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25 juillet 2021 7 25 /07 /juillet /2021 08:47

 

QUAND L’IRRUPTION DE LA MACHINE AU 19e SIÈCLE
SÈME LA « ZIZANIE », LA DISCORDE,
DANS LA GRANDE FAMILLE OUVRIÈRE

Pour les témoins oculaires de première importance, Gaëtan Pirou, Alexis de Tocqueville, Gustave Flaubert et Simone Weil etc., le machinisme est une des conséquences majeures des conflits et oppositions au sein du monde des travailleurs  ainsi que de la société entière du 19è et du début du XXe siècle.

Gaëtan Pirou (1886-1946) est un économiste français.
Il fut professeur d'économie à la faculté de Droit de Bordeaux et celle de Paris.
Il fut aussi un des rédacteurs en chef de la Revue d'économie politique.
Il a écrit de nombreux ouvrages sur les doctrines économiques, de même que sur les économistes institutionnalistes américains.
Outre son poste de professeur à l'Université de Bordeaux puis de Paris, il fut directeur du cabinet de Paul Doumer entre 1927 et 1931.
Il s’intéressa aussi à la classe ouvrière et à son avenir.

Quelques ouvrages significatifs à cet égard :
_ Les doctrines économiques en France depuis 1870,
_ Doctrines sociales et Sciences économiques…

Avec Gaston Pirou, nous assistons à la naissance d’une psychologie ouvrière nouvelle.

 

NAISSANCE D'UNE PSYCHOLOGIE OUVRIÈRE NOUVELLE

« Le développement de l'action collective ouvrière est la conséquence directe des transformations Juridiques et techniques qui ont bouleversé, à notre époque, l'ensemble de la production et atteint leur maximum dans l'industrie. Ces transformations qui ont conduit à la grande entreprise spécialisée, mécanique, concentrée, ont déterminé, dans l'ordre de l'action ouvrière deux phénomènes connexes. D'une part, le groupement matériel des ouvriers dans de vastes usines a entraîné la naissance d'une psychologie ouvrière nouvelle, caractérisée par le développement de la conscience de classe. Rapprochés dans les usines, les ouvriers ont dû perdre l'espoir, normal chez l'ancien artisan, de devenir un jour des patrons. Ils ont donc été en même temps plus près les uns des autres et plus loin de leurs patrons. Cela devait conduire les ouvriers, matériellement et psychologiquement réunis, à se servir de l'arme de l'action collective. D'autre part, l'essor de la grande industrie, dans la première moitié du XIX* siècle, appelée période chaotique de la grande industrie, s'est accompagnée de souffrances incontestables. En face du grand patron, l'ouvrier isolé se trouvait dans une situation inégale. Cette situation devait pousser les ouvriers à se grouper pour essayer de remédier à l'état d'infériorité où ils se trouvaient. » (Gaëtan Pirou)

Alexis de Tocqueville (1805-1859)

Alexis de Tocqueville (1805-1859) est philosophe, penseur, précurseur de la sociologie et homme politique français.

Pour lui :

LA RÉVOLUTION DE 1848 EST UNE MANIFESTATION DE CETTE ZIZANIE

« Il s'agit d'une lutte sociale : " Elle n'eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d'altérer l'ordre de la société, elle ne fut pas à vrai dire une lutte politique... mais un combat de classes une sorte de guerre servile. C’est le soulèvement de toute une population contre une autre : les femmes y prirent autant de part que les hommes et furent les dernières à se rendre.... Elles comptaient sur la victoire pour mettre à l'aise leurs maris, et pour élever leurs enfants ".

Elle est née de la peur bourgeoise : "Un sombre désespoir s'était emparé de cette bourgeoisie ainsi opprimée et menacée et ce désespoir se tournait insensiblement en courage. J'avais toujours cru qu'il ne fallait pas espérer de régler par degrés et en paix le mouvement de la révolution de février et qu'il ne serait arrêté que tout à coup par une grande bataille livrée dans Paris... Non seulement cette bataille était en effet inévitable, mais le moment en était proche et il était à désirer qu'on saisît la première occasion de la livrer.

Ainsi la société était coupée en deux, ceux qui ne possédaient rien unis dans une convoitise commune, ceux qui possédaient quelque chose dans une commune angoisse " (A. de TOCQUEVILLE.).

Gustave Flaubert n’est pas en reste. Il est de ceux qui pensent que le machinisme signifie bien le réveil de la classe ouvrière et les conséquences qui s’en suivent.

