Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherche

26 avril 2020 7 26 /04 /avril /2020 08:23

Louis XIV (1638-1715)

LOUIS XIV ET SES CONTEMPORAINS DANS LE REGARD DES PEUPLES DE LA CÔTE AFRICAINE (1)

Le fatalisme, puissant facteur de dissolution de la volonté et d’aliénation de l’esprit

Le Roi-Soleil

Louis XIV (1638-1715), règne personnel : 1661-1715.
Louis XIV et l’Afrique noire

 

Louis XIV, surnommé en France le « Roi-Soleil », ou le « Grand Roi », était connu et surnommé en Afrique le « plus grand Empereur de l'Univers».

Connu en Afrique sans doute autant qu’en Europe pour des raisons différentes, c’est bien Louis XIV qui a ouvert le chemin de l’Afrique noire, de même que ses portes aux Français de son temps.
Dans son palais séjournaient régulièrement de jeunes Africains qu’il avait adoptés et baptisés (tel le fameux Aniaba, premier capitaine noir de l’armée française, qui reçut du roi le commandement du régiment de Picardie où il brilla dans l’exercice de sa fonction).

Sans Louis XIV et sa « politique africaine », il n’y aurait certainement pas eu d’« Empire français d’Afrique », ni d’ « Afrique française », aux 19 et 20e siècles.
Les routes menant d’Europe à l’Afrique noire furent alors sillonnées par les « envoyés spéciaux » du roi dépêchés auprès de ses homologues africains, puis par les marchands et les voyageurs indépendants, de même que les aventuriers de tout acabit, les missionnaires aussi, ces derniers indissociables de la politique du roi, et son ambition  (non assouvie) d’évangéliser tout le continent. Enfin les explorateurs suivis des conquérants coloniaux de la IIIe République au XIXe siècle.

Les historiens français sont les grands absents de cette liste de Français sur les routes d’Afrique noire, sous Louis XIV et ses proches successeurs.
Il y eut très peu de spécialistes français de la « politique africaine » du Roi Soleil, qui manque par conséquent à l’historiographie française.

Mathéo, ambassadeur du roi d’Ardres

« Louis l’Africain »

Le regard porté par les Africains sur Louis XIV et ses contemporains détermine naturellement celui porté par les sujets du Grand roi sur le continent africain et ses peuples. Il s’agit par conséquent de « regards croisés », champ  plus vaste et plus riche de savoir.
Ce regard français est particulièrement acéré, incisif et fouineur, fouillant jusque dans les recoins de la vie des peuples et l’intimité des familles et des individus, des traditions et cultures.
Somme toute regard fourmillant de détails plus ou moins teintés de parti pris, du reste partagé, mais souvent judicieux et précieux.

 « Pour Lacroix, «  les habitants de la côte de Sierra Leone font débauche d'eau-de-vie et donnent tout ce qu'ils ont pour en avoir ».

Mais c'est surtout le couple qui retient le plus son attention.

Les plus riches, quelle que soit leur origine sociale, sont ceux qui disposent du plus grand nombre de biens sous forme de produits européens, et qui font des présents de cette nature ; ce sont aussi les plus considérés sur l'échelle sociale. Cela explique que la composition de la dot comporte une bonne part de produits européens dès le milieu du 17e  siècle, et cela ira en s'amplifiant tout au long du 18e.

 

"La dote consiste ordinairement en trois choses :

Quelques ornements, comme un collier de corail, des bagues, etc. ; quelques marchandises d'Europe, comme des habits et des étoffes ; et un coffre pour les enfermer.
Lorsqu'un homme s'éprend d'une femme, il envoie des présents à son père et à sa mère ; si ceux-ci acceptent les présents, le mariage se fait ; sinon, on renvoie [le prétendant]. Les pères font aussi souvent des présents à leur fille ; mais il n'est pas avantageux aux hommes de les recevoir ; parce que, si une femme ainsi riche conçoit de l'amour pour quelque autre que son mari, le pauvre homme n'ose pas s'en plaindre aux parents de sa femme et beaucoup moins la maltraiter. S'il le fait
on en vient d'abord à faire comparaison de ce qu'il a reçu de sa femme avec ce qu'il lui a donné. On lui reproche son ingratitude ; en un mot, qui est pauvre a toujours tort, en Guinée comme en France. Cependant, les filles riches, c'est-à-dire celles à qui leurs pères peuvent faire de grands présents, ne laissent pas d'être fort recherchées." »  (Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013. (Prix Robert Cornevin, Académie Des Sciences d’Outre-mer).

« Quant à l'Afrique noire, le regard porté sur les peuples et les mœurs demeure contrasté, avec quelques convergences remarquées. La première porte sur le statut de la femme. Il apparaît de façon insistante, dans les différents récits et relations de voyage, que la condition de la femme est toujours inférieure à celle de l'homme (à quelque rares exceptions), au nord, en Sénégambie, comme au sud, en côte de Guinée.
Pour la première région, dans un chapitre dense, intitulé
Résumés des observations des premiers voyageurs du XVIIe siècle sur les usages dominants et les caractères communs aux différents peuples de la Sénégambie, la condition des femmes est ainsi décrite :
"
Le mari d'une femme adultère est en droit de la vendre comme esclave, ou de la chasser sans aucune indulgence, avec tous les enfants qu'il a d'elle. Entre les enfants, il est libre de retenir ceux qui sont assez grands pour lui rendre quelques services ; et, par la suite, il peut rappeler les autres, à mesure qu'ils deviennent capables de lui être utiles. Mais, si sa femme est enceinte au moment du crime, il est obligé, pour la vendre ou la répudier, d'attendre qu'elle soit délivrée.
Malgré la rigueur de ces lois, la plupart des nègres se trouvent honorés que les Blancs de quelque distinction daignent coucher avec leurs femmes, leurs sœurs et leurs filles. Ils les offrent souvent aux principaux officiers des comptoirs.
" »

« Les travaux pénibles du ménage sont le lot des femmes.

"Non seulement elles préparent les aliments, mais elles sont chargées de la culture des graines et du tabac, de broyer le millet, de filer et sécher le coton, de fabriquer les étoffes, de fournir la maison d’eau et de bois, de prendre soin des bestiaux ; enfin, de tout ce qui appartient à l'autre sexe dans des régions mieux policées. Elles ne mangent jamais avec leurs maris. Tandis que les hommes passent leur temps dans une conversation oisive, ce sont les femmes qui veillent à les protéger des moustiques, à leur servir la pipe et le tabac.

Quoique cette subordination soit établie pour un long usage, un mari ne néglige rien pour l'entretenir. [...] Un mari fatigué d’une femme a toujours la liberté de s'en défaire. [...] Mais, si le roi fait présent d'une femme à quelque seigneur de sa cour, il n'y a pas de prétexte qui autorise le mari à l'abandonner, quoique le prince ait toujours le droit de la reprendre.

Entre les nègres mahométans, il y a des degrés de parenté qui ôtent la liberté de se marier. Un homme ne peut épouser deux sœurs. Le roi du Cayor, Latir-Fal Soucabé, qui avait violé cette loi, reçut en secret la censure et les reproches des marabouts. "

Enfin, la plupart des voyageurs français du temps de Louis XIV soulignent un autre trait, selon eux caractéristique des hommes comme des femmes de la côte africaine :

"Le travail ne surpasse jamais leurs besoins. Si leur pays n’était extrêmement fertile, ils seraient exposés tous les ans à la famine, et forcés de se vendre à ceux qui leur offriraient des aliments. Ils ont de l'aversion pour toute sorte d'exercices, excepté la danse et la conversation, dont ils ne se lassent jamais."

 

Un autre fait unanimement relevé par tous les voyageurs concerne la notion du temps, la mesure du temps, et tout particulièrement le calcul de l'âge individuel. Ce fut une réelle découverte et un objet d'étonnement qui transparaît dans tous les récits. Le premier réflexe des Français étant de questionner sur l'âge des personnes qu'ils rencontraient, jeunes et vieux, ils s'étonnaient toujours de voir la surprise des Africains devant cette question, comme si on la leur posait pour la première fois de leur vie :

"Quand on demande quel âge ont leurs enfants, ils répondent : il est né quand tel directeur est arrivé de France, ou quand il est reparti pour la France, ou encore quand il a beaucoup plu et que les récoltes ont été abondantes, quand la foudre est tombée sur le grand arbre au milieu du village."

Cette absence de sens précis de l'état civil des personnes constitua une véritable énigme pour les Français.
Si quelques aspects de la vie et des mœurs des sociétés africaines font l'unanimité chez les contemporains de Louis XIV voyageant ou séjournant en Afrique, de nombreuses contradictions sont également relevées. Ces contradictions témoignent de l'extrême diversité des peuples, des sociétés et des cultures. »
 
(Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013, déjà cité).

 

 

Partager cet article
Repost0
19 avril 2020 7 19 /04 /avril /2020 07:23

LE TEMPS DE NOTRE VIE
OU

LA BRIÈVETÉ DE LA VIE (2)

Le temps de notre vie est-il trop long ou trop court ?
Ce qu’en pense Sénèque

Sénèque (Cordoue vers 4 av JC – Rome 65 ap JC)

  « La vie n’est pas trop courte, c’est nous qui la perdons. » (Sénèque)

« La plupart des mortels, Paulinus, se plaignent de la méchanceté de la nature : nous sommes nés pour une portion infime du temps et les heures qui nous sont données courent si rapidement que, à l'exception d'un très petit nombre, la vie nous abandonne tous au moment même où nous nous apprêtons à vivre. Ce n'est pas seulement la foule, le vulgaire ignorant, qui gémit sur ce prétendu "malheur" commun ; même à des hommes illustres un tel sentiment arracha des plaintes.

De là cette exclamation du plus grand des médecins : "La vie est courte, l'art est long1." De là, chez Aristote, en procès avec la Nature, ce grief si peu digne d'un sage : "Aux animaux, elle a manifesté une telle bienveillance qu'ils prolongent leur existence pendant cinq ou six générations, mais, à l'homme, né pour tant de grandes choses, une limite bien inférieure est fixée2."

Non, nous n'avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. La vie est assez longue et largement octroyée pour permettre d'achever les plus grandes entreprises, à condition qu'elle soit tout entière placée à bon escient. Mais, quand elle s'écoule dans le luxe et l'indolence, quand elle n'est dépensée à rien de bien, sous l'empire enfin de la nécessité ultime, cette vie dont nous n'avions pas compris qu'elle passait, nous sentons qu'elle a trépassé.

Oui, il en est ainsi : nous n'avons pas reçu une vie brève, mais nous la rendons brève ; pauvres, non, mais prodigues, voilà ce que nous sommes. Les ressources, fussent-elles immenses, royales, quand elles tombent aux mains d'un mauvais maître, sont dissipées en un instant, mais, même très modestes, quand elles sont confiées à un bon gardien, elles s'accroissent à mesure qu'il en fait usage : il en est ainsi de notre vie : elle s'étend loin pour qui en dispose bien. »

« Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile. » (Platon)

« Comment nous gaspillons notre temps

Pourquoi nous plaindre de la nature ? Elle s'est montrée bienveillante. La vie, si l'on sait en user, est longue. Mais l'un est accaparé par une avidité insatiable, l'autre, par une dévotion laborieuse à de vains travaux ; un autre se noie dans le vin, un autre croupit dans la paresse ; un autre, une ambition toujours suspendue au jugement d'autrui l'épuise, un autre encore, le goût effréné du commerce le promène sur toutes les terres, toutes les mers, par appât du gain. Certains sont tourmentés de passion militaire, toujours avides des dangers d'autrui ou inquiets des leurs. Il en est d'autres qui, à courtiser sans profit leurs supérieurs, se consument dans une servitude volontaire.

Beaucoup ne s'occupent qu'à rechercher la beauté d'autrui ou à soigner la leur. La plupart, n'ayant aucun but précis, sont les jouets d'une légèreté irrésolue, inconstante, importune à elle-même, qui les ballotte sans cesse d'un nouveau projet à un autre. Certains ne trouvent rien qui leur plaise assez pour diriger leur course, mais le destin les surprend, engourdis et bâillants, si bien que je tiens pour vrai cette sorte d'oracle énoncé par le plus grand des poètes :

                              " Infime est la portion de vie que nous vivons." »

« Le temps passe. Et chaque fois qu’il y a du temps qui passe, il y a quelque chose qui s’efface. » (Jules Romains)

« Tout le reste de son étendue n'est pas de la vie, mais du temps.

