de la postérité apparait plus unanime que celui des contemporains du IIe siècle.

Marc Aurèle (121-180 ap. J.C.)

Un empereur pétri de culture antique grecque

Premier empereur philosophe connu de l’histoire romaine, Marc Aurèle, issu de la dynastie des Antonins, est né en 121 après J.C. et mort en 180 après J.C).
Orphelin de père tôt, il doit l’essentiel de son éducation à sa mère et aux précepteurs dont celle ci entoura son enfant.
 La mère, décrite comme « 
noble, riche et pieuse » mais surtout comme « d’une rare finesse de traits qui joignait aux avantages du corps, la grâce plus parfaite d’une âme cultivée ».
La mère eut à cœur de donner à son fils une solide culture grecque et romaine, la meilleure formation d’un futur empereur romain.
Afin d’éviter à son enfant chétif, frêle, physiquement faible, la rudesse au contact des autres enfants plus forts t plus musclés et physiquement plus endurcis, elle obtint pour lui une dispense de la fréquentation de l’école publique, se chargea elle-même de sa formation en langue grecque, et sut l’entourer entourer des meilleurs précepteurs de  l’époque..

« En te levant chaque matin, rappelle-toi combien précieux est le privilège de vivre : de respirer et d’être heureux » (Marc Aurèle)

Par les soins de ces précepteurs, l’éducation et la formation du jeune futur empereur romain n’eurent rien à envier à celles d’un jeune athénien de bonne famille du IIe siècle après J.C.
Ainsi Marc Aurèle, dès le plus jeune âge, put bénéficier d’une culture des plus complètes, nourrie aux meilleures sources.
 À «  
L’éducation littéraire qui s’obtenait surtout par la lecture et le commentaire des poètes épiques, lyriques et tragiques, et des grands prosateurs, Marc Aurèle adjoignit cette formation esthétique, que donnaient la musique, l’art du chant et celui de la danse. »
Mais ce bagage culturel déjà conséquent, ne put détourner le jeune Marc Aurèle de ce qu’il est convenu de considérer comme une passion et une véritable « vocation » : la philosophie stoïcienne, qui exerça une forte attirance sur lui dès son plus jeune âge.

« L’émeraude ne perd pas sa valeur faute de louanges »  (Marc Aurèle)

Pétri de culture grecque, philosophe stoïcien, Marc Aurèle ne pouvait cependant échapper à son destin, celui  d’empereur par son ascendance.
Il le savait, il s’y était préparé culturellement, psychologiquement. Sa vocation de philosophe stoïcien ne fut sans doute pas sans incidence sur l’exercice de son métier d’empereur.
Empereur à 39 ans, à un moment critique du destin de l’Empire, cerné de toutes parts par ses ennemis les plus irréductibles, le jeune empereur fait crânement face.
L’empereur-philosophe se révéla un habile chef de guerre, et jamais ne fut pris au dépourvu par les ennemis de l’Empire, lesquels virent leurs assauts voués à l’échec. C’est un « miracle » car ayant toujours préféré la philosophie stoïcienne à la formation militaire, il se fit soudainement « chef militaire » et participa à toutes les batailles en fin stratège.

Un empereur atypique et exemplaire


« Notre vie est ce qu’en font nos pensées. » (Marc Aurèle)

Marc Aurèle ne fut pas qu’un empereur militairement à la hauteur de sa charge ; Il fut aussi un administrateur efficace.
Il est crédité d’une réorganisation de l’administration de l’empire romain, qu’il rendit plus juste, plus humaine, avec un souci remarqué pour le sort des plus faibles et un souci permanent de l’équité.
Seuls les Chrétiens furent tenus à l’écart de cette mansuétude de l’empereur.

(Ce n’est pas que Marc Aurèle n’aimait pas les Chrétiens, mais parce qu’à son époque, la religion chrétienne était interdite dans l’empire pour éviter qu’elle face concurrence au culte impérial auquel tous les Romains devaient adhérer obligatoirement. Il en fut ainsi jusqu’au règne de l’empereur Constantin qui, par l’édit de Milan en 313, mit un terme à la persécution des Chrétiens. Il finit par se convertir lui-même au christianisme.)

« La nature est dans chacun de nous.
La nature rend chacun de nous capable de supporter ce qui lui arrive »
(Marc Aurèle)

 Sans doute inspiré par son bagage culturel grec, Marc Aurèle montra, sa vie durant, un attachement non feint et un goût jamais démenti pour la Nature ainsi que tous les éléments qui la composent, au point de ne pas toujours  dissocier nature et homme, dans ses écrits comme dans sa pensée les deux sont indissociables.

Pour Marc Aurèle, en effet, comme pour nombres de philosophes grecs antiques, la vie de l’homme et la nature  sont inextricablement liés ; convaincu qu’il était que sans le bien-être de la plante, de l’animal, de la petite fourmi au plus massif des fauves … le bien-être de l’homme n’est que vain mot. Ainsi « le petit ruisseau qui serpente péniblement dans l’immensité de la forêt attire son attention et occupe son esprit. »

Des sages de l’Antiquité gréco-romaine aux Humanistes européens des XV et XVIe siècles, le goût et le respect de la Nature en héritage ?

Pensées pour moi-même ou les Pensées
Livre-monument, livre-énigme

Enfin, dernier acte de l’empereur Marc Aurèle, la rédaction d’un ouvrage atypique à bien des égards, car chargé de questions et d’énigmes non élucidées.
La seule certitude est que ce livre fut rédigé à la fin de sa vie, et qu’il recense les expériences personnelles de même que l’univers de valeurs de l’auteur : valeurs morales et civiques.

Un lire écrit en grec, par un empereur romain.

Livre-piège ?

En effet sa lecture et son contenu ont induit en erreur bien des historiens anciens et modernes qui ont crû voir dans cet ouvrage un simple recensement des souvenirs de son auteur.

Or, ce livre, bien qu’il porte en titre l’expression « moi-même », est en réalité une invitation de tous ses lecteurs à une sorte de « pèlerinage » en eux-mêmes, et en cela ce livre a un caractère et une destination universelle, c’est-à-dire conçu à l’intention de tous les Humains de tous les temps, de tous les lieux.

« Les Pensées sont donc un précieux document sur la vie philosophique de Marc Aurèle. Selon les recommandations des stoïciens, il s’efforce tout d’abord de se remémorer le but fondamental de la vie, l’accord avec la nature, c’est-à-dire avec la raison, sous ces trois modes : la raison intérieure au cosmos, la raison intérieure à la nature humaine, la raison intérieure à l’individu humain…

Marc Aurèle définit à plusieurs reprises ces trois aspects de la vie philosophique : critiquer nos propres représentations pour ne juger que conformément à la raison qui est en nous, agir avec justice à l’égard des autres hommes conformément à la raison immanente au corps social, acceptée avec amour les évènements que nous impose le destin, en nous conformant à la raison immanente au cosmos.