Gustave Flaubert (1821-1880)

 

Gustave Flaubert, écrivain français, est un prosateur de premier plan de la seconde moitié du XIXe siècle. Il a marqué la littérature universelle par la profondeur de ses analyses psychologiques, son souci de réalisme, son regard lucide sur les comportements des individus et de la société.

Il présente ainsi la révolte des ouvriers :

 

« Ils étaient là neuf cents hommes, entassés dans l'ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant de fièvre, criant de rage ; et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain d'une détonation, ils croyaient qu'on allait tous les fusiller ; alors, ils se précipitaient contre les murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur qu'il leur semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre…

Dans la crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès les premières marches, le président se rejeta en arrière, épouvanté par l'odeur des excréments et des cadavres. Quand les prisonniers s'approchaient d'un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction — pour les empêcher d'ébranler les grilles — fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.

Ils furent généralement impitoyables. Ceux qui ne s'étaient pas battus voulaient se signaler. C'était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois...

Un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux barreaux en demandant du pain. Roque (nouvel engagé de la garde nationale) lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait d'une voix lamentable :

  • Du pain.
  • Est-ce que j'en ai moi !

D'autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant :

— Du pain !

  • Tiens ! En voilà ! dit le père Roque en lâchant un coup de fusil.

Il y eut un énorme hurlement, puis rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté... »   (G. FLAUBERT, L'éducation sentimentale)

Simone Weil (1909-1943)

Simone Weil (1909-1943) est une humaniste française.

Toute sa vie fut engagée au service de la cause ouvrière. Elle est l'une des rares philosophes à avoir partagé la « condition ouvrière.

« Les ouvriers, ou du moins beaucoup d'entre eux, ont acquis, après mille blessures, une amertume presque inguérissable qui fait qu'ils commencent par regarder comme un piège tout ce qui leur vient d'en haut, surtout des patrons ; cette méfiance maladive qui rendrait stérile n'importe quel effort d'amélioration ne peut être vaincue sans patience, sans persévérance. Beaucoup de patrons craignent qu'une tentative de réforme, quelle qu'elle soit, si inoffensive soit-elle, apporte des ressources nouvelles aux meneurs, à qui ils attribuent tous les maux sans exception en matière sociale, et qu'ils se représentent en quelque sorte comme des monstres mythologiques. Ils ont du mal aussi à admettre qu'il y ait chez les ouvriers certaines parties supérieures de l'âme qui s'exerceraient dans le sens de l'ordre social si l'on y appliquait les stimulants convenables. Et quand même ils seraient convaincus de l'utilité des réformes indiquées, ils seraient retenus par un souci exagéré du secret industriel ; pourtant l'expérience leur a appris que l'amertume et l'hostilité sourde enfoncée au cœur des ouvriers enferment de bien plus grands dangers pour eux que la curiosité des concurrents. (S. WEIL. La condition ouvrière.)

 

 

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1 novembre 2020 7 01 /11 /novembre /2020 09:06

OBSERVATION ET RÉFLEXION

Hier, aujourd’hui, demain

 

Extrait de

Tidiane Diakité, Dialogues impromptus à une voix,
                           Archéologie d’une conscience, 2001.

« Ce siècle a incontestablement du bon. Qui le nierait ? Même si ses nouvelles valeurs, au rang desquelles l'intempérance, sous toutes ses formes : la vitesse, la consommation, les technologies de l'information... sont sujets de préoccupation. On veut aller vite, trop vite, on veut consommer vite, trop vite, on veut vivre vite, trop vite... Ainsi, les fruits sont-ils « mûris » et consommés avant terme ; de même les veaux, moutons, volailles... Toutes valeurs qui ont écrasé les vieilles valeurs non marchandes. On va d'autant plus vite que l'on vit dans un monde sans repères. De ce point de vue, à la devise olympique universellement admise "plus vite, plus fort, plus haut", je substituerais "plus fort, plus haut, mais moins vite". En voulant aller plus vite, trop vite, deux notions qui sont deux données fondamentales de notre existence, la patience et la durée se perdent ; perte aux conséquences incalculables. On perd le sens de la patience. Or sans patience, il n'est guère de durée, ni de persévérance ou de constance, ni résistance. On ne sait plus attendre, on ne sait plus désirer, ni se désirer. On veut tout, tout de suite. On veut brûler le temps. En brûlant le temps, on se brûle.