Les vices harcèlent, encerclent de toutes parts. Ils ne permettent ni de se relever, ni de lever les yeux pour distinguer la vérité, mais ils pèsent de tout leur poids sur les hommes immergés, empalés dans la passion, sans jamais les laisser revenir à eux. Si parfois le hasard leur accorde quelque répit, alors, comme en pleine mer, où, après la bourrasque, il reste du roulis, ils sont ballottés et jamais un loisir stable ne les met à l'abri des passions.

Tu crois que je parle des hommes dont les maux sont reconnus ? Regarde ceux dont le bonheur fait accourir la foule : leurs biens les étouffent. Que de gens accablés par la richesse ! Combien perdent leur sang à force d'éloquence, à s'époumoner chaque jour pour montrer leur talent. Combien pâlissent dans de continuelles voluptés ! Combien ont été dépouillés de toute liberté par le peuple des clients qui les entouraient ! Passe-les tous en revue, du plus petit au plus grand : celui-ci est accusé, celui-là, défenseur, un troisième, juge. Personne ne s'appartient, chacun se dépense pour autrui. Renseigne-toi sur ceux dont on apprend les noms par cœur. Tu verras qu'on les reconnaît à ces signes : celui-là est le dévot d'un tel, celui-ci, de tel autre, nul ne se dévoue à soi-même.

Rien n'est donc aussi dément que l'indignation de certains : ils se plaignent de la morgue des grands qui n'ont pas trouvé un moment pour leur accorder une audience. On ose se plaindre de l'orgueil d'autrui, alors qu'on n'a jamais de temps pour soi-même ! Pourtant cet homme, quel qu'il soit, avec son air insolent, ne t'en a pas moins regardé un jour, il a prêté l'oreille à tes paroles, il t'a fait place à ses côtés ; toi, jamais tu n'as daigné te regarder ni t'écouter toi-même. Il n'y a donc à faire valoir auprès de personne tes bons offices, puisque tu as agi comme tu l'as fait non parce que tu voulais être avec un autre, mais parce que tu ne pouvais être avec toi. »

« Il faut avoir peur de mourir pour apprécier le temps qui passe à sa juste valeur. » (Christian Carion)

« Tous les plus brillants génies ont beau s'accorder sur ce point, jamais ils ne s'étonneront assez des ténèbres de l'esprit humain. On ne laisse personne s'emparer de sa propriété et, pour la plus petite discussion sur le bornage, on court aux pierres et aux armes ; mais on permet à autrui de s'introduire dans sa vie ; bien plus, on introduit soi-même son futur propriétaire. On ne trouve personne qui veuille partager son argent, mais chacun distribue sa vie à tout venant. On s'attache à préserver son patrimoine, mais, dès qu'il s'agit de sacrifier son temps, on se montre extrêmement prodigue du seul bien à l'égard duquel l'avarice est honorable.

Il nous plaît donc de prendre à parti quelque vieillard dans la foule des autres : "Nous voyons que tu es parvenu au stade ultime de la vie humaine : cent ans ou plus pèsent sur toi. Allons ! Regarde derrière toi et fais le compte de ta vie. Dis combien, sur ce temps, t'ont pris ton créancier, ton ami, ton roi, ton client, tes disputes avec ta femme, la correction de tes esclaves, la course à tes mille obligations en ville. Ajoute les maladies fabriquées par nos soins, ajoute le temps inemployé : tu verras que tu as moins d'années que tu n'en comptes.

Rappelle-toi quand tu as été ferme dans une résolution, combien de tes journées ont suivi le cours que tu leur destinais, quand tu as disposé de toi-même, quand ton visage est resté impassible, ton cœur, intrépide, quelle œuvre tu as accomplie dans une si longue durée, combien de gens ont gaspillé ta vie sans que tu prennes conscience de la perte, tout ce que t'ont soustrait la douleur vaine, la joie stupide, le désir avide, la conversation flatteuse, quelle part infime de ton bien t'est restée : tu comprendras que tu meurs prématurément." »

« À l’heure de la mort, c’est une ressource bien consolante que le souvenir d’une belle vie. » (Cicéron)

« Quelle en est la cause ? Vous vivez comme si vous deviez toujours vivre, jamais votre fragilité ne vous vient à l'esprit. Vous ne remarquez pas combien de temps a déjà passé. Vous le perdez comme s'il coulait à flots, intarissable, tandis que ce jour, sacrifié à tel homme ou telle occupation, est peut-être le dernier. Comme des mortels, vous craignez tout, mais comme des immortels, vous désirez tout.

Tu entendras la plupart dire : "À cinquante ans, je prendrai ma retraite, ma soixantième année me délivrera de toute obligation." Et de qui donc as-tu reçu la garantie d'une vie plus longue ? Qui permettra que tout se passe selon tes dispositions ? N'as-tu pas honte de garder pour toi les restes de ta vie et de ne destiner à la sagesse que le temps qui ne peut être employé à aucune occupation. Qu'il est tard de commencer à vivre au moment où il faut cesser ! Quel stupide oubli de la condition mortelle que de remettre à cinquante et soixante ans les saines résolutions et de vouloir commencer la vie à un âge auquel peu d'hommes parviennent ! »

Notes :
1. Premier des Aphorismes d’Hippocrate.
2. Sénèque confond sans doute Socrate avec Théophraste.

Partager cet article
Repost0
12 avril 2020 7 12 /04 /avril /2020 07:34

PETITE VISITE DOMINICALE AUX SAGES DE LA ROME ANTIQUE DONT LA PENSÉE LUMINEUSE ÉCLAIRE TOUJOURS NOTRE CHEMIN (1)

Chez Sénèque

Sénèque (Cordoue vers 4 av JC – Rome 65 ap JC)

             

                  

 

Le philosophe s’adressant à un groupe de jeunes d’aujourd’hui :

« Entrez ! C’est gratuit ! 

 

 

Savoir partager pour bien vivre : la charité

« Les plus belles, les plus salutaires découvertes cesseraient de me plaire si je devais les garder pour moi. »

 

Un bien n'est agréable que lorsqu'on le partage.

 

« On ne peut être heureux quand on ne vit que pour soi, quand on rapporte tout à son propre intérêt.
On ne vit vraiment pour soi qu'en vivant pour un autre.
 
» (Sénèque, Lettres à Lucilius)

« Tout ce que j'aime à voir faire aux personnes compatissantes, le sage le fera volontiers et d'une âme haute : il viendra au secours de ceux qui pleurent, mais sans pleurer avec eux ; il offrira sa main au naufragé, à l'exilé un asile, au pauvre l'aumône, non pas cette aumône humiliante que la plupart des hommes, afin de paraître compatissants, jettent dédaigneusement au malheureux qu'ils secourent, pour le tenir à distance et comme s'ils craignaient de le toucher ; mais il l'offrira comme un homme qui remet à son semblable sa part des biens. » (Sénèque, De la clémence)

Qu’est-ce que bien vivre ?

« On songe moins à bien vivre qu’à vivre longremps. Et pourtant chacun est maître de bien vivre, nul ne l’est de vivre longtemps.

La vie s’épuise à chercher les moyens de vivre. Regardez les individus, regardez l’espèce : tous ont l’œil fixé sur le lendemain. Quel mal y a-t-il à cela ? dites-vous. Un mal immense. On ne vit pas, on se propose de vivre, et vivre est renvoyé à plus tard. » (Sénèque, Lettres à Lucilius)

Le chemin de la foule n’est pas( toujours) le bon

« Aussi longtemps, assurément, que nous errons en tous sens en ne suivant d'autre guide que le tumulte discordant et les cris de gens qui nous appellent de divers côtés, notre courte vie sera consumée en errances, même si nous nous efforçons nuit et jour d'acquérir un esprit juste. Déterminons donc et où nous tendons et par quels moyens, non sans l'aide de quelqu'un d'expérimenté qui ait déjà exploré les voies où nous avançons, puisque, de fait, les conditions ne sont pas les mêmes dans ce cas et dans les autres voyages : dans ceux-ci, quand on connaît la route et qu'on a interrogé des habitants, on ne saurait se tromper, alors que dans celui-là c'est le chemin le plus battu et le plus fréquenté qui trompe le plus.

 

Rien, donc, n'a plus d'importance que d'éviter de suivre, comme le font les moutons, le troupeau de ceux qui nous précèdent, nous dirigeant non pas où il faut aller, mais où il va. Et pourtant rien ne nous empêtre dans de plus grands maux que de nous régler sur les bruits qui courent, dans l'idée que le meilleur c'est ce qui est généralement reçu et c'est de vivre non selon la raison mais par imitation, ce dont nous avons moult exemples. De là vient un tel amoncellement de gens les uns sur les autres.

 

Ce qui se passe dans une grande bousculade quand la populace se comprime elle-même (alors nul ne tombe sans en attirer un autre avec lui et les premiers sont la perte de ceux qui les suivent), tu peux le voir arriver dans toute existence : nul ne se trompe seulement pour son propre compte, mais il est la cause et l'auteur de l'erreur d'autrui. Il est nuisible, en effet, d'être attaché à ceux qui nous précèdent : chacun préférant croire plutôt que juger, on ne porte jamais de jugement sur la vie, on est toujours dans la croyance ; et l'erreur transmise de main en main nous remue en tous sens et nous mène à notre ruine. Nous périssons par l'exemple des autres. Nous guérirons pour peu que nous nous séparions de la foule.

 

Mais, en réalité, le peuple se dresse contre la raison en défenseur de son propre mal. C'est pourquoi il se produit ce qui se produit dans les assemblées où ceux-là mêmes qui ont fait les magistrats s'étonnent que ce soient ceux-là qui aient été faits, lorsque l'inconstante faveur populaire a changé. Nous approuvons et nous condamnons les mêmes choses : c'est l'issue de tout jugement rendu selon la majorité.

 

Chaque fois qu'il s'agira de la vie heureuse, ne va pas me répondre comme dans le vote par déplacement : "on voit que ce groupe est majoritaire" ; c'est précisément pourquoi c'est le pire. Il n'en va pas si bien avec les affaires humaines que ce qui est le meilleur plaise au plus grand nombre : une preuve du pire, c'est la foule.

 

Cherchons donc ce qu'il y a de mieux à faire, non ce qu'on fait le plus communément, ce qui nous établit dans un bonheur éternel et non ce qui reçoit l'approbation de la foule, le pire interprète de la vérité. Or j'appelle "la foule" aussi bien les gens en chlamyde que les gens couronnés car je ne prête pas attention à la couleur des vêtements qui voilent le corps, je ne fais pas confiance à un homme sur un coup d'œil : j'ai un meilleur critère et plus sûr pour distinguer le vrai du faux. C'est à l'âme de trouver le bien de l'âme. Si jamais celle-ci avait le loisir de respirer et de rentrer en elle-même, oh ! comment, en s'infligeant à elle-même la torture, elle avouerait le vrai et dirait :

" Ce que j'ai fait, je préférerais que cela n'eût pas encore été fait ; quand je repense à tout ce que j'ai dit, j'envie les muets ; tout ce que j'ai souhaité, je le tiens pour une malédiction de mes ennemis ; tout ce que j'ai redouté, bonté divine, combien cela a été plus supportable que ce que j'ai désiré ! J'ai entretenu une inimitié avec beaucoup de gens, et de la haine je suis revenu à l'amitié (si du moins il peut y avoir une quelconque amitié entre des méchants), et je ne suis pas encore l'ami de moi-même. J'ai fait tout mon possible pour me distinguer de la multitude et me faire remarquer par quelque mérite : qu'ai-je fait d'autre que de m'exposer aux traits et m'offrir aux morsures de la malveillance ?
Tu
vois ces gens qui trouvent mon éloquence enviable, qui recherchent ma richesse, qui adorent ma faveur, qui exaltent ma puissance ? Tous sont des ennemis ou, ce qui revient au même, peuvent l'être. La foule de mes admirateurs est composée d'autant de jaloux. Ne vaut-il pas mieux que je cherche quelque bien qui soit tel à l'expérience, que je puisse ressentir, non que je puisse exhiber ? Ces choses exposées aux yeux et devant lesquelles on s'arrête, que l'on se montre l'un à l'autre en s'ébahissant, paraissent brillantes à l'extérieur, mais sont misérables à l'intérieur.
" »

Qu’est-ce que le souverain bien pour nous ?