Les Pensées sont, pour une grande part, des variations sur ces trois thèmes fondamentaux. Mais on y trouve aussi d’autres exercices spirituels : examen de conscience, la préparation intérieure aux difficultés de la vie, la méditation des dogmes fondamentaux du stoïcisme, l’application de ces principes aux cas particuliers qui peuvent se rencontrer dans la vie de tous les jours.

Ce qui a fait le succès de l’œuvre de Marc Aurèle à travers les âges, c’est tout d’abord, précisément, son universalité : il s’agit d’un effort sans cesse renouvelé pour se libérer des préjugés courants, du point de vue égoïste et individuel et pour se replacer dans la perspective du cosmos et de la raison universelle. » (Encyclopédie Universalis)

« Sois comme un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser ; le promontoire demeure immobile, et dompte la fureur de l’onde qui bouillonne autour de lui. »  (Marc Aurèle)

 

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17 mai 2020 7 17 /05 /mai /2020 09:14

PETITE VISITE DOMINICALE AUX SAGES DE LA ROME ANTIQUE DONT LA PENSÉE LUMINEUSE ÉCLAIRE TOUJOURS NOTRE CHEMIN (2)

CICÉRON : HUMANISME ET HUMANITÉ

La Famille Humaine

Cicéron (nom latin : Marcus Tullius Cicero), 106-43 av J.C.
Mort assassiné à 63 ans.

Homme politique, orateur hors paire, rhétoricien, écrivain romain, Cicéron est un des hommes publics les plus brillants de l’une des périodes les plus troublées de l’histoire de Rome : la charnière entre la fin de la République et la naissance de l’Empire. Chacun de ces deux systèmes politiques ayant ses partisans et ses adversaires.
Le tempérament de Cicéron le prédisposait (sans doute) à l’engagement politique dans l’un ou l’autre des deux camps.

Bien qu’issu d’une famille plébéienne(ou de la bourgeoisie, équivalent de tiers état de la France d’ancien Régime) et non de la noblesse comme la plupart des hommes politiques de son temps, il s’éleva au-dessus de sa condition sociale, à force de volonté, d’intelligence et de savoir-faire, jusqu’à se hisser au  plus sommet de la hiérarchie politique romaine en devenant sénateur.
Après de brillantes études de droit et une solide formation en rhétorique, il met à profit son talent d’avocat et son éloquence verbale. Sa carrière politique en fut sans doute bénéficiaire, en même temps qu’une telle situation crée généralement une cohorte de jaloux et d’opposants « naturels ».
« 
Cicéron est de ces humanistes qui ne mettent rien au dessus de la littérature. » dira de lui un de ses biographes. Certes, mais il est aussi de ces intellectuels qui ne rechignent pas à retrousser leurs manches pour descendre dans l’arène en vue de défendre « bec et ongles » leurs idées dès l’instant qu’ils sont persuadés que cela en vaut la peine.

Jules César (100-44 av J.C.)

L’homme de lettres, l’humaniste, ne peut en conséquence se tenir à l’écart du tumulte politique qui agite Rome et dont les principaux protagonistes, issus de la plus haute noblesse romaine ont nom : Jules César, Pompée, Catilina…
Cicéron ne peut demeurer à l’écart de la guerre qui oppose César à Pompée. Il se range au côté du futur vaincu : Pompée.
Sa carrière politique ne pourra s’en remettre.
Exilé de Rome, il rentre après avoir effectué son temps d’exil imposé par la loi. Puis dans le conflit qui l’oppose à Antoine, il est encore perdant et assassiné en 43 av J.C.
Mais sa prodigieuse production littéraire lui permet de briller autrement, et longtemps, en Europe, notamment au 19e siècle, puis partout dans le monde cultivé, de tout temps.

L'assassinat de Cicéron illustré dans De casibus virorum illustrium (France, XVe siècle)

Quel meilleur régime politique pour la Cité ?  ce demande Cicéron.

La République ou la Monarchie ?
La République, c’est la justice, le respect de tous les citoyens, l’intégrité absolue.

La Monarchie

« En lui-même en effet, le gouvernement royal non seulement n’a rien qui appelle la réprobation, mais ce pourrait, si je pouvais me satisfaire d’une forme simple, être celui que de beaucoup je préfèrerais aux autres formes simples, à condition qu’il observât son caractère véritable, c’est-à-dire que par le pouvoir perpétuel d’un seul, par son esprit de justice et sa sagesses, le salut, l’égalité et le repos des citoyens fussent assurés. […]
Voyez-vous maintenant comment un roi est devenu un despote et comment, par la faute d’un seul, la meilleure forme de gouvernement est devenue la pire. […] Sitôt en effet que ce roi s’est écarté de la justice dans la domination qu’il exerce, il devient un tyran, et l’on ne peut concevoir d’animal plus affreux, plus hideux, plus odieux aux hommes et aux dieux. » (De la République [51 av J.C.], livre II).

Loi naturelle, loi divine

« Il est une loi, la loi vraie, la droite raison, conforme à la Nature, présente en tous les êtres, toujours d'accord avec elle-même, éternelle, dont la voix nous prescrit nos devoirs, dont les menaces nous détournent du mal, loi dont l'homme de bien ne méconnaît jamais ni les prescriptions ni les défenses, et à laquelle seuls les méchants se montrent indifférents. Cette loi n'admet ni amendement ni dérogation ; l'abroger est impossible. Ni le Sénat ni le peuple n'ont le pouvoir de nous en affranchir (...) Elle est la même à Rome et à Athènes, la même aujourd'hui, la même demain.

C’est cette seule et même loi, éternelle, immuable, qui embrasse tous les peuples et tous les temps, car c'est aussi un seul et même Dieu, maître commun et souverain de tous les êtres, qui l'a conçue, méditée, fixée. Désobéir à cette loi, c'est mépriser la nature humaine, c'est s'infliger ainsi le plus terrible châtiment, quand même on échapperait à ce qu'on regarde comme des supplices. » (Cicéron, De la République)

 

Cicéron : pensées et actions du philosophe humaniste

La culture générale

« Pour le véritable orateur, tout ce qui fait partie de la vie humaine, pour autant qu'il y est engagé et qu'elle est la matière de son art, doit être étudié, écouté, lu, disputé, mis en question. Car l'éloquence est une des plus grandes vertus : certes, ces dernières sont toutes égales et pareilles, mais pourtant certaines plus que d'autres ont l'éclat de la beauté ; il en est ainsi de cette puissance qui, ayant embrassé la science du réel, développe si bien en paroles ce que l'esprit perçoit et décide, qu'elle peut, en pesant sur les auditeurs, les pousser où elle veut. Mais plus grande est cette force, plus elle doit être accompagnée de probité, et d'extrême prudence. Si nous donnons les richesses de la parole à des gens qui manquent de ces vertus, nous n'en aurons pas fait des orateurs, mais nous aurons livré des armes à des fous furieux. (De l’orateur)