On a tendance à oublier qu'il faut d'abord apprendre à marcher avant de courir ou sauter, et que la meilleure façon de marcher, c'est de mettre un pied devant l'autre et de recommencer. Se voulant le siècle de la vitesse, notre siècle est aussi devenu celui de l'instantané. Ainsi nous ne vivons plus que sur des ressorts émotionnels et instantanés. Un événement chasse l'autre en l'espace de quelques heures au mieux ; une mode chasse l'autre, une réforme chasse l'autre, une invention chasse l'autre... Bref, nous assistons à un ping-pong vertigineux de l'esprit, de la réflexion, qui ne permet plus la pensée dense, mûrie et clairement élaborée. On confond vitesse et action, on confond technique et vitesse alors que technique, du grec tekhnikos, formé sur tekhnê, signifie art, art manuel. Or, l'art est lenteur et profondeur, lenteur d'exécution et profondeur de sens. Quelle mentalité individuelle, collective ou sociale cela engendre-t-il ? Quel sort cela fait-il subir à la hiérarchie des valeurs, à la valeur des choses, au sens de la durée, de la fidélité, en un mot de la vie ? L'échelle des valeurs en est brouillée en bien des cerveaux.

A l'inverse, ceux qui ne peuvent suivre cette course endiablée constitue une catégorie à part qui, ayant perdu le sens de l'instant, soit se réfugient dans la contemplation nostalgique passive et recueillie du passé, soit sont tétanisés par la peur du futur, l'angoisse du lendemain, pain béni pour les charlatans en passe de constituer une classe sociale nouvelle, aux effectifs sans cesse en hausse et à la science chaque jour mieux élaborée.

           Ce monde, avec la connivence de la science et des techniques sous toutes leurs formes balance entre deux pôles : le pôle de l'excessivement complexe et celui de la simplification extrême, le pôle de la "perfection des moyens et celui de la confusion des sens". Il devient ainsi d'une part difficile de faire simple dans un monde de tumulte et de fracas où l'écume des vagues empêche de percevoir le mécanisme profond des marées, où le superficiel recouvre les tendances lourdes, l'image et le virtuel, la réalité profonde. De l'autre, la simplification excessive de certains actes quotidiens de la vie suscite des interrogations : de son fauteuil, appuyer sur un bouton pour avoir son petit déjeuner, appuyer sur un autre pour faire ses courses toujours sans bouger de sa chaise, ou demain, voter à toutes les élections sans sortir de chez soi... En tuant tout effort, en éliminant tout goût et toute raison d'agir du corps et de l'esprit, ne tue-t-on pas un peu la vie ? Il est un autre risque à mon sens : la coupure inégale du monde entre la très petite minorité de ceux qui conçoivent ces machines sophistiquées, ces "machines de vie" et l'immense majorité de consommateurs passifs, de corps et d'esprit.

          Ces nouvelles valeurs ont leurs nouveaux maîtres et leurs nouveaux prêtres parmi lesquels l'argent trône à une place de choix. De son piédestal, il régente à sa guise le monde et les mœurs. Une société n'a de valeur que par rapport à la valeur qu'elle accorde à l'homme. Or, la recherche de l'argent pour l'argent, tout comme celle de la science pour la science, tend vers la négation de l'homme. Devenu une valeur en soi qui prime sur l'essentiel, il se livre et se livrera encore longtemps au massacre impuni des vieilles valeurs, celles qui ont régi le monde depuis des millénaires : celles de partage, de solidarité, de respect de la vie humaine... Il sévit jusque dans le sport où l'idéal olympique des Anciens s'est vu tordre le cou en glissant de la noblesse de la couronne de laurier ou de fleurs remise au vainqueur à la médaille monnayable en espèces clinquantes et sonores. Continuant sa marche inexorable et triomphale, il s'insinue dans toute catégorie de sport et en vicie l'esprit et les principes. C'est donc lui qui, plus que jamais donne le ton à ce monde débridé en folie où l'on consomme de plus en plus sans savoir comment produire, ni qui produit quoi. Avec la complicité de l'audimat et de la publicité, nos sociétés sont à ses pieds. Vous avez dit Audimat ? Car la télévision est bien l'un de ses nouveaux maîtres, nouvelle Pythie des temps modernes, oracle des oracles, encensée par ses desservants attitrés, les "Grands Prêtres", elle ne se contente pas de perturber la messe du dimanche (pour ce faire la science avait déjà depuis le seizième siècle fait l'essentiel du chemin et à présent le confessionnal à émigré de l'église au studio de télévision), elle décide de la vie des foyers, unissant et désunissant, mais assénant à tous son enseignement et sa bonne parole. Les formateurs d'aujourd'hui (ceux des enfants comme des adultes), impuissants face à son flot verbal intarissable tentent — mais avec des outils dérisoires — de la dompter en la soumettant aux règles et à l'art de la pédagogie. Jusqu'où ne montera-t-elle pas, couplée à l'informatique et ses réseaux ?