« Recherchons quelque chose qui soit un bien non pas d'aspect, mais d'une seule pièce, homogène, beau du côté caché : extrayons-le. Et d'ailleurs il n'est pas situé loin ; on le trouvera, il n'est besoin que de savoir où étendre la main. En réalité, comme dans les ténèbres, nous passons à côté de ce qui est tout près de nous, nous cognant contre cela même que nous désirons.

 

Mais pour t'éviter des détours, je laisserai de côté les opinions des autres (car il serait long de les énumérer et de les réfuter) : voici la nôtre. Quand je dis "la nôtre", je ne m'attache pas à l'un quelconque des principaux stoïciens : moi aussi j'ai le droit d'émettre une opinion. C'est pourquoi je suivrai l'un, à l'autre je demanderai un vote séparé et peut-être que, cité à comparaître après tous les autres, je ne m'inscrirai en faux contre aucun des avis décrétés par mes prédécesseurs et je dirai : "mon avis est qu'il faut ajouter ceci".

 

Pour l'instant, et il y a accord de tous les stoïciens sur ce point, je donne mon assentiment à la nature ; ne pas s'en écarter et se modeler sur sa loi et son exemple, c'est cela la sagesse. Une vie heureuse est donc celle qui est en accord avec sa nature, ce qui ne peut arriver que si, d'abord, l'esprit est sain c'est-à-dire en possession perpétuelle de sa santé, ensuite s'il est fort et vigoureux, puis très beau et résistant, adapté aux circonstances, soucieux sans être inquiet de son corps et de ce qui s'y rapporte, attentif enfin à d'autres choses qui interviennent dans la vie sans en admirer aucune, usant des biens de la Fortune sans en être l'esclave.

 

Tu comprends, même si je ne l'ajoutais pas, qu'il s'ensuit une tranquillité et une liberté perpétuelles, puisque tout ce qui nous excite ou nous terrifie a été repoussé. À la place, en effet, des plaisirs et de ces choses qui sont petites et fragiles, mais aussi nuisibles par les actes déshonorants qu'elles provoquent, se substituent une joie immense, inébranlable et constante, ensuite la paix et l'harmonie de l'âme, la grandeur d'âme accompagnée de douceur. Car toute cruauté vient d'une faiblesse.

 

On peut aussi définir autrement ce que nous tenons pour le bien, c'est-à-dire exprimer la même idée par des mots différents. Tout comme la même armée tantôt s'étend sur un large front, tantôt se resserre sur un étroit espace et ou bien ses ailes se recourbent, son centre formant un rentrant, ou bien elle se déploie sur un front rectiligne, sa puissance, de quelque manière qu'elle soit disposée, restant la même ainsi que sa volonté de tenir bon pour le même parti, de même la définition du souverain bien peut dans certains cas être développée et élargie et dans certains cas rassemblée et condensée en elle-même.  Il reviendra donc au même de dire "le souverain bien c'est une âme qui méprise les événements extérieurs et se réjouit par la vertu", ou "la force invincible de l'âme, ayant l'expérience des choses, calme dans l'action avec beaucoup d'humanité et un grand soin des gens qui nous entourent". On peut aussi le définir en disant qu' "un homme heureux c'est celui pour lequel rien n'est bien ou mal si ce n'est une âme bonne ou mauvaise, un homme qui pratique le bien moral, qui est comblé par la vertu, que les événements extérieurs n'exaltent ni ne brisent, qui ne reconnaît aucun bien supérieur à celui qu'il se donne lui-même, pour qui le vrai plaisir est le mépris des plaisirs".

 

On peut, si tu veux faire un détour, transposer la même idée sous telle ou telle forme différente en en conservant complètement le sens profond. Qu'est-ce qui, en effet, nous empêche de dire qu' "une vie heureuse c'est une âme libre, élevée, intrépide, constante, établie en dehors de la crainte et du désir, pour qui le seul bien est le bien moral et le seul mal, la laideur morale, toutes les autres choses étant un ensemble sans valeur qui ne retire ni n'ajoute rien à la vie heureuse, venant et s'en allant sans augmenter ni diminuer le souverain bien?

 

Une fois que cela a été établi de cette façon, il s'ensuit nécessairement, qu'on le veuille ou non, une gaieté continuelle et une allégresse profonde venant du fond de nous-mêmes, du fait que l'âme se réjouit de ce qu'elle a et qu'elle ne désire pas plus que ce qui lui appartient en propre. Comment tout cela ne contrebalancerait-il pas les mouvements minables, vains et sans durée de notre petit corps ? Le jour où l'on sera vaincu par le plaisir, on sera aussi vaincu par la douleur. Vois donc dans quelle servitude mauvaise et nuisible sera esclave celui que les plaisirs et les douleurs, les maîtres les plus changeants et les plus arbitraires, posséderont tour à tour. Il faut donc finalement parvenir à la liberté.

 

Et cette liberté rien ne la procure si ce n'est l'indifférence aux coups de la Fortune ; alors surgira ce bien sans prix, un esprit en repos réfugié en sécurité et élevé, ainsi que, parce que les terreurs auront été chassées par la connaissance du vrai, une joie grande et immuable, une douceur et un épanouissement de l'âme dont elle tirera plaisir non pas en tant que biens mais en tant qu'issus de son bien propre. »

Quelle différence entre le sage et l’insensé ?

« Quelle différence y a-t-il donc entre moi, l'insensé, et toi, le sage, si tous deux nous voulons posséder ? - Une très grande différence : car, dans le cas du sage, les richesses sont tenues en esclavage, dans le cas de l'insensé elles ont le pouvoir ; le sage ne permet rien aux richesses, à vous elles permettent tout ; vous, comme si on vous en avait promis la possession éternelle, vous y êtes habitués et vous leur êtes liés, alors que le sage s'exerce à la pauvreté au moment précis où il se tient au sein des richesses.

Jamais un général ne se fie à la paix au point de ne pas se préparer à une guerre qui, même si elle ne se fait pas encore, est déclarée : vous, une belle maison, comme si elle ne pouvait ni brûler ni s'effondrer, vous rend arrogants ; vous, les richesses, comme si elles s'étaient affranchies de tout péril et qu'à vos yeux elles étaient trop grandes pour que la Fortune ait des forces suffisantes pour les anéantir, vous stupéfient.

Oisifs que vous êtes, vous jouez avec vos richesses et ne prévoyez pas les périls qu'elles encourent, comme les barbares, le plus souvent, dans une ville assiégée, ignorants des machines de siège, regardent nonchalamment les travaux des assiégeants, et ne comprennent pas l'utilité de ces constructions édifiées au loin. Il en va de même pour vous : vous vous amollissez au milieu de vos biens et vous ne songez pas à tous les accidents qui vous menacent de partout, déjà sur le point de vous ravir vos précieuses dépouilles.

Quiconque enlèvera les richesses au sage lui laissera tous ses biens ; il vit, en effet, heureux du présent et rassuré sur l'avenir. Socrate, ou tout autre qui a le même droit et la même maîtrise sur les choses humaines, affirme : "Il n'y a rien dont je ne sois plus convaincu que ne pas plier le cours de ma vie à vos opinions. Amenez de partout vos propos habituels, je ne penserai pas que vous m'insultez mais que vous vagissez comme de misérables nourrissons."

C'est ce que dira celui qui participe de la sagesse, à qui son âme libre de vices ordonne de blâmer les autres, non parce qu'il les hait mais pour les corriger. Il ajoutera ceci : "Ce que vous pensez de moi me touche, non pas pour moi-même mais pour vous : haïr et harceler la vertu c'est renoncer à tout espoir d'atteindre le bien. Parce que par vos cris vous ne m'atteignez pas, pas plus que n'atteignent les dieux ceux qui renversent leurs autels. Mais une mauvaise intention et une mauvaise décision se révèlent, même là où leur auteur n'a pas eu les moyens de nuire.

Ainsi, je supporte vos hallucinations comme Jupiter très bon et très grand supporte les inepties des poètes, dont l'un lui met des ailes, un autre des cornes, un autre en fait un adultère qui découche, un autre le fait cruel envers les autres dieux, un autre injuste envers les hommes, un autre ravisseur et corrupteur de gens libres et même de ses proches, un autre parricide et usurpateur d'un trône qui n'était pas à lui et appartenait à son père. L'effet de tout cela n'était rien d'autre que d'ôter aux hommes toute honte de mal faire s'ils avaient cru que les dieux fussent tels.

Mais bien que ces propos ne me nuisent en rien, je vous avertis pourtant dans votre propre intérêt : regardez avec respect la vertu, croyez ceux qui, ayant longtemps cherché à l'atteindre, proclament qu'ils ont cherché à atteindre quelque chose de grand et qui apparaît chaque jour plus grand, honorez-la comme on honore les dieux, et honorez ceux qui en font profession comme on honore des prêtres ; chaque fois qu'on fera mention des écrits sacrés, gardez un silence religieux.

Cette expression ne vient pas, comme beaucoup le pensent, de "faveur", mais elle ordonne le silence pour que rituellement la cérémonie sacrée puisse se dérouler sans qu'elle soit couverte par une voix de mauvais augure. Il est beaucoup plus nécessaire de vous l'ordonner à vous pour que , chaque fois que cet oracle proférera une parle, vous l'écoutiez avec attention et en vous retenant de bavarder.

Quand quelqu'un, en agitant un sistre, ment sur l'ordre d'un dieu, quand un autre se montre expert à se taillader les muscles et, d'une main légère, rougit de son sang ses bras et ses épaules, quand un autre hurle en se traînant à genoux dans les rues et qu'un vieillard vêtu de lin, brandissant une branche de laurier et une lampe en plein jour, s'écrie que l'un des dieux est irrité, vous accourez , vous ouvrez les oreilles et vous affirmez qu'ils sont divins, chacun alimentant son ébahissement par celui des autres."»

 

 

Partager cet article
Repost0
5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 07:18

Guernica (Picasso)

PICASSO, LE BOULEVERSEMENT DE L’ART MODERNE

Dessin (Picasso)

Pour Picasso, l’art doit permettre de passer du « monde subi au monde construit »

Pablo Picasso (1881-1973)

 

Pablo Ruiz Picasso, né en 1881 à Malaga (Espagne) et mort en 1973 à Mougins (France). Peintre, graveur, dessinateur, sculpteur et céramiste espagnol.
Il s’installa, à partir de 1904, en France où il passa l’essentiel de sa vie.
Il réalisa une œuvre monumentale. Considéré à juste titre comme le plus célèbre des artistes du 20e siècle, par la masse, la diversité et l’importance de ses réalisations (peinture, sculpture, dessin, gravure…),
Picasso fut en outre un artiste engagé sur tous les fronts pour la défense des libertés, des droits et de la paix, à la fois adulé et discuté.
Son œuvre, qui a bouleversé l’art moderne, témoigne, à travers d’étonnantes métamorphoses graphiques et plastiques, de la richesse de ses dons d’artiste : époque bleue, rose (1901-1906), cubisme
(Les Demoiselles d’Avignon, 1906, 1907).
Il assimila dans ses œuvres, de multiples influences artistiques, africaines (art nègre), cubisme, surréalisme.
Picasso fit la connaissance de
Serge Braque et André Derain, avec lesquels il découvrit et mit en valeur les « Arts primitifs », masques traditionnels africains dits « Art Nègre » et Arts polynésiens.

 

Les Demoiselles d’Avignon (1907) est considéré comme le point de départ du cubisme dont Picasso fut l’un des inventeurs les plus actifs, les plus déterminés.