Le rire et l’éloquence

« En ce qui concerne son domaine, et, pour ainsi parler, ses frontières, le ridicule consiste en une sorte de honte et de laideur. L'on rit seulement ou surtout de ce qui, sans être honteux soi-même, fait remarquer ou signale quelque honte. (...) Il appartient tout à fait à l'orateur d'exciter le rire : c'est que la bonne humeur même vaut de la bienveillance à celui qui l'a excitée ou bien que l'acuité d'esprit, souvent concentrée en un mot, excite toujours une surprise admirative, surtout dans une réponse, mais parfois aussi dans le harcèlement des attaques ; le ridicule brise aussi l'adversaire, le gêne, l'affaiblit, le terrifie, le réfute : il montre que l'orateur est cultivé, raffiné, de bon ton ; surtout, il adoucit et relâche tristesse et sévérité, et dissout par la plaisanterie et par le rire des motifs d'hostilité qu'il serait difficile d'amenuiser par l'argumentation (...) Ni la méchanceté insigne et jointe au crime, ni l'extrême misère ne se prêtent au rire. Les fripons réclament des blessures plus fortes que celles du rire ; l'on ne doit point se jouer des malheureux, à moins, par hasard, qu'ils ne se vantent ; surtout, il faut accorder beaucoup à l'attachement mutuel des hommes afin d'éviter des paroles imprudentes contre ceux qui sont aimés. » (Id)

Perfection de la nature

« Mais cette merveille incroyable que la nature a presque partout accomplie, apparaît aussi dans le langage : ce qui comporte en soi le plus d'utilité possède aussi la dignité, et même souvent le charme. C'est pour le salut et pour la conservation de tous les êtres que nous voyons le monde et l'univers ainsi constitués : un ciel sphérique, la terre au milieu, maintenue par la force et l'impulsion qui lui sont propres, la marche circulaire du soleil (...), la lune, selon qu'elle s'approche ou s'éloigne, recevant sa lumière (...). Ces êtres ont une telle vertu que le moindre changement détruirait leur cohérence, une telle beauté qu'on ne peut concevoir l'idée d'une vision plus parfaite. Reportez maintenant votre attention sur l'aspect et la figure des hommes, ou même des autres vivants. Vous trouverez qu'aucune partie du corps n'a été forgée sans quelque nécessité, et que sa beauté, dans l'ensemble, a été comme parfaite par l'art, non par le hasard. Que dire des arbres, dans lesquels le tronc, les branches, les feuilles ne servent qu'à maintenir et préserver la nature ? Nulle part, cependant, le charme n'est absent. Mais laissons la nature, voyons nos arts (...). Les colonnes soutiennent les temples et les portiques ; mais elles n'ont pas plus d'utilité que de noblesse. Le faîte illustre du Capitole, comme ceux des autres sanctuaires, a été bâti non par le charme, mais par la nécessité même. En effet, l'on avait d'abord cherché par quel moyen l'eau pourrait s'écouler des deux côtés du toit, et la noblesse du fronton a fait suite à son utilité, si bien que, même si le Capitole avait été bâti dans le ciel où il ne peut pleuvoir, il semble que, sans son fronton, la noblesse lui aurait fait défaut. Il en va de même dans toutes les parties du discours : l'utilité, la nécessité presque engendrent une certaine douceur mêlée de grâce... » ((Id)

L’éloquence parfaite unit toutes les formes de beauté

« Celui-là sera donc éloquent, répétons-le, qui pourra dire les petites choses sur un ton humble, les moyennes, sur un ton mesuré, les grandes avec gravité (...). Il n'y a aucune espèce de mérite oratoire qui ne soit dans mes discours, sinon dans sa perfection, au moins à titre d'essai et d'esquisse. Nous n'arrivons pas au but, mais nous voyons ce qui lui convient. Et nous ne parlons pas aujourd'hui de nous, mais de l'éloquence : là, nous sommes si loin d'admirer nos œuvres, nous sommes si difficiles et moroses que Démosthène lui-même ne nous satisfait pas ; pourtant il se dresse seul parmi tous dans tous les genres d'éloquence, mais il ne remplit pas toujours mes oreilles : si avide et si vaste est leur attente, qui toujours appelle quelque chose d'immense et d'infini... » (Id)

Le droit naturel

« Les hommes les plus savants ont trouvé bon de partir de la loi ; ils font bien, à mon avis, s'il est vrai, selon leur définition, que la loi est la raison suprême, inscrite dans la nature, qui ordonne ce qui doit être fait et interdit le contraire. Cette même raison, lorsque dans l'esprit humain elle a reçu affermissement et perfection, est la loi. C'est pourquoi ils pensent qu'elle est constituée par la prudence. (...) Mais puisque tout notre discours traite un sujet qui intéresse le peuple, il sera parfois nécessaire de s'exprimer de façon populaire et d'appeler loi le texte écrit qui fixe ce qu'il veut par une prescription ou une interdiction. Cependant, pour fonder le droit, nous partirons de cette loi suprême qui est née de tous temps, avant la constitution de la loi écrite, ou même des cités » (Des lois)

Cicéron consul

Un consul populaire

« J’ai déclaré dans le sénat que je me comporterais en consul populaire. Quoi de plus populaire que la paix dont semblent se réjouir non seulement les êtres animés, mais nos maisons et nos champs ? Quoi d’aussi populaire que la liberté ? Non seulement les hommes, mais les animaux eux-mêmes la préfèrent à tout. Quoi de plus populaire que le repos ? Il est si favorable qu’après nos ancêtres, après les hommes les plus courageux, vous avez estimé devoir affronter les plus grandes peines pour jouir enfin du repos – surtout s’il s’y joint le pouvoir et la dignité (…). Comment donc, citoyens, pourrais-je n’être pas populaire, quand je vois tous ces biens, la paix, à l’extérieur, la liberté, privilège de votre nom et de votre race, le repos à l’intérieur, enfin tout ce qui vous est précieux et cher, mis sous la sauvegarde et pour ainsi dire le patronage de mon consulat ? Car vous ne devez pas considérer comme populaire ni même utile cette largesse déjà annoncée, qu’on peut bien faire miroiter en paroles, mais qui est irréalisable à moins de ruiner les caisses publiques ; en vérité, on ne peut considérer comme populaires le bouleversement des tribunaux, l’impuissance de la justice, la restitution de biens des condamnés… » (Discours au peuple sur la loi agraire)

« Il faut respecter tous les hommes, les nobles et les autres. » (Cicéron)

 

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10 mai 2020 7 10 /05 /mai /2020 07:14

Louis XIV (1638-1715)

LOUIS XIV ET SES CONTEMPORAINS DANS LE REGARD DES PEUPLES DE LA CÔTE AFRICAINE (3)

Le fatalisme, puissant facteur de dissolution de la volonté et d’aliénation de l’esprit

Le Roi-Soleil

Reste une énigme non encore élucidée :
Pourquoi un tel attachement du Roi-Soleil à l’Afrique noire et à ses peuples, durant tout un règne ?
Pourquoi une telle amitié avec des souverains africains pendant si longtemps ?