          Ainsi, l'une des différences entre la société d'hier et celle d'aujourd'hui, c'est qu'hier, on sortait de chez soi pour "aller aux nouvelles", tandis que de nos jours, on rentre chez soi pour "aller aux nouvelles". Hier, on sortait de chez soi pour aller à la messe du curé aujourd'hui, on rentre chez soi pour subir le prêche des médiats. Cela change tout ; par cette magie, on connaît mieux ceux qui vivent à des milliers de kilomètres alors qu'on ignore tout du voisin le plus proche. On ne sait ni son nom, ni sa profession, ni ses goûts ou ses soucis... J'ai la conviction que si les sociétés occidentales coulent, ce sera le fait de cet individualisme forcené qui mène à toutes les formes de lâcheté et à tous les degrés de l'incivisme. La télévision, sans contrôle est facteur de désocialisation. Monde du virtuel, monde du paraître, elle contribue au dysfonctionnement social en noyant les consciences sous des flots d'images sans messages.

Dans ce monde ballotté entre les extrêmes, entre la culture de l'argent et la culture de mort, les ratés sont légion. En économie tout d'abord, ce qui serait de nature à susciter interrogation et inquiétude (donc inciter à la réflexion prospective et constructive), c'est que nous entrons de plus en plus dans un système où la richesse crée la pauvreté et la misère. Plus certaines entreprises réussissent et grossissent leurs chiffres d'affaires de façon faramineuse, plus elles développent en leur sein et autour d'elles chômage, misère et désolation. Dans le même ordre d'idée, nos villes sont de plus en plus peuplées de morts-vivants sociaux qu'on nomme "exclus", c'est-à-dire la masse des laissés-pour-compte de la consommation sans compter les infirmes du désir car, la consommation de tout, la consommation pour la consommation est l'une des formes de la servitude : la servitude moderne, qui nous couvre de chaînes quand nous nous croyons libres, qui nous consume quand nous croyons consommer. L'alternative est simple : ou il s'instaurera au niveau mondial un système plus concret et plus ouvert de coopération et d'harmonisation de l'économie et des systèmes économiques, ou on va vers une nouvelle forme de barbarie engendrée par l'abondance de biens. Cette concurrence économique effrénée entre les nations du monde a comme aboutissement logique l'intensification du chômage, car le risque ultime, c'est l'économie pour l'économie, l'économie sans les hommes et contre les hommes. Plus une entreprise prospère, plus ses actions sont florissantes à la Bourse, plus elle licencie de travailleurs et fait des malheureux, brise des vies et instaure le désarroi. Tant que la compétition exacerbée implique la compétitivité à tous crins, celle-ci, avec la complicité de celle-là, mènera au productivisme qui nécessitera plus de délocalisations et plus de licenciements, ce qui ne peut qu'aviver les tensions de toutes sortes au sein des nations et entre nations, car cette compétition sans limites ni lois est aussi une forme de guerre qui ruine les bases de l'entente et de la paix. »

 

 

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25 octobre 2020 7 25 /10 /octobre /2020 08:33

Édith SCHUSS, Chardon bleu
(https://edith-artiste-peintre-intuitive.com/)

ART ET TECHNIQUE

Que devons-nous à l’art ?

Pierre Francastel (1900-1970)

Pierre Francastel ((Paris, 1900 – 1970), un historien et critique d'art français est issu par son père, d'une famille d'artistes et de journalistes et par sa mère, d'une famille de la noblesse belge.
Études littéraires classiques à la Sorbonne et attaché au service d'architecture du château de Versailles.
Thèse de doctorat en 1930 sur la sculpture du domaine royal de Versailles.
Il fut aussi chroniqueur dans plusieurs revues et auteur de nombreux ouvrages.
Il est une figure majeure de l'histoire de l'art au XXᵉ siècle, considéré comme un des fondateurs de la sociologie de l'art.