« La tâche que s'assigne le peintre, à partir du cubisme, ce n'est plus de reproduire le monde existant, celui de la nature, mais de créer un monde nouveau, un univers proprement humain.
Degas, devant l'entreprise de
Picasso, soupirait : "Ces jeunes gens veulent faire quelque chose de plus difficile que la peinture."
Il s'agit en effet de substituer à la fidélité visuelle la construction d'un univers tel que le peintre le récrée, dans sa signification essentielle, avec ses souvenirs, son imagination, son savoir.
C'est ce que
Picasso résume en une boutade caractéristique : "L'on devrait crever les yeux aux peintres, comme l'on fait aux chardonnerets, pour qu'ils chantent mieux."
Assigner à
la peinture une telle fin impliquait nécessairement un changement profond des moyens et de la technique. »

Les Demoiselles d’Avignon (Picasso)

« Un tableau ne vit que par celui qui le regarde. » (Picasso)

« Un grand nombre des moyens traditionnels d'expression plastique perdaient leur raison d'être. D'abord la perspective classique. (...) Dans la création du tableau, Picasso, ne sépare pas ce que l'on sait de ce que l'on voit,
Une telle conception implique, comme une conséquence nécessaire, l'abolition de la perspective définie à la Renaissance par
Alberti et Brunelleschi. Lorsque Alberti définissait le tableau comme une coupe de la pyramide constituée par les rayons allant du monde à notre œil, cette conception, loin de correspondre à la vision naturelle, établissait une convention très artificielle : elle supposait que nous n'observions que d'un œil et que notre œil était immobile. On nous imposait une attitude de voyeur regardant le monde à travers le trou d'une serrure.
La perspective de la Renaissance serait "naturelle" pour un cyclope ou un borgne, et pour un borgne immobile ou un cyclope pétrifié.
Poussin, lui aussi, réalisait une maquette de ses tableaux dans une boîte et observait par un seul orifice. Le cubisme renonce à cette convention et à cet artifice. Il fait exister les objets simultanément et dans la diversité de leurs aspects successifs, comme ils apparaissent à un être vivant et mouvant et surtout à un être qui rêve et qui se souvient.
Du visage d'une femme ou d'un ami j'évoque à la fois le profil, la face et le trois quart, ou une vision globale qui exprime pour moi sa présence totale. Sans doute une telle vision exige de nous, par ses changements constants de perspective et de prise de vue, une véritable danse autour de l'objet, mais le film nous a habitués à ces ruptures. La peinture de
Picasso est typiquement la peinture de l'âge du cinéma. Tout se passe comme si le peintre avait noté et juxtaposé, par une sorte de déploiement ou d'éclatement de l'espace, les points de vue successifs pris sur une figure autour de laquelle nous nous déplaçons. »

« L’art lave l’âme de la poussière du quotidien. » (Picasso)

« Évoquer l'objet tel qu'il est dans notre souvenir exige qu'on le présente sous tous ses aspects significatifs.
Il n'est pas exclu que l'on veuille nous montrer le dedans des choses. L'optique nous l'interdit ; le souvenir et le rêve nous le commandent. L'enfant qui dessine une maison n'a garde d'oublier le bonhomme qui l'habite.
Un autre procédé sera celui de la transparence permettant par exemple, par une superposition des images, de montrer derrière le livre, celui qui le lit.
Par contre il n'est pas nécessaire de retenir tous les aspects de l'objet. Il s'agit de signifier l'objet et non de l'imiter. Bien entendu, il n'est pas question ici de signification
abstraite, conceptuelle, comme celle qu'on exprime par un mot ou même par un symbole pictographique, mais de signification humaine, globale, à la fois affective et plastique, de ce que l'on pourrait appeler l'intention des formes. Or certains contours sont significatifs, d'autres non. L'on peut et l'on doit choisir pour donner l'image la plus saisissante possible. Cette élision de surfaces intermédiaires, ce tri des formes essentielles, n'est pas l'une de moindres difficultés de la lecture des tableaux cubistes. »

« L’art est un mensonge qui nous fait saisir la vérité. » (Picasso)

« Nous sommes en effet conduits à une dislocation et à un démembrement de la représentation purement visuelle des choses et à leur recomposition selon des lois qui ne sont plus les lois géométriques permettant l'assemblage d'une chaise ou d'une maison ou leur imitation en trompe-l'œil. (...)
La déformation dynamique naît du déplacement du sujet autour de l'objet, et de l'enregistrement de plusieurs prises de vue en fonction des mouvements du sujet.
Mais elle en entraîne une seconde ; ces points de vue multiples doivent être présentés simultanément et ceci sur une surface à deux dimensions. Il faudra donc déplier en quelque sorte l'écorce des choses sur le plan de la toile : le rabattement des plans.
Une telle analyse de l'objet nous aide
à prendre conscience que regarder est un acte. Elle correspond, par-delà les conventions contemplatives de la peinture du passé, à l'expérience d'un homme qui explore activement le monde et les choses, qui a conscience de leur devenir et surtout de l'action qu'il peut exercer sur elles pour les transformer. Elle comporte de nouvelles exigences à l'égard du langage plastique, à l'égard aussi du spectateur invité lui aussi non plus simplement à une contemplation mais à une action. »

« Dans chaque enfant, il y a un artiste ; le problème est de savoir comment rester un artiste en grandissant. » (Picasso)

Musée Picasso (Paris, Hôtel Salé)

 

Partager cet article
Repost0
29 mars 2020 7 29 /03 /mars /2020 07:40

QU’EST-CE QUE L’ART POUR ÉTIENNE SOURIAU ?

Quand un philosophe, féru d’art et d’esthétique, présente l’objet de sa passion

Étienne Souriau (1892-1979)

Étienne Souriau, philosophe français, professeur spécialiste de l’esthétique des Arts. Après sa sortie de l’École Normale Supérieure, il enseigne la philosophie au lycée. Après la soutenance de sa thèse de Doctorat en 1925, il est nommé à l’Université d’Aix-en-Provence, puis à Lyon, enfin à la Sorbonne.
Le professeur Souriau écrit parallèlement et produit une œuvre abondante, d’une grande richesse sur l’art et l’esthétique de l’art.
Quelques écrits parmi cette œuvre sont le reflet de la passion de leur auteur : philosophie et esthétique de l’art :

  • L’Abstraction sentimentale
  • Pensée vivante et perfection formelle
  • L’avenir de l’esthétique
  • Avoir une âme
  • L’instauration philosophique
  • Les Différents modes d’existence
  • La correspondance des Arts
  • Les Deux Cent mille Situations dramatiques

Directeur de la Revue nationale d’Esthétique, il fut un des créateurs de la filmologie française.
Élu à l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 1958, il eut parmi son jury un certain général Charles de Gaulle.

« L’art est le plus beau des messages ». (Claude Debussy)

Définition et fonctions de l’Art

« Il est un certain travail, parfaitement distinct de tous les autres travaux auxquels s'adonne l'humanité agissante. Ce travail est essentiellement caractérisé par de fait, qu'il est entièrement mû — suscité, contrôlé, finalisé — par la vision soit imaginative soit perceptive de la chose déterminée qui doit sortir de ce travail. C'est là une attitude mentale toute spécifique de la création artistique. Elle est dominante et impérieuse dans l'âme des plus grands artistes durant qu'ils œuvrent.

Cette même attitude, on la retrouve dans la genèse plus humble, plus manouvrière, d'une poterie, d'une dinanderie, d'une orfèvrerie ; dans celle plus vaste dans l'espace, mais non guère différente en essence, d'un monument architectural. Enfin elle apparaît encore, bien que plus mentale et ordonnatrice qu'efficiente et concrète, dans les combinaisons du chef de fabrication, lorsqu'il songe à déterminer l'aspect de l'objet fabriqué que son usine répandra largement sur le marché. Quoiqu'elle en soit bien loin alors, elle est encore essentiellement analogue à celle du primitif qui confectionne péniblement des "magies" au fond d'une caverne. Partout où on la trouve, on reconnaît une grande parenté affective et pratique entre toutes les activités qu'elle dirige. Là où elle est absente, disparaît toute consanguinité avec l'art, toute possibilité d'assimilation avec l'activité des grands artistes. Et les travaux où elle est absente forment des essences sociales très nettes, parfaitement définissables, constituant effectivement ces grandes spécialisations de l'action humaine qu'on a coutume d'opposer à l'art.
C'en est assez pour que nous soyons en droit de prendre comme spécifique de l'art ce caractère de tendre essentiellement à créer des choses. »
(Étienne Souriau, L'avenir de l'Esthétique).
 

« L’art, c’est le reflet que renvoie l’âme humaine éblouie de la splendeur du beau. » (Victor Hugo)

« Un de mes amis est au piano. J'attends. Voici les trois premières mesures de la Pathétique. Bien que la porte ne se soit pas ouverte, quelqu'un est entré. Nous sommes trois ici : mon ami, moi et la Pathétique.

Ainsi, caractérisant par ce trait l'art, nous pourrions dire, d'une sorte empirique sans doute et presque terre à terre en apparence, en réalité suffisante et approfondissable : les arts, ce sont, parmi les activités humaines, celles qui sont expressément et intentionnellement fabricatrices de choses, ou plus généralement d'êtres singuliers, dont l'existence est leur fin. Le potier rustique veut l’existence d'une douzaine de pots vulgaires ;le céramiste grec, celle de l'amphore de Canosa ; Dante, celle de la Divine Comédie, et Wagner, celle de la Tétralogie. Leur labeur s'explique et s'expose entièrement par ces mots.

On présente souvent les choses autrement. On croit indispensable de faire intervenir, dans la définition de l'art, l'idée du beau. Mais c'est troubler le fait capital, par l'adjonction d'une circonstance subsidiaire, d'ailleurs équivoque et vague.

Le mot d' "art", dit le Vocabulaire technique et critique de la philosophie, désigne (au sens où il s'oppose à la technique) "toute production de la beauté par les œuvres d'un être conscient". Soit. C'est se référer à des idées courantes. Elles n'en sont pas moins désastreuses. N'insistons pas sur cette idée de conscience, destinée à éliminer l'œuvre de nature. (Et pourquoi préjuger que la nature ne peut être, en aucune façon, artiste ? D'autre part, ne signale-t-on pas souvent quelque chose d'inconscient dans l'opération du génie ? Faut-il mettre à part le génie dans l'homme qui fait œuvre d'art ?) C'est surtout la définition de l'art par une finalité vers le beau que nous trouvons téméraire, bien que presque universelle. »

« L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme ». (André Malraux)

« Qu'a voulu l'auteur de la 25° Mazurkas ? A-t-il voulu le beau en général, cette qualité générique et vague, commune à mille êtres, à mille œuvres ? A-t-il voulu, plus spécialement, le beau en tant qu'il s'oppose au sublime, au joli, au tragique, au gracieux, au poétique ? Non-sens. N'a-t-il pas voulu, expressément et exactement, le charme unique et singulier propre à la 25e Mazurka ? N'a-t-ii pas voulu ces grâces, ces morbidesses, ces séductions, ces émouvances ou, si l'on veut, ces énervances qui font d'elle un être à part (malgré l'air de famille) non seulement parmi tous les êtres musicaux, non seulement dans l'œuvre de Chopin, mais parmi les 51 mazurkas ?

Or cette puissance particulière d'émouvoir est moins la raison d'être que le plus vif des témoignages d'existence de cet être unique, placé là devant nous et, par cette présence, si capable d'engendrer émoi ou amour, attesté plus réel que bien d'autres créatures vagues de ce monde de fantômes nommé plus spécialement le réel... » (Étienne Souriau, La Correspondance des arts, 1947)).

 

Partager cet article
Repost0
22 mars 2020 7 22 /03 /mars /2020 10:05

 

COMMENT DÉFINIR L’ART ?
POUR BAUDELAIRE, L’ART EST L’ASPIRATION À UNE BEAUTÉ SUPÉRIEURE

 

Charles Baudelaire (1821-1867)

Charles Baudelaire, écrivain, poète français, est né d’un sexagénaire disciple des philosophes du 18e siècle.
Sa mère, veuve en 1827, se remarie l’année suivante avec le colonel Aupick (futur général et ambassadeur sous l’empire créé par Napoléon III, neveu de Napoléon Ier).
Révolté par ce mariage, le jeune Charles ne s’entend pas avec son beau-père. Il est mis en pension à Lyon (alors qu’il est parisien de naissance). Il en éprouve de « 
lourdes mélancolies », un « sentiment de destinée éternellement solitaire ».
Ce qui ne l’empêche guère de compter parmi les écrivains les plus féconds, les plus célèbres du 19e siècle, et de la littérature française.
Il commence sa carrière par la critique d’art, fonction dans laquelle il excelle également en nous gratifiant de beaux textes aux thèmes variés, avant des œuvres majeures comme
Les Fleurs du Mal, le Spleen de Paris, les Paradis artificiels

Pour Baudelaire l’art et la poésie se rencontrent dans leur principe et leur nature.
Peut-on les enseigner ?