Quel était son objectif ou ses ambitions sur le continent africain ?
S’arroger le monopole du juteux commerce des esclaves en boutant hors d’Afrique ses principaux adversaires européens qu’étaient les Hollandais et les Anglais ?
Et comme le lui suggérait son fidèle ministre Jean-Baptiste Colbert, attaquer ces concurrents et ennemis là où ils puisent l’essentiel de leurs forces économiques et militaires ?
Et pour atteindre ces buts, entrer dans la bonne grâce des rois africains en les comblant de présents et d’amabilités ?

Les hypothèses ne manquent pas, autant pendant le règne de Louis XIV que de nos jours.

Alors, pourquoi l’Afrique, pourquoi tant de sollicitude pour des rois africains qu’il n’a jamais rencontrés (excepté l’accueil des enfants de certains d’entre eux à la Cour du Roi ; l’exemple le plus marquant étant le séjour d’Aniaba dont Louis XIV assura l’éducation puis la formation militaire, et duquel il fit son filleul en lui donnant son nom (Louis, Louis Aniaba), avant de le faire baptiser par Bossuet, en grande pompe, et le nommer à la tête du régiment de Picardie).
Toute cette « amitié » à l’égard des souverains africains était-elle motivée (comme certains ont pu le penser) par le besoin d’esclaves (main-d’œuvre  servile) pour la mise en valeur des colonies françaises d’Amérique ?

Car Louis XIV avait à cœur, inspiré en cela par Colbert, d’interdire le commerce d’esclaves africains, à ses principaux rivaux, en tout premier lieu, à son ennemi le plus constant et le plus dangereux : les Hollandais ?
Le roi fut en effet, persuadé par Colbert que les Hollandais puisaient l’essentiel de leurs forces militaires et de leurs richesses, du commerce de traite des Noirs d’Afrique.

Tâche difficile mais à laquelle s’attela le roi.
Il commença par interdire l’approvisionnement en esclaves des colonies françaises, au grand dam des planteurs  nationaux des Antilles qui profitaient depuis toujours du dynamisme des marchands hollandais pour se pourvoir en main-d’œuvre noire à bon marché, évitant ainsi les aléas de ce commerce, les périodes de pénurie, de même que les multiples dangers de la longue traversée de l’Afrique  aux Antilles. Les Hollandais étaient réputés maîtres dans ce trafic, à la fois sur le continent africain, et dans  l’art de la traversée des mers sans  trop d’encombres.

Dans ce dessein, afin de parvenir à ses fins, Louis XIV mit sur pied une « Police des Mers », chargée d’arraisonner tous les navires étrangers transportant des esclaves vers les Antilles. La cargaison d’esclaves était déclarée de « bonne prise ». Les esclaves « libérés » étaient pris en charge et acheminés vers leur foyer en Afrique, aux soins et avec la bénédiction du roi de France.

Mais surtout, après le triomphe de l’armée de Louis XIV contre ses adversaires, Portugais, Hollandais et Anglais,sur le continent, pour les Africains, naturellement, le roi de France méritait plus que quiconque le titre de « plus Grand Empereur de l’Univers ».

Les présents réguliers provenant du Roi-Soleil, et acheminés par des émissaires, envoyés spéciaux du roi de France vers leurs destinataires africains, ses homologues, achevaient de consolider l’image du Grand Roi sur le continent et de faciliter le commerce d’esclaves à son profit.

Pour les Africains, l’excellence des armes françaises ne souffrait aucun doute, de même que la qualité et le goût des marchandises françaises de traite dont raffolaient les rois et dignitaires africains de la Côte, en particulier l’eau-de-vie en provenance de France, jugée par eux la meilleure au monde, même si, par ailleurs, les Français étaient jugés piètres commerçants par leurs partenaires africains (en comparaison des Hollandais et des Anglais). Pendant toute la période, l’eau de vie française a bénéficié d’une réputation d’excellence  (entretenue par  l’État français), ce qui fit le bonheur des viticulteurs bordelais, entre autres.

Mais, justifier l’intérêt pour l’Afrique, que Louis XIV manifesta tout son règne durant, par la seule volonté de se procurer des esclaves, n’est-il pas réducteur et quelque peu prosaïque ?

Pour au moins deux raisons :
D’abord parce que ce ne fut pas Louis XIV qui ouvrit la France à ce commerce, même s’il l’érigea en service d’État à partir de 1671. C’est bien Louis XIII qui, après avoir résisté longtemps à la demande des marchands français finit par se résoudre à accepter l’entrée de la France dans le commerce triangulaire longtemps après les Anglais, Hollandais et surtout Portugais.

L’argument par lequel les marchands français « convertirent » Louis XIII était que ce commerce était l’unique moyen de soustraire ces malheureux esclaves à un sort encore plus cruel : celui d’être « massacrés par leurs rois » ou condamnés à un sort encore moins enviable.
Mais, qu’au contraire, en les « transplantant dans les colonies françaises », non seulement on leur permettait d’échapper à un sort funeste, mais qu’on assurait par ce moyen la richesse de la France (grâce à celle de ses colonies d’Amérique) et surtout, en baptisant ces malheureux dans la foi chrétienne, on assurait le salut de leur âme dans l’au-delà. Louis XIII fut convaincu. Il autorisa les marchands et marins français à participer, à leur tour, à la traite des esclaves africains (au commerce triangulaire).

Autre raison de l’attachement de Louis XIV au continent africain, selon des sources d’archives, et des témoignages, il aimait affirmer qu’il avait « toujours eu de l’estime et du respect pour les peuples d’Afrique » (voir Mémoires de Louis XIV).

Un autre aspect caractéristique du règne de Louis XIV : le refus de l’introduction d’esclaves en France. Tout esclave « foulant le sol de France, est déclaré immédiatement libre », car « la France est le pays des Francs », conformément à l’édit de Louis X le Hutin (roi de France de 1314 à 1356).
Louis XIV se conforma scrupuleusement à cette doctrine tout le long de son règne. Il fit aussi libérer plus d’une fois, les esclaves noirs au service de riches planteurs français des Antilles, de retour au pays pour les vacances ou pour affaires.

Note : Il est bon de préciser que les gains tirés de ce commerce d’esclaves n’allaient pas dans les caisses du roi mais dans celles des Compagnies et de leurs actionnaires, puis dans celles des marchands particuliers qui ont insisté auprès du roi pour que le commerce des esclaves soit ouvert à tous. Ils obtinrent gain de cause vers la fin du règne de Louis XIV. En revanche, l’État prélevait des taxes, et sur les gains de Compagnies, et sur les activités des marchands privés engagés individuellement dans ce trafic.