L'hérésie de l'Enseignement

« Une foule de gens se figurent que le but de la poésie est un enseignement quelconque, qu'elle doit tantôt fortifier la conscience, tantôt perfectionner les mœurs, tantôt enfin démontrer quoi que ce soit d'utile...

La poésie, pour peu qu'on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n'a pas d'autre but qu'Elle-même ; elle ne peut pas en avoir d'autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème.

Je ne veux pas dire que la poésie n'ennoblisse pas les mœurs, — qu'on me comprenne bien, — que son résultat final ne soit pas d'élever l'homme au-dessus du niveau des intérêts vulgaires ; ce serait évidemment une absurdité. Je dis que, si le poète a poursuivi un but moral, il a diminué sa force poétique ; et il n'est pas imprudent de parier que son œuvre sera mauvaise. La poésie ne peut pas, sous peine de mort ou de défaillance, s'assimiler à la science ou à la morale ; elle n'a pas la Vérité pour objet, elle n'a qu'Elle-même. »  (Baudelaire, L'art Romantique XVII – 3).

« L’art et la parole sont les deux organes du progrès. L’un fait communier les cœurs, et l’autre les pensées. » (Romain Rolland)

L'art : aspiration à une Beauté supérieure

« C'est cet admirable, cet immortel instinct du beau qui nous fait considérer la terre et ses spectacles comme un aperçu, comme une correspondance du Ciel. La soif insatiable de tout ce qui est au-delà, et que révèle la vie, est la preuve la plus vivante de notre immortalité. C’est à la fois par la poésie et à travers la poésie, par et à travers la musique, que l'âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau ; et, quand un poème exquis amène les larmes au bord des yeux, ces larmes ne sont pas la preuve d'un excès de jouissance, elles sont bien plutôt le témoignage d'une mélancolie irritée, d'une postulation des nerfs, d'une nature exilée dans l'imparfait et qui voudrait s'emparer immédiatement, sur cette terre même, d'un paradis révélé.

Ainsi, le principe de la poésie est strictement et simplement l'aspiration humaine vers une Beauté supérieure, et la manifestation de ce principe est dans un enthousiasme, une excitation de l'âme, — enthousiasme tout à fait indépendant de la passion qui est l'ivresse du cœur, et de la vérité qui est la pâture de la raison. » (Baudelaire, L'art Romantique XVII – 3).

« L’art est l’expression la plus noble du génie humain. » (Jean-Marc Bernard)

 

Correspondances

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

 

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

— Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

 

Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.
(Baudelaire, Les Fleurs du Mal)

« L’art est une "arme" de distinction face à la barbarie. » (Philippe Geluck)

La Modernité : le fantastique réel de la vie

« Beau est toujours, inévitablement, d'une composition double, bien que l'Impression qu'il produit soit une ; car la difficulté de discerner les éléments variables du beau dans l'unité de l'impression n'infirme en rien la nécessité de la variété dans sa composition. Le beau est fait d'un élément éternel, invariable, dont la quantité est excessivement difficile à déterminer, et d'un élément relatif circonstanciel, qui sera, si l’on veut, tour à tour ou tout ensemble, l'époque, la mode, la morale, la passion. Sans ce second élément, qui est comme l'enveloppe amusante, titillante, apéritive, du divin gâteau, le premier élément serait indigestible, inappréciable, non adapté et non approprié à la nature humaine. Je défie qu'on découvre un échantillon quelconque de beauté qui ne contienne pas ces deux éléments. (...)

La Modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable, il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien. (...) pour que toute modernité soit digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met involontairement en ait été extraite… » (Baudelaire, Curiosités Esthétiques Le Peintre de la vie moderne XIII)

« L’amour et l’art touchent les sens de tout être. Ils affectent notre conscience dans le provisoire comme dans l’éternel. » (Alain)

Voir aussi les articles du blog : « L’Art et la nature selon Baudelaire 1-2-3 ».

 

Partager cet article
Repost0
15 mars 2020 7 15 /03 /mars /2020 08:15

L’ART ENTRE RÉALISME ET IDÉALISME
« L’ART, UNE VISION PLUS DIRECTE DE LA RÉALITÉ », ESTIME HENRI BERGSON

L’art, un moyen d’endormissement ou de réveil au réel ?

Le dernier tiers du 19e siècle et le 1er tiers du 20e furent un moment privilégié de réflexions et de productions sur l’art, sous toutes ses formes par des intellectuels français de toute obédience : écrivains, philosophes, scientifiques, artistes…Le même élan ( ou la même vogue) amena les intellectuels français et les artistes de France (dont Picasso) à reconsidérer les œuvres produites ailleurs, comme dignes d’intérêt, comme « l’art nègre » ou généralement les Arts dits « Arts primitifs », devenus « Arts premiers » depuis les années 1970.

Qu’est-ce que l’art ?

Beaucoup parmi ces auteurs, tentèrent d’abord de définir l’art :

- Qu’est-ce que l’art ?

- Quels sont ses rapports avec les lettres, la culture, la civilisation... ? Quel impact sur la société, sur les psychologies et les comportements ?

- Puis, quel est le rôle et la place de l’artiste dans la société ?
- Mais aussi, art et science, art et technique…

Henri Bergson est de ceux-là, qui porta, sur l’art et l’artiste un regard de philosophe, de métaphysicien.
«
 Il y a, écrit-il en 1934, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est de faire voir ce que nous ne voyons pas naturellement : ce sont les artistes. À quoi vise l’artiste sinon a nous faire marcher dans la nature et dans l’esprit… »

Henri Bergson (1859-1941)

Henri Bergson est un philosophe français, né en 1859, d’un père polonais et d’une mère irlandaise. Il arrive en France à l’âge de 9 ans, après une enfance passée essentiellement à Londres. Sa famille s’installe à Paris.
À l’âge de 18 ans il opte pour la nationalité française et entreprend des études brillantes au lycée et à l’université, avant de se consacrer à l’écriture et à l’enseignement, comme professeur de philosophie.
Le jeune
Bergson est épris de sciences, particulièrement de mathématiques.
Le 1er prix du
Concours national de mathématiques obtenu en 1877, en est sans doute une preuve palpable.

Mais, il opte en définitive pour les Sciences Humaines, principalement la philosophie et la métaphysique, qui lui inspirèrent une œuvre abondante d’une grande richesse. Dans cette œuvre immense, quatre  ouvrages en particulier lui ouvrirent les chemins de la gloire littéraire, de même que celui de distinctions honorifiques prestigieuses.

- Essai sur les données immédiates de la conscience

- Matière et mémoire, relation entre le corps et l’esprit.

- Le Rire, essai philosophique sur la signification du comique.
- L’Évolution créatrice.

« L’art une visions plus directe de la réalité » (H Bergson)

« Quel est l'objet de l'art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l'unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l'espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n'est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propres conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu'elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c'est n’accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s'obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j'écoute et je crois entendre, je m'étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j'entends du monde extérieur, c'est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c'est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l'action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu'une simplification pratique. (...) »

« L’art n’a d’autre objet que d’écarter  tout ce qui nous masque la réalité. » (H Bergson)

« L’individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu'il ne nous est pas matériellement utile de l'apercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme d'un autre homme), ce n'est pas l'individualité même que notre œil saisit, c'est-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique.

Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces : et fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d'un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d'entendre ou de penser. (...) »

L’art est le grand stimulant de la vie (Friedrich Nietzsche)

« Ainsi, qu'il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l'art n’a d'autre objet que d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. C'est d'un malentendu sur ce point qu'est né le débat entre le réalisme et l’idéalisme dans l’art. L’art n’est sûrement qu’une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement localisé du sens ou de la conscience, enfin une certaine immatérialité de vie, qui est ce qu'on a toujours appelé de l'idéalisme. De sorte qu'on pourrait dire, sans jouer aucunement sur le sens des mots, que le réalisme est dans l'œuvre quand l'idéalisme est dans l'âme et que c'est à force d'idéalité seulement qu'on reprend contact avec la réalité. »   (Henri Bergson, Le rire, P.U.F 1900)

« L’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort ; le musée est le seul lieu du monde qui échappes à la mort. » (André Malraux)

Inscription sur un mur du Panthéon de Paris.

Partager cet article
Repost0
23 février 2020 7 23 /02 /février /2020 07:18

Paul SCHUSS, Éva
(Lien : http://www.adagp.fr/fr/banque-images#/?q=cGF1bCBzY2h1c3M%3Dhttp://www.adagp.fr/fr/banque-images#/)

CIVILISATIONS ET CULTURES
L’ART, DANS LE TEMPS ET L’ESPACE :
UNE DÉFINITION JUSTE ET DÉFINITIVE ?

Regard sur l’Art
Proposition de définition par ceux qui s’y connaissent :

Artistes, amateurs d’art, philosophes, gens de lettres…

Entre Georges Charbonnier et Claude Lévi-Strauss, un dialogue fécond.

Georges Charbonnier, universitaire, professeur de lettres et sciences humaines français, enseigna à la Sorbonne, puis  se spécialisa dans la traduction d’œuvres littéraires et philosophiques, de même que dans la rédaction de préfaces. Il fut professeur et écrivain prolixe.
Les nombreux entretiens avec des personnalités célèbres lui assurèrent une grande renommée dans le monde des lettres, de la philosophie et de la culture en général.

Georges Charbonnier (1921-1990)

Claude Lévi-Strauss, ethnologue français, directeur d’études de l’École pratique des Hautes Études puis professeur au Collège de France. Il est considéré comme l’un des représentants qualifiés des tendances sociologiques de l’école ethnologique française. À ce titre, il forma beaucoup de futurs maîtres de la discipline et laissa une forte empreinte sur l’ethnologie française et universelle.

Claude Lévi-Strauss (1908-2009)

L’œuvre d’art : signification ou représentation de la réalité ?

"Georges Charbonnier. — Quelle différence l'ethnologue est-il amené à constater entre l'art des sociétés dites primitives, et l'art, non pas « moderne », mais « des temps modernes » ?

Claude Lévi-Strauss. — Dans cette catégorie un peu vague des temps modernes, il y a d'abord lieu de faire une distinction. Un ethnologue se sentirait parfaitement à son aise, et sur un terrain familier, avec l'art grec antérieur au Ve siècle et même avec la peinture italienne, quand on l'arrête à l'Ecole de Sienne. Là où le terrain commencerait à céder sous nos pas, où l'impression d'étrangeté nous apparaîtrait, ce serait donc seulement, d'une part avec l'art grec du Ve siècle, de l'autre, avec la peinture italienne à partir du Quattrocento. C'est avec ces formes relativement « modernes », chacune dans sa dimension historique, qu'il faut essayer la comparaison de l'art ou des arts primitifs.
Cela posé, il me semble que la différence tient à deux ordres de faits : d'une part, ce qu'on pourrait appeler l'individualisation de la production artistique, et de l'autre, son caractère de plus en plus figuratif ou représentatif. Et encore là, je voudrais apporter une précision : quand je parle d'individualisation de la production artistique, je ne pense pas d'abord à la personnalité de l'artiste, comme individu et comme créateur. Bien que nous ayons été assez longs à nous en apercevoir, l'artiste possède aussi ces caractères dans beaucoup de sociétés que nous appelons « primitives ». Des travaux récents sur la sculpture africaine montrent que le sculpteur est un artiste, que cet artiste est connu, quelquefois très loin à la ronde, et que le public indigène sait reconnaître le style propre de chaque auteur de masque ou de statue. Avec l'art des temps modernes, il s'agirait donc d'une individualisation croissante, non pas du créateur, mais de la clientèle. Ce n'est plus le groupe dans son ensemble qui attend de l'artiste qu'il lui fournisse certains objets façonnés selon des canons prescrits, mais des amateurs — aussi bizarre que le terme puisse paraître, dans une comparaison avec des sociétés très différentes de la nôtre — ou des groupes d'amateurs.

G. C. — L'art est réservé à des amateurs, à notre époque, pour plusieurs raisons. D'abord, il y a bien une coupure à l'intérieur du groupe, une partie du groupe se désintéressant totalement de l'œuvre d'art, ou, plus ou moins, n'en admettant que des formes dégradées. Mais il y a aussi une question économique qui se pose...

 

C. L.-S. — Je reprends donc ce que je disais sur les deux caractères : Individualisation de la production artistique, envisagée plutôt sous l'angle du client que sous l'angle de l'artiste ; et caractère de plus en plus figuratif ou représentatif des œuvres, alors, me semble-t-il, que, dans les arts que nous appelons primitifs, il y a toujours — et en raison d'ailleurs de la technologie assez rudimentaire des groupes en question — une disparité entre les moyens techniques dont l'artiste dispose et la résistance des matériaux qu'il a à vaincre, qui l'empêche, si je puis dire, même s'il ne le voulait pas consciemment — de faire de l'œuvre d'art un simple fac-similé. Il ne peut ou ne veut pas reproduire intégralement son modèle, et il se trouve donc contraint de le signifier. Au lieu d'être représentatif, l'art apparaît ainsi comme un système de signes. Mais si l'on y réfléchit, on voit bien que ces deux phénomènes : individualisation de la production artistique, d'une part, et perte ou affaiblissement de la fonction significative de l'œuvre, d'autre part, sont fonctionnellement liés, et la raison est simple : pour qu'il y ait langage, il faut qu'il y ait groupe. Cela va de soi, le langage...

G. C. — Etant constitutif...

C. L.-G. — ...est un phénomène de groupe, il est constitutif du groupe, il n'existe que par le groupe, car le langage ne se modifie, ne se bouleverse pas à volonté. Nous n'arriverions pas à nous comprendre si nous formions, dans notre société, une quantité de petites chapelles dont chacune aurait son langage particulier, ou si nous permettions d'introduire dans notre langage des bouleversements ou des révolutions constantes, comme celles à quoi nous assistons dans le domaine artistique, depuis un certain nombre d'années. Qui dit langage dit donc un grand phénomène, intéressant l'ensemble d'une collectivité, et surtout, un phénomène d'une très relative, mais tout de même, très grande stabilité.

Les deux différences que nous avons retenues il y a un instant, sont donc les deux faces d'une même réalité. C'est dans la mesure où un élément d'individualisation s'introduit dans la production artistique que, nécessairement et automatiquement, la fonction sémantique de l'œuvre tend à disparaître, et elle disparaît au profit d'une approximation de plus en plus grande du modèle, qu'on cherche à imiter, et non plus seulement à signifier.
Or, il n'est peut-être pas fortuit que la transformation de la production artistique, à laquelle je faisais allusion il y a un instant, ait eu lieu dans des sociétés à écriture — je ne dis pas que c'était un phénomène nouveau pour la Renaissance, mais ce qui était nouveau, au moins, c'était l'invention de l'imprimerie, c'est-à-dire un changement d'ordre de grandeur du rôle de l'écriture dans la vie sociale — et, en tout cas, deux sociétés, la Grèce athénienne et l'Italie florentine, où les distinctions de classe et de fortune prennent un relief particulier ; enfin, dans les deux cas, il s'agit de sociétés où l'art devient, en partie, la chose d'une minorité qui y cherche un instrument ou un moyen de jouissance intime, beaucoup plus que ce qu'il a été dans les sociétés que nous appelons primitives, et qu'il est toujours dans certaines d'entre elles, c'est-à-dire un système de communication, fonctionnant à l'échelle du groupe.

G. C. — Mais alors, où faut-il trouver les causes de la rupture ? Dans le groupe ou dans un changement de fonction de l'art, lié à d'autres phénomènes ?

C. L.-S. — Je pense que nous pouvons les trouver dans une évolution générale de la civilisation, qui ne s'est pas faite d'un seul coup, puisque nous discernons des périodes de récurrence. L'art, me semble-t-ll, a perdu le contact avec sa fonction significative dans la statuaire grecque, et il le reperd dans la peinture italienne de la Renaissance. Mais on pourrait dire, jusqu'à un certain point, que ce sont des choses qui s'esquissent aussi dans d'autres sociétés, probablement déjà dans la statuaire égyptienne, enfin dans une société qui relève des ethnologues, malgré ses points communs avec celles que je viens d'évoquer : le Mexique précolombien. Or, ce n'est sans doute pas un hasard que je pense au Mexique précolombien en évoquant des nuances de la production esthétique, puisque le Mexique a été aussi une société à écriture. Il me semble que l'écriture a joué un rôle très profond dans l'évolution de l'art vers une forme figurative ; car l'écriture a appris aux hommes qu'il était possible, par le moyen de signes, non pas seulement de signifier le monde extérieur, mais de l'appréhender, d'en prendre possession. Je n'aurai pas la naïveté de prétendre qu'une statue grecque de l'époque classique soit un fac-similé du corps humain. En un sens, elle aussi reste éloignée de l'objet ; comme dans le cas d'une statue africaine, nous avons affaire à des signes, bien qu'à un moindre degré. Ce n'est donc pas là seulement qu'est la différence, mais aussi dans les attitudes de l'auteur et du public. Il me semble que dans la statuaire grecque, ou dans la peinture italienne de la Renaissance, à partir du Quattrocento en tout cas, Il y a, vis-à-vis du modèle, non pas seulement cet effort de signification, cette attitude purement intellectuelle, qui est si frappante, dans l'art des peuples que nous appelons primitifs, mais presque — J'ai l'air de proférer un paradoxe — une sorte de concupiscence d'inspiration magique, puisqu'elle repose sur l'illusion qu'on peut non pas seulement communiquer avec l'être, mais se l'approprier à travers l'effigie. C'est ce que j'appellerais « la possessivité vis-à-vis de l'objet », le moyen de s'emparer d'une richesse ou d'une beauté extérieure. C'est dans cette exigence avide, cette ambition de capturer l'objet au bénéfice du propriétaire ou même du spectateur, que me semble résider une des grandes originalités de l'art de notre civilisation." (Georges Charbonnier, Entretiens avec Lévi-Strauss, 1969)

Édith SCHUSS, Abondance financière
(https://edith-artiste-peintre-intuitive.com/)

Partager cet article
Repost0
16 février 2020 7 16 /02 /février /2020 08:34

LU POUR VOUS
SUIVI DE :

POURQUOI L’AFRIQUE EST DERNIÈRE AUJOURD’HUI ET SERA TOUJOURS DERNIÈRE DEMAIN

« Regardons l’histoire de l’Afrique en face
De Kakou Ernest Tigori

En 1962, en pleine euphorie des indépendances, René Dumont affirmait "l'Afrique noire est mal partie", déclenchant l'ire et la censure des élites politiques et intellectuelles d'Afrique francophone. Pourtant, près de soixante ans plus tard, le constat ne contredit pas l'agronome français : l'Afrique noire n'arrive pas à produire un bien-être durable pour ses populations. Crises politiques, économiques, sociales et sanitaires rythment la vie des Subsahariens, causant un grand malheur pour des populations désespérées, comme en témoigne le vaste mouvement de migration vers l'Europe.

Les causes essentielles de ces crises, dont l'absence de sens de l'intérêt général des gouvernants, sont minimisées par la majorité des intellectuels africains jouissant d'une notoriété médiatique internationale. Ces derniers préfèrent la voie de l'accusation. L'Occident serait responsable de toutes les misères du monde noir, pour ses méfaits de  traite négrière, de colonisation, de néocolonialisme, d'égoïsme capitaliste, d'ingérence ou d'impérialisme arrogant. Mais ils oublient de s'intéresser aux raisons de la misère dans laquelle est plongé le continent : corruption globalisée, absence d'État  de droit, manipulations ethniques et manque de cohésion nationale, non-respect de la dignité humaine, etc.
Cette élite intellectuelle souscrit ainsi à un discours dans lequel l'Afrique n'est pas maîtresse de son destin et est donc infantilisée et déresponsabilisée. En plus d'être en grande partie basé sur des mensonges, celui-ci n'est pas propice au développement. Il installe les Subsahariens dans un complexe d'infériorité qui les empêche de prendre conscience de leurs forces. Ainsi, les masses africaines ont-elles besoin d'être désintoxiquées de la fausse histoire qui leur est servie depuis la décennie 1940.

 

Conscience noire

Désintoxiquer signifie avant tout donner les clés historiques qui permettent d'accéder à une connaissance dépassionnée du passé. C'est en se réappropriant leur histoire, en acceptant leurs responsabilités dans le commerce avec l'Occident, que les Africains pourront s'extraire de la léthargie intellectuelle. L'adage veut que "ceux qui ne se souviennent pas du passé [soient] condamnés à le revivre".

Depuis plus de soixante-dix ans, les peuples africain et européen ont été abreuvés de contre-vérités professées par les stratèges du communisme international triomphant d'après-guerre, au point d'être finalement coupés des réalités politiques africaines du XVe siècle à nos jours. Les partisans de Staline ont distillé les "mencomafnoire40" (mensonges communistes sur l'Afrique noire dans les années 1940), avec pour seul objectif de discréditer les grandes puissances et de prendre leur place.

Ainsi, l'expérience coloniale qui unissait Européens et Africains depuis seulement quelques décennies s'est soudain retrouvée qualifiée d'exploitation avide de faibles Africains incapables de se défendre. Cruel destin, qui a voulu que le continent subisse ce que personne d'autre n'a affronté ! Pourtant, l'Afrique n'est pas condamnée au statut de spectatrice impuissante de sa propre histoire.

Il est nécessaire qu'émerge une "conscience noire" débarrassée de ces mensonges inoculés. Connaître son histoire, c'est savoir autant apprécier ses belles épopées que condamner ses heures sombres. C'est être en mesure de célébrer ses héros et de condamner ses rois fainéants, ses barons pillards ou ses élites trompeuses. Le récit univoque, où l'Europe doit être constamment présente dans le rôle néfaste, coupe l'Afrique de la réalité de son passé.

Oui, l'Afrique a été et est toujours l'objet de convoitises.

Oui, ses peuples ont été méprisés et réduits en esclavage.

Oui, le continent a dû faire face aux appétits aiguisés des puissances européennes.

Mais non, l'Afrique n'a pas été la seule à affronter ces "attaques".

Non, les Européens n'ont pas l'unique et l'entière responsabilité des crimes esclavagistes et du commerce d'êtres humains.

Non, les peuples du continent ne sont pas ignorants en matière de conquête territoriale, de lutte acharnée pour le contrôle de terres et de richesses, de vassalisation ou d'exploitation coloniale, qui n'ont pas que des effets néfastes. L'histoire passionnante des grandes entités politiques comme le Ghana, le Manding, le Songhaï, le Kongo ou le Zoulou en témoigne largement.

 

Effet pervers

Les récits qui font des Africains précoloniaux des oies blanches subjuguées par l'envahisseur tout-puissant ont un double effet pervers. Ils placent ces peuples hors de l'histoire de l'humanité en niant leur souveraineté longtemps conservée et leur capacité à concevoir puis à défendre leurs intérêts particuliers. Et ils les privent d'une grille de lecture sociétale et géopolitique des événements passés. Les Africains doivent retrouver la réalité qui inscrit leur histoire dans la grande chronologie universelle en vue de comprendre qu'ils n'ont pas l'exclusivité de la souffrance, et qui met à nu les parallèles évidents avec celles d'autres peuples. La vision de l'universalité des épreuves traversées par les uns ou les autres aidera le monde noir à "sortir" de l'émotion suscitée par l'empathie naturelle qu'il a pour les souffrances des siens.
Le lien est évident entre l'apprentissage d'une vision dépassionnée de l'histoire et le pragmatisme dont nous devons faire preuve aujourd'hui. Mais prenons garde aux fables enjolivées des historiens militants "afrocentristes", présentées comme l'histoire cachée que l'Africain doit se réapproprier. » 
(Jeune Afrique n°3054)

Kakou Ernest Tigori,
Écrivain ivoirien, auteur de l’Afrique à désintoxiquer, éd. Dualpha

Texte courageux, qui doit interroger tous ceux qui s’attachent à l’histoire de ce continent et cherchent une réponse au paradoxe africain de toujours : comment expliquer ce décalage entre les potentialités énormes de ce continent et sa place sur l’échiquier mondial.
Certes, on ne peut passer sous silence le fait que des Africains ignorent leur l’histoire, leur passé d’avant la colonisation, pendant et après celle-ci, mais surtout cette faillite monumentale que fut l’indépendance.