Roi d'Ardres (actuel Bénin)

« Comme l'a si bien montré Véronika Gorog-Karady, l'ensemble de ces croyances peut se ramener à trois thèmes principaux :

- le Blanc : divinité aquatique ;

- le Blanc : revenant (métamorphose des morts) ;

- le Blanc : source de richesse matérielles inépuisables.

 

A ces thèmes, on peut ajouter celui du diable.

Le premier thème (le Blanc, divinité aquatique) est celui qui lie la nature du Blanc aux forces surnaturelles. Cette nature prend ainsi des  aspects fort variés et, en général, pour les peuples côtiers, le Blanc est d'abord une divinité aquatique, qui, le plus souvent vient de l'eau de mer, à moins qu'elle ne sorte d'un fleuve. Ce "génie des eaux" peut être bienfaisant ou maléfique. Il est de tradition chez la plupart des peuples côtiers de rendre un culte aux divinités aquatiques. Ainsi, pour les peuples de Juda, la mer est la deuxième des principales divinités après le serpent, et tout ce qui vient de la mer est chargé de symboles divins. Le caractère étrange des navires à bord desquels arrivèrent les premiers Européens ajoute au mystère de leur être et explique la crainte, voire parfois la terreur, qu'ils inspirèrent aux autochtones. Aussi, pour la plupart d'entre eux, la première réaction a-t-elle été la fuite, car le Blanc, qu'il soit dieu, messager de dieu, porteur de bien-être ou diable dispensateur de maléfices, reste un être entouré de mystère parce que au-dessus de la norme, donc supérieur en bien ou en mal. »

« L'auteur anonyme du 18e siècle, déjà cité, présente en ces termes les rapports entre les Français et les Africains sur la côte du Bénin, dans un chapitre intitulé "Royaume du Bénin 1702" :
"Sans aimer les Européens, ils sont forcés de les regarder comme supérieurs à eux par leurs découvertes, leurs arts et leurs connaissances. Lire et écrire sont pour eux une merveille qu'ils ne peuvent imiter et que leurs dieux leur ont refusée."
 

La croyance des Africains de ce pays qui attribue aux Européens la richesse intellectuelle, celle du savoir, et aux autochtones la richesse matérielle trouve son fondement dans la légende suivante, rapportée par le même auteur et à travers laquelle il apparaît que, d'une certaine manière, le regard porté sur le Blanc se réfléchit sur le Noir lui-même.

" Ils disent à ce sujet que, lorsque le grand Être, dont ils ont une idée confuse, eut créé le monde, il fit des hommes noirs et des hommes blancs. Les premiers étaient ses créatures favorites, les objets de sa complaisance ; il les fit venir devant lui et leur dit : « Mes enfants chéris, je veux vous rendre heureux, mais il faut que vous le méritiez. Parmi les biens que je puis vous accorder, il y en a de deux espèces, choisissez entre les richesses et les connaissances : voilà de l'or d’un côté, voilà de l'autre le talent de lire et d'écrire. Les Nègres avides se jetèrent sur l'or qui frappait leurs yeux. les Blancs, plus curieux, considérèrent le livre et la plume. Dieu fut fâché que ses créatures favorites eussent fait un si mauvais choix. Il voulut les punir, et les condamna à être les esclaves des Blancs."

 

Et l'auteur ajouta : "D'après cette tradition, ils sont fermement persuadés qu'il n'y a que l'or dans leur pays, et qu'aucun Nègre ne saura jamais lire ni écrire. Ils ont cependant quelques exemples du contraire."

 

Une autre version de ce thème est rapportée par Labat, d'après des confidences d'Africains :

"Des trois enfants de Noé, l'un était blanc, l'autre basané, et le troisième noir ; leurs femmes étaient de la couleur de leurs maris. Noé étant mort, ses trois enfants s'assemblèrent pour faire le partage des biens qu'il avait laissés. Ces biens consistaient en or, argent, pierreries, ivoire, toiles, étoffes, pagnes, chevaux, chameaux, bœufs, moutons et autres bestiaux.  Il y avait aussi des armes, des meubles, des grains, du tabac, des pipes et autres choses semblables. On mit en ordre toutes ces choses, et l'on remit le partage au lendemain, parce qu'il était trop tard ce jour-là. Les trois frères soupèrent ensemble et de bonne amitié, burent et fumèrent, et se couchèrent ; mais ils ne dormirent pas tous également. Le blanc, qui était bien plus vigilant que les deux autres, se leva doucement et, prenant tout ce qu'il y avait de meilleur, comme l'or, l'argent, les pierreries, l'ivoire et les meules les plus précieux, les chargea sur les meilleurs chevaux et s'enfuit au pays où l'on voit encore aujourd'hui que les Blancs sont établis.

Le maure, s'étant éveillé quelque temps après le départ de son frère blanc, et ne le trouvant plus, ni les meilleurs effets de leur commune concession, se hâta de s'emparer des chameaux, des chevaux, des bœufs, des tapis et autres meules qu'il put charger sur ces animaux, et se retira dans le pays où il avait résolu de fixer sa demeure.

Le nègre, comme le plus paresseux, ne s'éveilla que le dernier, et fort tard, et il fut bien étonné de ne plus voir ses frères et de trouver la maison vide, à exception de quelques pagnes, de quelques pipes, du tabac, du miel et du coton que ses frères avaient méprisés. Il vit bien qu'il était dupé et qu'il lui serait impossible de se faire rendre raison par ses frères, quand même il saurait l'endroit où ils s'étaient retirés.

Dans ces pensées affligeantes, il se mit à fumer et à penser à ce qu'il lui convenait de faire dans la situation où il se trouvait. Il crut que le meilleur parti qu'il pouvait prendre était d'attendre avec patience que les occasions se présentassent d'user de représailles et de s'emparer de tout ce qui pouvait tomber sous ses mains, en échange des biens que ses frères lui avaient enlevés ; c'est ce qu'il pratiqua exactement tant qu'il vécut et que ses enfants et leurs descendants pratiquent encore aujourd'hui."

 

Et Labat d'ajouter :

"Cette histoire sert merveilleusement bien selon eux [les Noirs] à excuser l'inclination que tous les nègres ont au larcin, et même le justifier quand on les prend sur le fait. "

 

Cette croyance en la supériorité technique du Blanc ira se renforçant au fil du siècle, se doublant de la croyance en sa science. Ce dernier aspect est attesté par Dominique Lamiral, voyageur français qui séjourna au Sénégal de 1779 à 1789 :

"La confiance qu'ils ont dans la science des blancs les porte à croire que ces derniers possèdent des remèdes assez puissants pour ranimer les vieillards, et rétablir l'équilibre entre leurs forces et leurs désirs. Plusieurs d'entre eux se plaignirent à Lamiral de l'inégalité qu'ils trouvaient entre les premières et les derniers et lui promirent de l'or et des esclaves s'ils parvenaient à la faire cesser. Notre voyageur les laissa dans cette croyance, et leur fit présent de quelques drogues aphrodisiaques, qui n'eurent qu'une faible influence sur eux quoiqu'elles eussent suffi pour tuer dix blancs. " (Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013, déjà cité).

Pour en savoir plus voir Tidiane Diakité, Louis XIV et l'Afrique noire, Arléa. Prix de l'Académie des Sciences d'Outre-mer ,2013

 

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3 mai 2020 7 03 /05 /mai /2020 07:14

Louis XIV (1638-1715)

LOUIS XIV ET SES CONTEMPORAINS DANS LE REGARD DES PEUPLES DE LA CÔTE AFRICAINE (2)

Le fatalisme, puissant facteur de dissolution de la volonté et d’aliénation de l’esprit

Le Roi-Soleil

Louis l’Africain

En réalité la France ne fut pas la première nation d’Europe à frayer le chemin du continent africain. Les Français furent de loin devancés par les Portugais qui s’y implantèrent dès le 15e siècle.
Les Portugais furent suivis par les Hollandais, redoutables ennemis du Roi Soleil, puis par les Anglais.
De la fin du 16e au début du 17e siècle, les ressortissants des autres pays d’Europe ne pouvaient se rendre en Afrique noire, s’y déplacer et entreprendre des activités commerciales sans la permission des Portugais.
Pourtant, Louis XIV fut de tous les souverains d’Europe, celui qui eut l’impact le plus fort sur les peuples d’Afrique, et de tous, celui qui sut créer avec les souverains locaux, les relations les plus solides.

Colbert Jean-Baptiste (1619-1683)

C’est Colbert, principal ministre de Louis XIV, qui fut à l’origine de l’empire colonial français d’Afrique. En effet, il fit miroiter au roi les avantages considérables du commerce des esclaves, en rapport avec la mise en valeur des colonies françaises d’Amérique (Antilles).
Avant le début du règne de Louis XIV, les marins normands ont fondé des postes (ou comptoirs) pour leurs activités commerciales sur les côtes du Sénégal, de même que sur le fleuve du même nom, commerce essentiellement fondé alors sur l’ivoire, l’or, la gomme…
Des marins dieppois fondèrent un établissement à l’embouchure du fleuve Sénégal, en 1659, qu’ils baptisèrent Saint-Louis, en l’honneur du jeune roi Louis XIV né en 1638.

Saint-Louis du Sénégal

 

Mais cette suprématie portugaise fut battue en brèche, d’abord par les Hollandais, puis par les Anglais ,et enfin par les Français, sous Louis XIV, qui mena une action armée considérable afin de déloger les Hollandais de l’île de Gorée, portugaise depuis 1444.
Les Hollandais furent délogés à leur tour de cette île par les Français en 1677. Pendant les guerres napoléoniennes, les Anglais, à leur tour, occupèrent l’île de 1802 à 1804. Puis, l’île de Gorée revient à la France à la faveur de la paix d’Amiens à partir de 1817. Gorée est ainsi le symbolise vivant de la rivalité acharnée entre Européens, en Afrique, du temps de Louis XIV.
Si les Portugais exercèrent une suprématie sans partage sur le continent noir du 15e siècle au début du 16e, les Français, sous le règne de Louis XIV, à leur tour, exercèrent la même suprématie vers la fin du 17e siècle, avant de la céder aux Anglais, à l’extrême fin du XVIIIe, et au XIXe siècle.

 Gorée

Français et Africains
Regards croisés

«Le regard porté sur les Africains n'est guère homogène ; les opinions défavorables voisinent avec des appréciations à leur avantage. Parmi les auteurs de relation de voyage de cette dernière catégorie, figure Villault de Bellefond, envoyé spécial de la Compagnie des Indes Occidentales, qui eut, en cette qualité, l'avantage de voyager tout le long des côtes africaines. Séduit et admiratif, il écrit :
"C'est pourquoi je leur ai donné cette relation [aux Français], pour leur faire voir que ce pays n'est pas si mauvais qu'on le dépeint, mais au contraire qu'il est beau et bon [...]. C'est là véritablement que la demeure serait agréable : tout contribue à y faire couler doucement la vie : la beauté et bonté du pays, le naturel doux et traitable de ses habitants, le riz et autre chose pour la nourriture, le gain considérable et les lieux propres à bâtir."

Partout où il se trouve sur la côte d'Afrique, et à chaque étape c'est le même débordement d'enthousiasme pour ce continent. Ainsi présente-t-il la Côte-des-Dents :

"C'est une des plus belles terres que l'on voie aux Côtes de Guinée : les coteaux et les vallées y sont admirables, la roche des montagnes, qui est rouge, dans la nuance des verdures dont elles sont ombragées, forme un aspect des plus délicieux ; mais entre toutes ces places, celle du Grand-Drouin et du Rio-Saint-André sont les plus belles. [...]. Pour le Rio-Saint-André, c'est, de toute l'Afrique, le plus propres à bâtir. Le séjour d'Afrique serait préférable à l'Europe si tout y ressemblait à cette terre de laquelle relève Sierra Leone."

Ces sentiments d'admiration vont aussi aux hommes et aux femmes, à leur physique aussi bien qu'à leurs traits de caractère.

Un autre voyageur, un religieux, qui se rendit en Afrique avant Villault de Bellefond, fait preuve de compréhension, voire d'une certaine indulgence. Il constate chez les naturels du Sénégal une certaine "brutalité de vivre", contrastant selon lui avec "la politesse que l'on pratique parmi les Français". Mais il n'en tire aucune conclusion défavorable à l'égard de ces "hommes noirs"; il considère la civilité comme "un privilège accordé par Dieu aux Européens, et dont ils doivent lui rendre grâce."

Les voyageurs contemporains du Roi-Soleil ont émis des propos bruts et directs, le plus souvent produits de leurs observations et de leur intuition, sans idée préconçue ni théorie orientée, contrairement à ceux du 19e siècle qui, pour un grand nombre, ont traduit leurs observations et leurs impressions en jugement de valeur, théorisant sur la supériorité ou l'infériorité des races, reliant couleur de peau et civilisation. Ils ont ainsi conclu sur l'infériorité et l'incapacité des Noirs africains à évoluer ; d'où la nécessité de leur trouver un tuteur qui les prît en main pour leur faire gravir, par étapes, les marches escarpées de l'échelle de la Civilisation ; en un mot, les civiliser ; mission sacrée dont l'homme blanc s'assigna la tâche sur le continent africain.

Pour l'explorateur britannique David Livingstone, cependant : "Il est aussi malaisé de résumer les qualités et les aptitudes ou inaptitudes du Noir-type que celles du Blanc-type." Et surtout, écrit-il : "Le Noir d'Afrique n'est ni meilleur ni pire que la plupart des enfants des hommes."