Pourquoi tant de difficultés à émerger ?
    Des tares multiples dont il faut sortir

Ces tares sont-elles imputables aux autres ?

  • À l’Occident ?
  • À la colonisation ?

Certainement pas. Mais pour l’essentiel, les Africains eux-mêmes ont une part non négligeable dans la situation actuelle du continent. Notamment le défaut d’humilité constaté chez certains qui les amène à refuser de voir l’évidence dès qu’il s’agit de faiblesses économiques, culturelles et politiques… qui les maintiennent dans l’état où ils sont aujourd’hui.
Ainsi, encore de nos jours, il se trouve des Africains qui refusent d’admettre le rôle joué par des Africains dans les traites négrières. L’incapacité à porter le regard sur soi, afin de prendre conscience de ses faiblesses et avancer, constitue un véritable handicap, qi condamne à revivre les errements  du passé.
Quand on croit tout savoir, on n’apprend plus. Et quand on n’apprend pas, on régresse.
Pour qui veut savoir, il est indispensable d’écouter ceux qui savent. Puis interroger et s’interroger.
Cet état d’esprit empêche effectivement beaucoup de se regarder et de regarder leur passé en face, avec ses forces et ses faiblesses, surtout de tirer les leçons de l’Histoire.

Mais de toutes les faiblesses constatées, la plus insidieuse est bien cette absence de solidarité entre Africains, hier comme aujourd’hui (de même que le refus du savoir moderne incarné dans l’instruction et la culture), comme on le voit dans cet extrait d’un  ouvrage  qui date des années 1980.

« On se heurte aux mêmes difficultés lorsqu'il faut téléphoner d'une capitale à une autre capitale d'Afrique. Pour appeler de Lomé (capitale du Togo) à Accra (capitale du Ghana), villes distantes de deux-cent-cinquante kilomètres environ, deux pays frontaliers, le premier francophone et le second anglophone, il faut passer par Paris ou Londres. Ces difficultés de communiquer font que l'Afrique reste après vingt-cinq ans de souveraineté politique plus compartimentée aujourd'hui que du temps de la colonisation.

 

Les voyages par la route ou le chemin de fer ne sont en rien plus faciles que la communication téléphonique. Les routes et voies ferrées disponibles sont celles qui ont été créées par le colonisateur : depuis les indépendances aucune nouvelle création n'est enregistrée nulle part qui puisse relier des États africains. Au contraire, la plupart de ces routes et chemins de fer légués par la colonisation deviennent de plus en plus dégradés et impraticables faute de soins et d'esprit de progrès.

 

A ces difficultés inhérentes à l'infrastructure s'ajoute le manque de support moral à l'unité, car les brimades perpétrées à l'encontre des "frères" africains, les tracasseries les plus humiliantes rencontrées par les Africains sur les routes d'Afrique sont un obstacle de taille à la réalisation de toute unité, obstacle autrement plus sérieux que celui de l'infrastructure. Il est ainsi infiniment plus facile pour un Africain de traverser toute l'Europe de bout en bout que d'aller d'un pays africain à un autre pays frontalier même muni de toutes les pièces et titres de voyage réglementaires. Ainsi, curieusement, les Africains restent aujourd'hui plus près des anciens colonisateurs étrangers que de leurs "frères" d'Afrique. Signe révélateur de la carence de l'Organisation de l'Unité Africaine et de la négation de ses idéaux, il est infiniment plus facile en 1985 de se rendre à Paris ou à Londres depuis l'Afrique que d'aller de la capitale d'un pays africain à celle du pays voisin et frontalier. Ainsi, le plus simple pour aller de Dakar à Bamako (capitales de pays frontaliers) ou de Lomé (capitale de pays francophone) à Accra (capitale de pays anglophone frontalier), c'est de passer par Paris et Londres et faire Dakar-Paris-Bamako et Lomé-Londres-Accra.

 

Le cas le plus symptomatique est celui du Zaïre et du Congo (anciennes colonies belge et française) dont les capitales respectives, Kinshasa et Brazzaville, se font face de part et d'autre du fleuve Zaïre (ou Congo). Il n'existe entre ces deux capitales à ce jour aucune possibilité de communiquer directement par téléphone. Ainsi pour appeler un correspondant à Kinshasa depuis Brazzaville, il faut passer par Paris puis Bruxelles ; de même pour appeler depuis Kinshasa un correspondant à Brazzaville, il faut faire l'opération inverse, qui consiste à passer par Bruxelles, puis Paris pour obtenir le correspondant de Brazzaville.

 

L'unité africaine demeure un beau mot, mais creux, vide de sens et qui souffre de l'incapacité intrinsèque des Africains à honorer les idéaux de l'unité. De grandes réunions, des colloques et conférences sont tenus périodiquement ou annuellement au niveau des chefs d'État africains, à grand renfort de discours, de bonnes résolutions, mais surtout de tam-tams. Résolutions qui s'envolent avec l'écho des tam-tams, sans le moindre impact sur la solution des vrais problèmes de l'Afrique. Tout se passe comme s'il manquait aux États africains l'esprit fédéraliste et le sens véritable de l'unité dans la diversité. Le comportement quotidien des Africains entre États comme entre individus dément de façon cinglante tous ces bons principes énoncés dans la charte de l'Organisation. Les rapports entre Africains sont un obstacle à l'unité, donc au développement de l'Afrique. Pour ce continent, l'économie ne suffit pas, l'Afrique doit s'organiser également sur le plan politique, culturel et celui de la défense. Quand on voit comment évolue le monde d'aujourd'hui, il n'est point besoin d'être devin ni expert pour constater qu'aucun pays d'Afrique noire n'est capable de s'en tirer tout seul. Comme le pense Aimé Césaire, en politique, un petit pas fait ensemble vaut mieux qu'un grand bond solitaire. Il est urgent de bâtir l'Afrique de la nécessité. Il s'agit de s'organiser non par des mots, mais par des faits, des actes, non pour des concerts de tam-tams, mais pour sauver l'Afrique.

 

Faut-il le redire, l'Afrique noire est le continent qui compte le plus de réfugiés au monde, quatre réfugiés sur cinq au monde sont africains. L'Afrique noire est aussi le continent où s'exerce le moins le devoir de solidarité qui semble parfois totalement ignoré des Africains. Sans reparler des expulsions, il y a le cas de la famine en Afrique, celui des victimes de la sécheresse. Combien d'États d'Afrique noire non victimes de ce fléau ont apporté un concours quelconque à l'endroit des pays sinistrés ? Les secours les plus conséquents sont ceux de pays extérieurs à l'Afrique noire. »   (Tidiane Diakité, L’Afrique malade d’elle-même, 1986).

Cette absence de solidarité est sans doute cause que le continent africain donne aujourd’hui l’impression de ne tirer de l’indépendance aucun bénéfice qui permette à ses peuples d’émerger. Une des conséquences palpables : l’Afrique, qui est précisément la région qui eut à payer le tribut le plus lourd de cette traite humaine, est aujourd’hui celle qui occupe la première place dans ce funeste trafic d’êtres humains, improprement nommé « esclavage moderne ».

INDÉPENDANCE !!!

Le devoir de solidarité ou l’esclavage perpétuel

Enfin, de tous les maux qui freinent la marche des peuples d’Afrique vers l’émergence pleine, c’est bel et bien l’absence de solidarité entre États et entre individus, à l’intérieur comme à l’extérieur du continent.
Comment par ailleurs aider dans ces conditions ces peuples à émerger ? 
 (Voir articles du blog « PRINCIPALES ENTRAVES À L’MERGENCE 1 à 7, septembre-octobre 2018)

Plutôt que d’offrir des devises, si on les aidait à prendre conscience d’eux-mêmes, afin qu’ils se sentent plus frères et amis ! Car la haine ne construit pas ; au contraire elle détruit celui qui la porte au cœur, comme celui qui en est victime. Les généreux « aidants » peuvent-ils aider les Africains à se reconnaître « frères et  amis » ? Le comble serait qu’ils s’allient aux uns contre les autres, et ainsi, juger sans savoir, et condamner sans connaître.
En définitive, qui pour aider les Africains à émerger, hors les Africains eux-mêmes ?

À cet égard, le beau titre de l’ouvrage du journaliste africain Serge Bilé : « Et si Dieu n’aimait pas les Noirs », m’inspire cette réponse, me permettant de répondre à la place de Dieu :

« Les Noirs s’aiment-ils ? »
« 
Aimez-vous les uns les autres, Dieu vous aimera tous !»

Et si cette animosité entre Africains les empêchait de tirer le meilleur profit de l’indépendance ?

Au contraire d’autres peuples qui, après avoir été vaincus et dominés, ont fini par briser leurs chaînes par la solidarité, la volonté qu’elle stimule, pour se hisser aux premiers rangs.

Le 19e siècle notamment en fournit la preuve : l’Allemagne et l’Italie par exemple (mais aussi L’Espagne, la Grèce, et d’autres), ont pris conscience que sans la solidarité entre elles, elles seraient longtemps maintenues sous la domination française lors des conquêtes napoléoniennes. Les peuples allemands, avant de se libérer ont dans un premier temps cherché les causes de leurs défaites face aux troupes françaises. Ils en ont tiré les leçons pour leur libération et leur émergence. Les Italiens ont fait de même, comme les Grecs, les Belges…

« Debout, Allemands ! »

« Debout hommes Allemands ! Que disparaissent entre vous toute différence, toute barrière ! Qu’un cœur fraternel, qu’un amour fraternel batte dans les artères du peuple allemand dans sa totalité !
Que tous soient prêts à servir avec confiance la patrie, en toute obéissance et toute humilité ! »
(E-M Arndt, L’Esprit du Temps, 1808.)

 

Partout, en Allemagne et aussi en Espagne, et ailleurs en Europe, c’est l’éveil du sentiment national. Des peuples jusque-là dominés, se réveillent, se prennent en charge.
Quelques exemples édifiants : les Allemands, galvanisés par les intellectuels, tout particulièrement les poètes, comme Fichte, sonnent la charge.
(Voir ci-dessous)

 

Le Discours à la nation allemande de Fichte (1807)

Je m'adresse aux Allemands en général, à tous les Allemands sans exception, je ne connais plus ces divisions malheureuses entre Allemands  qui ont amené notre désastre ; je parle pour les absents comme pour les présents et j'espère que ma voix arrivera jusqu'aux frontières les plus reculées de l'Allemagne. [...] Nous sommes des vaincus. Le combat par les armes est fini ; voici que va commencer le combat des principes [...]. Chacun, chaque individu est responsable devant la postérité, de la liberté et du salut de l'Allemagne. Nos ancêtres vous disent : « Nous avons résisté aux envahisseurs et les avons vaincus » ; vous, vous ne pouvez plus les vaincre avec les armes, la preuve en est faite : seul votre esprit peut encore résister et leur tenir tête. Si vous le faites, vous serez encore dignes de vos ancêtres.

Les étudiants allemands ne sont pas en reste :

 

L'exaltation nationale chez les étudiants allemands en 1817.

Le grand-duc de Weimar avait permis aux étudiants de la plus grande partie des universités protestantes de se réunir pour célébrer à la fameuse Wartburg [...] le double anniversaire de la bataille de Leipzig et de l'époque de la Réforme. [...]

Plus de huit cents étudiants et une trentaine de professeurs prirent part à cette orgie jacobine. Et le 18 au matin, la troupe défila deux à deux et prit le chemin de la Wartburg, en observant le plus grand ordre. Arrivés dans l'enceinte du château, [...] un jeune Westphalien prit la parole. Il rappela à ses camarades les efforts incroyables de la jeunesse allemande en 1813 et 1814 pour affranchir la patrie du joug de l'étranger. [...] Mais quel a été le dénouement de cette tragédie ? "Une réunion de despotes, au lieu d'accorder au peuple le fruit de ses travaux, a établi un système de brigandage et d'iniquités. Brisons les fers de l'Allemagne et jurons de mourir plutôt que de souffrir la tyrannie !"