Les Français dans le regard de l'Africain

Dans le regard de l'Africain, les Français, c'est d'abord le roi de France vu par les souverains africains et leur entourage, ainsi que par les Grands, les chefs du royaume. Pour tous, cela ne souffre aucun doute, Louis XIV est le plus grand monarque d'Europe et du monde. Un roi inégalé par sa puissance, sa fortune, sa beauté et sa magnificence.

Les représentants de la France en Afrique ont, d'une certaine manière, contribué à la construction de cette image dans l'esprit des souverains africains qui les recevaient. Ainsi, André Bruë, en visite chez le roi siratik, dit "qu'il était venu pour renouveler l'ancienne amitié qui avait été de temps immémorial entre la Compagnie royale d'Afrique et lui, que cette Compagnie qui avait pour protecteur le plus puissant roi du monde, estimait si fort son amitié".

Les rois africains ont tant de fois entendu parler, par les Français, de cette puissance inégalée du toi de France, qu'ils ont fini par faire leur cette affirmation et l'image d'un monarque à la puissance incommensurable. Ainsi, le roi Acassiny d'Issiny, comme on l'a vu dans sa lettre à Louis XIV transmise par le chevalier d'Amon, le qualifie de "plus grand Empereur de l'Univers".

 

Les rois africains firent preuve d'une grande curiosité à l'égard du roi de France, curiosité mêlée de respect, d'admiration, mais aussi de crainte. La plupart d'entre eux furent littéralement subjugués par la grandeur et la puissance supposées de leur homologue français et ne cessèrent de manifester à son égard une déférence marquée.

Nonobstant la propagande hollandaise, continue et insidieuse. qui fait des Français les derniers de l'Europe pour la richesse et la maîtrise du commerce, les rois africains ont une idée fixe, à laquelle ils se sont toujours tenus : le roi des Français est le roi le plus puissant, et la France est la meilleure nation d'Europe. Si les Français sont parfois réputés piètres commerçants, leurs produits sont toujours considérés comme les meilleurs.

 

Louis XIV et ses sujets ne sont pas admirés seulement pour la puissance de leurs armes et le rayonnement de la nation, mais aussi et surtout pour le bon goût et les délices de leurs marchandises, au premier rang desquelles se placent les liqueurs, et par-dessus tout l'eau-de-vie, prisées par les rois et leur entourage, par les chefs, les marchants et négociants. Les présents faits aux rois par Louis XIV sont la parfaite illustration de l'excellence des produits français. C'est donc avec les Français qu'il faut faire commerce ; c'est donc eux qu'il faut accueillir de préférence à toute autre nation d'Europe, et c'est eux qu'il faut admirer et imiter.

 

Mais c'est par cette puissance même et cette force d'attraction irrésistible que les Français inspirent également la méfiance. Dans le regard composite des Africains, deux sentiments dominent : l'admiration et la crainte ; cette dernière suscitant la méfiance.

Cette méfiance est d'abord le fait des rois. De nombreux exemples en sont rapportés dans les mémoires et rapports, tel le suivant, extrait du Journal d'André Bruë :

 

"Le roi du Cayor ayant exprimé avec insistance le souhait de voir un vaisseau français de près, Bruë voulut combler ce désir somme toute assez légitime venant de la part d'un souverain qui avait toujours fait commerce le plus fructueux avec la seule nation de France. Il fait amener un navire appareillant avec un déploiement inhabituel de pompes. Le roi Latir-Fal Soucabé, entouré de tous les dignitaires du royaume et des courtisans, se rendit sur le rivage pour contempler ce spectacle. Mais c'est seulement du rivage qu'il entendait jouir dudit spectacle. On fit faire quantité de mouvements à ce petit vaisseau ; et les Français s'étaient attendus que le roi monterait à bord. Mais, soit qu'il craignît la mer, ou, qu'ayant à se reprocher ses extorsions et ses violences [perpétrées si souvent aux dépens des Français], il appréhendait qu'ils ne le retinssent prisonnier, il n'osa se procurer cette satisfaction. "

 

Cet épisode n'est pas sans intérêt quant à la nature des relations des Français avec les Africains de la côte en ce 17e siècle finissant. Le commerce de traite constituant le ressort principal de ces rapports, comme tel, il nourrissait à la fois crainte et méfiance, non seulement du côté des rois, mais aussi des marchands d'esclaves et dans le peuple.

Cette méfiance de la part des rois et de la population semblait justifiée, car des sources relatent plusieurs cas où le roi et sa suite, invités à monter à bord d'un navire en signe d'amitié avec le capitaine, se sont retrouvés dans les chaînes au milieu d'autres esclaves, parfois vendus par les mêmes.

De simples marchands d'esclaves pouvaient être aussi victimes de ces mauvaises aventures, qui, à force de se répéter, finissaient par apparaître comme des risques du métier, qui entraient pour partie dans le regard que l'Africain portait sur le Blanc en général.

En définitive, le regard des Africains restait largement tributaire du contexte de l'époque des rencontres entre Français et autochtones, regard fait d'admiration profonde, de crainte et de méfiance. »  (Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013, déjà  cité).

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26 avril 2020 7 26 /04 /avril /2020 08:23

Louis XIV (1638-1715)

LOUIS XIV ET SES CONTEMPORAINS DANS LE REGARD DES PEUPLES DE LA CÔTE AFRICAINE (1)

Le fatalisme, puissant facteur de dissolution de la volonté et d’aliénation de l’esprit

Le Roi-Soleil

Louis XIV (1638-1715), règne personnel : 1661-1715.
Louis XIV et l’Afrique noire

 

Louis XIV, surnommé en France le « Roi-Soleil », ou le « Grand Roi », était connu et surnommé en Afrique le « plus grand Empereur de l'Univers».

Connu en Afrique sans doute autant qu’en Europe pour des raisons différentes, c’est bien Louis XIV qui a ouvert le chemin de l’Afrique noire, de même que ses portes aux Français de son temps.
Dans son palais séjournaient régulièrement de jeunes Africains qu’il avait adoptés et baptisés (tel le fameux Aniaba, premier capitaine noir de l’armée française, qui reçut du roi le commandement du régiment de Picardie où il brilla dans l’exercice de sa fonction).

Sans Louis XIV et sa « politique africaine », il n’y aurait certainement pas eu d’« Empire français d’Afrique », ni d’ « Afrique française », aux 19 et 20e siècles.
Les routes menant d’Europe à l’Afrique noire furent alors sillonnées par les « envoyés spéciaux » du roi dépêchés auprès de ses homologues africains, puis par les marchands et les voyageurs indépendants, de même que les aventuriers de tout acabit, les missionnaires aussi, ces derniers indissociables de la politique du roi, et son ambition  (non assouvie) d’évangéliser tout le continent. Enfin les explorateurs suivis des conquérants coloniaux de la IIIe République au XIXe siècle.

Les historiens français sont les grands absents de cette liste de Français sur les routes d’Afrique noire, sous Louis XIV et ses proches successeurs.
Il y eut très peu de spécialistes français de la « politique africaine » du Roi Soleil, qui manque par conséquent à l’historiographie française.

Mathéo, ambassadeur du roi d’Ardres

« Louis l’Africain »

Le regard porté par les Africains sur Louis XIV et ses contemporains détermine naturellement celui porté par les sujets du Grand roi sur le continent africain et ses peuples. Il s’agit par conséquent de « regards croisés », champ  plus vaste et plus riche de savoir.
Ce regard français est particulièrement acéré, incisif et fouineur, fouillant jusque dans les recoins de la vie des peuples et l’intimité des familles et des individus, des traditions et cultures.
Somme toute regard fourmillant de détails plus ou moins teintés de parti pris, du reste partagé, mais souvent judicieux et précieux.

 « Pour Lacroix, «  les habitants de la côte de Sierra Leone font débauche d'eau-de-vie et donnent tout ce qu'ils ont pour en avoir ».

Mais c'est surtout le couple qui retient le plus son attention.

Les plus riches, quelle que soit leur origine sociale, sont ceux qui disposent du plus grand nombre de biens sous forme de produits européens, et qui font des présents de cette nature ; ce sont aussi les plus considérés sur l'échelle sociale. Cela explique que la composition de la dot comporte une bonne part de produits européens dès le milieu du 17e  siècle, et cela ira en s'amplifiant tout au long du 18e.

 

"La dote consiste ordinairement en trois choses :

Quelques ornements, comme un collier de corail, des bagues, etc. ; quelques marchandises d'Europe, comme des habits et des étoffes ; et un coffre pour les enfermer.
Lorsqu'un homme s'éprend d'une femme, il envoie des présents à son père et à sa mère ; si ceux-ci acceptent les présents, le mariage se fait ; sinon, on renvoie [le prétendant]. Les pères font aussi souvent des présents à leur fille ; mais il n'est pas avantageux aux hommes de les recevoir ; parce que, si une femme ainsi riche conçoit de l'amour pour quelque autre que son mari, le pauvre homme n'ose pas s'en plaindre aux parents de sa femme et beaucoup moins la maltraiter. S'il le fait
on en vient d'abord à faire comparaison de ce qu'il a reçu de sa femme avec ce qu'il lui a donné. On lui reproche son ingratitude ; en un mot, qui est pauvre a toujours tort, en Guinée comme en France. Cependant, les filles riches, c'est-à-dire celles à qui leurs pères peuvent faire de grands présents, ne laissent pas d'être fort recherchées." »  (Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013. (Prix Robert Cornevin, Académie Des Sciences d’Outre-mer).

« Quant à l'Afrique noire, le regard porté sur les peuples et les mœurs demeure contrasté, avec quelques convergences remarquées. La première porte sur le statut de la femme. Il apparaît de façon insistante, dans les différents récits et relations de voyage, que la condition de la femme est toujours inférieure à celle de l'homme (à quelque rares exceptions), au nord, en Sénégambie, comme au sud, en côte de Guinée.
Pour la première région, dans un chapitre dense, intitulé
Résumés des observations des premiers voyageurs du XVIIe siècle sur les usages dominants et les caractères communs aux différents peuples de la Sénégambie, la condition des femmes est ainsi décrite :
"
Le mari d'une femme adultère est en droit de la vendre comme esclave, ou de la chasser sans aucune indulgence, avec tous les enfants qu'il a d'elle. Entre les enfants, il est libre de retenir ceux qui sont assez grands pour lui rendre quelques services ; et, par la suite, il peut rappeler les autres, à mesure qu'ils deviennent capables de lui être utiles. Mais, si sa femme est enceinte au moment du crime, il est obligé, pour la vendre ou la répudier, d'attendre qu'elle soit délivrée.
Malgré la rigueur de ces lois, la plupart des nègres se trouvent honorés que les Blancs de quelque distinction daignent coucher avec leurs femmes, leurs sœurs et leurs filles. Ils les offrent souvent aux principaux officiers des comptoirs.
" »

« Les travaux pénibles du ménage sont le lot des femmes.

"Non seulement elles préparent les aliments, mais elles sont chargées de la culture des graines et du tabac, de broyer le millet, de filer et sécher le coton, de fabriquer les étoffes, de fournir la maison d’eau et de bois, de prendre soin des bestiaux ; enfin, de tout ce qui appartient à l'autre sexe dans des régions mieux policées. Elles ne mangent jamais avec leurs maris. Tandis que les hommes passent leur temps dans une conversation oisive, ce sont les femmes qui veillent à les protéger des moustiques, à leur servir la pipe et le tabac.

Quoique cette subordination soit établie pour un long usage, un mari ne néglige rien pour l'entretenir. [...] Un mari fatigué d’une femme a toujours la liberté de s'en défaire. [...] Mais, si le roi fait présent d'une femme à quelque seigneur de sa cour, il n'y a pas de prétexte qui autorise le mari à l'abandonner, quoique le prince ait toujours le droit de la reprendre.

Entre les nègres mahométans, il y a des degrés de parenté qui ôtent la liberté de se marier. Un homme ne peut épouser deux sœurs. Le roi du Cayor, Latir-Fal Soucabé, qui avait violé cette loi, reçut en secret la censure et les reproches des marabouts. "

Enfin, la plupart des voyageurs français du temps de Louis XIV soulignent un autre trait, selon eux caractéristique des hommes comme des femmes de la côte africaine :

"Le travail ne surpasse jamais leurs besoins. Si leur pays n’était extrêmement fertile, ils seraient exposés tous les ans à la famine, et forcés de se vendre à ceux qui leur offriraient des aliments. Ils ont de l'aversion pour toute sorte d'exercices, excepté la danse et la conversation, dont ils ne se lassent jamais."

 

Un autre fait unanimement relevé par tous les voyageurs concerne la notion du temps, la mesure du temps, et tout particulièrement le calcul de l'âge individuel. Ce fut une réelle découverte et un objet d'étonnement qui transparaît dans tous les récits. Le premier réflexe des Français étant de questionner sur l'âge des personnes qu'ils rencontraient, jeunes et vieux, ils s'étonnaient toujours de voir la surprise des Africains devant cette question, comme si on la leur posait pour la première fois de leur vie :

"Quand on demande quel âge ont leurs enfants, ils répondent : il est né quand tel directeur est arrivé de France, ou quand il est reparti pour la France, ou encore quand il a beaucoup plu et que les récoltes ont été abondantes, quand la foudre est tombée sur le grand arbre au milieu du village."

Cette absence de sens précis de l'état civil des personnes constitua une véritable énigme pour les Français.
Si quelques aspects de la vie et des mœurs des sociétés africaines font l'unanimité chez les contemporains de Louis XIV voyageant ou séjournant en Afrique, de nombreuses contradictions sont également relevées. Ces contradictions témoignent de l'extrême diversité des peuples, des sociétés et des cultures. »
 
(Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013, déjà cité).

 

 

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