[...] Les étudiants apportèrent une planche noire sur laquelle était attachée la collection des Actes du congrès de Vienne [...]. On alluma un grand feu, l'on détacha les ouvrages avec des fourches à fumier et le Congrès fut jeté dans les flammes aux cris de "Vive la liberté ! Périssent les tyrans et leurs perfides ministres !"

Lettre du comte de Bombelles, ambassadeur d'Autriche à Dresde, adressée à Metternich, le 27 octobre 1817.

Les exemples sont nombreux, dans le temps et dans l’espace, mais, dans l’Histoire, hier comme aujourd’hui ,et comme demain, pour tout,  peuple qui veut se développer, émerger, les seules armes à manier sont la solidarité et la volonté.
Toute aide, autre, quelle qu’en soit la provenance, peut comporter des effets contraires à l‘objectif visé, ou apparaître comme de véritables facteurs d’arriération.On n'aide pas n'importe qui,, n'importe comment.Vigilance et bon sens s'imposent. Il convient notamment d'éviter  la confusion entre  aide humanitaire et aide au développement,laquelle consiste logiquement à accompaagner les efforts d'un peuple pour sortir du sous-développement.

Partager cet article
Repost0
9 février 2020 7 09 /02 /février /2020 11:45

 

LE PANAFRICANISME, UN BEAU RÊVE MUTILÉ OU UNE UTOPIE IMPROBABLE ?

Quand les indépendances en Afrique sonnent le glas du rêve panafricain

L’Afrique, ce continent singulier

Toutes les rencontres panafricaines, du 1er congrès panafricain de Londres à la conférence d’Accra (capitale du Ghana) en 1958, ont eu trois messages prioritaires :

  • La solidarité entre les Africains.
  • La coopération.
  • La fraternité.

Pour tous, avant et après l’indépendance des colonies européennes d’Afrique, le message de l’union, ce devoir de solidarité, de fraternité et de coopération, demeurait l’unique ligne de conduite, voire l’unique objet de l’indépendance.

« Ne jamais aller à l’indépendance qui serait la « balkanisation » du continent."

L’Afrique (A.O.F. et A.E.F.) devait aller groupée en fédération dans un premier temps, avant la réalisation de l’unité complète du continent, c’est-à-dire la fusion des deux grandes fédérations créées par le colonisateur français, qui semblait ainsi (conscient ou non) rendre un insigne service au continent et à ses peuples.

Quelques leaders de poids, le ghanéen Kwamé Nkrumah, comme le malien Modibo Kéita, en avaient fait la condition d’une indépendance réussie. Sinon, prédisait Modibo Kéita, l’indépendance en ordre dispersée ferait des nouveaux États, des « objets creux, à la portée de tous ceux qui seraient tentés d’en faire des esclaves asservis ».

 Afrique, les indépendances

Échec de l’esprit panafricain

À la veille des indépendances (1955-1960) une querelle plus ou moins larvée, plus ou moins virulente oppose les premiers responsables africains, ceux qui devaient avoir la charge de diriger un État indépendant (le leur).
Les égoïsmes nationaux eurent le dernier mot, des pays riches ne voulant pas donner aux autres le moyen de leur développement. « 
On ne veut pas être la vache à lait. »
Ainsi, vola en éclats toute velléité d’unité pour aller groupés à l’indépendance. C’est désormais « 
chacun pour soi ».
La mise en place de l’« organisation de l’unité africaine » ne fit pas illusion longtemps.
Les frontières mises en place par le colonisateur, qui étaient vivement critiquées de tous, furent alors bénies par les partisans de la séparation.
À la veille de la proclamation de l’indépendance, en 1960, des responsables africains, partisans du maintien de ces frontières coloniales, protestèrent vivement contre ceux qui souhaitaient leur suppression. Les premiers allèrent jusqu’à solliciter l’arbitrage de l’ancien colonisateur, en l’occurrence, le gouvernement français, afin que ces frontière restent intangibles. Et ils eurent gain de cause.

Indépendants, mais colonisés ?
     Tares anciennes et tares nouvelles

Comme symbole de cette querelle de frontières, de l’indépendance à nos jours, des conflits frontaliers opposent des États africains.
De même des conflits appelés « conflits ethnique », que l’on croyait oubliés par la volonté du colonisateur, refirent surface, à l’extérieur comme à l’intérieur des nouveaux États indépendants.
C’est la solidarité africaine qui vole en éclats et avec elle, le mot Panafricanisme, tant et si bien que ce mot est devenu un « gros mot » pour un certain nombre de responsables africains.

Et l’Afrique reste la dernière des régions du monde dans toutes les statistiques de publication des pays ou régions du monde, en particulier dans les publications annuelles de l’I.D.H. Il en sera de même dans le futur, tant que les États africains continuent de rester divisés, à l’intérieur comme à l’extérieur de leurs frontières, en marge du monde et de la modernité.
Malgré la mise en place d’une structure sensée rassembler l’Afrique : l’Organisation de l’Unité Africaine (O.U.A.), en 1963, remplacée en 2002 par l’Union africaine, qui a depuis, fourni mille preuves de sa carence, les Africains restent plus divisés que jamais, plus en 2020 qu’en 1960 ou 1970.
L’Afrique, dans sa globalité, demeure bien le continent le mieux pourvu en ressources naturelles, mais dernier. Ce ne sont pas les ressources naturelles qui créent la puissance, mais la solidarité et la coopération, l’éducation et la formation de la jeunesse, surtout, l’action intelligente et généreuse d’un État organisé, intègre, au service des populations, soucieux du bien-être de tous.

En ce début de 21e siècle, en quel domaine l’Afrique subsaharienne peut-elle se targuer d’être non seulement indépendante, mais décolonisée ?
Y compris dans le domaine culturel, sans évoquer la question linguistique, souvent remise en cause pendant la colonisation, à grands bruits, aujourd’hui considérée comme intangible. Aujourd’hui encore un artiste africain (peintre, sculpteur, musicien) pour être reconnu dans son pays, se voit obligé de faire le voyage de Paris pour être « adoubé » avant de retourner dans son pays, pour jouir à vie, de cette consécration obtenue grâce à son séjour dans l’ancienne métropole, bien que son pays natal soit indépendant depuis 60 ans.
Jusqu’à l’arrivée des moyens modernes de communication : internet, mobile… il était infiniment plus facile d’entrer en communication par téléphone avec n’importe quelle bourgade de France qu’avec la capitale de n’importe quel pays d’Afrique.

A-t-on mesuré le prix de l’indépendance, en étant bien conscient que la signature de l’acte d’indépendance n’est rien sans la décolonisation de l’esprit ? En Afrique, cette décolonisation, (c’est-à-dire la libération de l’esprit), reste à faire, condition sine qua non de l’émancipation collective et individuelle, de la construction de la nation libre, celle de l’État viable, bref, la voie sûre vers l’émergence.
À quelle condition l’indépendance aurait-elle pu rimer avec décolonisation des esprits ? Si seulement les premières élites et futurs responsables africains s’étaient donné la peine de penser le futur, le futur de l’Afrique indépendante dans tous les compartiments de la vie d’une nation libre et prospère, en ayant une idée claire de ce qu’il fallait innover, également des changements nécessaires à opérer à tous les échelons de la vie d’une nation. Mais, surtout, réfléchir penser à l’organisation de l’État, à ses responsabilités envers le peuple, aurait pu apparaitre comme une priorité et une nécessité de première importance, bref, un devoir politique, civique, et moral.

Deux questions fondamentales s’imposaient alors, la 1ère portant sur la colonisation :

  • Pourquoi et comment avons-nous été vaincus, dominés, colonisés par une poignée d’étrangers venus d’ailleurs ?
  • Et si c’était à refaire ?

Ceux qui nous ont vaincus, dominés, colonisés, auraient-ils pu le faire aujourd’hui ? A-t-on, aujourd’hui — aura-t-on demain — le moyen de résister, d’éviter cette domination, cette colonisation ? A-t-on appris la leçon du passé, celle toujours féconde de l’Histoire ?

Enfant-esclave dans une plantation de cacao

La solidarité ou l’assujettissement, l’esclavage.

La principale faiblesse de l’Afrique et des Africains par rapport aux autres peuples et aux autres régions du monde, c’est l’absence de solidarité entre États et entre individus, dans le passé comme dans le présent. C’est pour cette raison que nous avons été vaincus, dominés, assujettis hier.
À cet égard, la traite des Noirs n’aurait jamais pris cette dimension apocalyptique, si les Africains avaient été solidaires. De même qu’en ce début de 21e siècle, la mer Méditerranée ne serait pas devenue le plus grand cimetière de jeunes Africains, si les Africains faisaient preuve de solidarité et d’empathie envers leurs compatriotes.
Dans ces conditions comment aider ceux qui ne s’aident pas, qui ne sont pas solidaires et qui passent l’essentiel de leur temps à s’entre-dévorer, « fraternellement »

Ils se détestent encore plus fortement quand ils sont face à un Blanc.
Phénomène aussi ancien qu’inexplicable, un vrai mystère. Devant le Blanc, le Noir s’évertue à rabaisser son « frère » noir, afin de s’élever dans l’estime du Blanc.

Emmanuel Mounnier dans le compte rendu de son périple africain, paru sous le titre L'éveil de l'Afrique noire, (1948), présente quelques aspects de la société africaine, notamment les rapports entre les lettrés et les autres.

Il s’adresse à de jeunes instituteurs en ces termes :

« Il faudrait se souvenir à tout instant qu’il y a 2000 ans nos ancêtres, les Gaulois, étaient les nègres de César, des nègres un peu plus vêtus seulement, parce qu’il faisait froid, et qu’il n’y a pas 100 ans, ni nos grands-mères, ni nos grands-pères, pour la plupart, ne savaient lire. »

[…]

« Vous reprochez aux Blancs de vous mépriser, vous-mêmes avez le droit de mépriser les vôtres ? »

[…]

« J’ai longuement parlé à ces futurs instituteurs. On m’avait raconté ce qui est leur vie dans les villages. Quelques-uns vivent dans cette mystique admirable qui fut celle des instituteurs français il y a 75 ans.
Mais il s’en faut, hélas, que ce soit la règle. À ce premier degré de la culture où les voilà montés, ils peuvent être plein de vanité. C’est un phénomène qui n’a rien d’africain, rien de noir, on voit cela partout.
Mais tout ici devient plus grave. Ces jeunes moniteurs peuvent mépriser leurs frères de race. Il leur arrive de jouer au chef, au sultan, tout comme le garde du village…
 ».

De fait, la société indigène telle qu’elle a été pensée et organisée par le colonisateur (dans les colonies françaises en Afrique), continue de fonctionner quasiment sur les mêmes bases après les indépendances. Au sommet, les « Évolués », c’est-à-dire les lettrés, (devenus chefs d’État, responsables, administratifs…), à la base, les « non-évolués », les illettrés (paysans, artisans, … petits travailleurs manuels) méprisés par les premiers.

Quant à l’économie, elle conserve ses traits d’avant l’indépendance. C’est toujours une économie de « traite », c’est-à-dire : ils vendent les matières premières et importent les produits manufacturés.

Cela semble être aussi l’avis de Laurent Testot, l’éditorialiste de Sciences Humaines :

« Reste que son passé en a fait trop longtemps un continent de ténèbres, par les crimes qui s'y commirent. Après la longue nuit des traites négrières qui dépeuplèrent l'Afrique pour peupler de diaspora Amériques et archipels divers, prit place la parenthèse de la colonisation, quand, à la toute fin du 19e siècle, un continent entier passa aux mains d'un autre. L'Europe ne resta pas longtemps propriétaire des terres noires, mais l'événement légua un lourd passif, qui aujourd'hui encore obère l'économie du continent, l'imagination de ses élites, et mine les sociétés du monde par son héritage raciste.
C'est aussi parce qu'aujourd'hui l'Afrique rattrape son retard démographique, tout en tardant à mettre en place une économie pérenne qui ne reposerait pas sur la dilapidation de ses ressources, qu'elle inquiète. Elle doit de toute urgence se réinventer des futurs, les décliner de manière autonome, oser les défendre. Car elle sera demain au centre de toutes les attentions. Continent qui aura le moins contribué au réchauffement climatique, elle sera celui qui en souffrira le plus. 
»

Partager cet article
Repost0