Pierre Francastel fut un innovateur de talent dans le domaine de l’étude de l’art. Il est l’inventeur de la « sociologie historique comparative » Pour lui « l’art n’est pas seulement un pur plaisir esthétique, mais, une production sociale en relation étroite avec son environnement politique, social, religieux et scientifique ».
Ses nombreux ouvrages développent pour l’essentiel cette philosophie de l’art. Entre autres :

-Art et Sociologie
-Art et peinture
-Histoire de la peinture française
-Art et Technique…

Place de l’art dans la société

« Les développements du machinisme et l'industrialisation d'une part, les progrès des sciences spéculatives et appliquées d'autre part, ont abouti à une transformation complète de l'univers.
La question se pose donc de savoir quels sont les rapports nouveaux qui se sont établis dans la civilisation contemporaine entre les arts et les autres activités fondamentales, particulièrement les activités techniques, de l’homme.
La réponse habituellement donnée à cette question est assez curieuse. Les critiques et les historiens ont tendance à affirmer que l'art s'est séparé de l'humain. (...)

L'opposition de l'Art et de la Technique se résout dès qu'on constate que l'art est lui-même, dans une certaine mesure, une technique sur le double plan des activités opératoires et figuratives. Prétendant expliquer l'art en fonction de sa fidélité à la représentation du réel, les critiques et les historiens ont faussé les points de vue. On n'explique pas un langage en fonction des choses qu'il nomme ou des rapports d'idées qu'il exprime. Le but de l’art n'est pas de constituer un double maniable de l'univers ; il est, à la fois, de l'explorer et de l’informer d'une manière nouvelle. La pensée plastique qui existe à côté des pensées scientifique ou technique appartient, à la fois, au domaine de l'action et de l'imagination. L'art ne libère pas l'homme de toutes les contraintes, il ne lui offre pas le moyen d’appréhender et de traduire dans l'absolu des sensations, il constitue un mode de connaissance et d'expression mêlé à l’action. Il existe aussi dans l'ordre de l'imaginaire une fusion de la logique et du concret. A travers les images l'homme découvre, à la fois, l'univers et son besoin de l'organiser. Entre l'art et la technique il ne s'agit donc pas d'une opposition ni d'une identification globale. Le conflit surgit lorsqu'on prétend soustraire au réel l'ordre de l’imaginaire. C'est dans la technique que se rencontrent l'art et les autres activités spécifiques de l'homme. Le domaine de l'art, ce n'est pas l'absolu, mais le possible. Par l’art, les sociétés rendent le monde un peu plus commode ou un peu plus puissant et elles parviennent parfois à le soustraire aux régies de fer de la matière ou aux lois sociales et divines pour le rendre momentanément un peu plus humain. (...) »

L’art et la technique : opposition ou complémentarité dans l’évolution des sociétés ?

« Les artistes ne jouent pas dans une société un rôle d'isolés, indépendamment des techniciens et des penseurs. A la conception d'histoires séparées des différentes disciplines et des différentes activités humaines, il convient de substituer une conception enfin globale des capacités d’expression d'une société qui se modèle en s exprimant. L'art moderne n'a pas le caractère d’un jeu solitaire et gratuit. Adoptant un mode d'expression spécifique un homme ne se retranche pas de la communauté. Les artistes sont aussi des hommes qui créent des Objets. Ces objets peuvent être étudiés comme représentatifs de sensations et d'actions qui ne sont pas nécessairement contradictoires, avec les impressions et les structures qui permettent à d'autres catégories d'individus, dont le corps est formé dans le même milieu technique et naturel, de s’exprimer et de créer aussi des objets de civilisation. A travers l'objet d'art, il est légitime de rechercher des formes et des notions caractéristiques de l'homme entier d'aujourd'hui. L'art n'est pas le domaine des valeurs de refuge, ouvertes à l'homme qui craint la destinée. (...) »

L’art joue-t-il un rôle pacificateur des esprits ?

« Les produits de la pensée technique peuvent être objectivement confrontés avec ceux des pensées scientifique ou plastique dans un même système de compréhension. L'artiste qui compose un tableau ou qui élabore une sculpture produit des objets de civilisation qui, d’un certain point de vue, possèdent des caractères communs avec les œuvres issues de l'activité la plus spéculative, la plus expérimentale ou la plus mécanique de la société. Dans tous les cas il y a production de choses possédant une extériorité par rapport au producteur, utilisables par d'autres et à l'occasion desquelles se produisent des interférences de jugement et d'action. (...)

L'œuvre d'art est, en effet, un objet au sens le plus matériel, le plus concret du terme. Elle est, si l'on veut, une chose. Un tableau se situe dans notre entourage familier comme un meuble ; il se déplace, il se manie, il s'entretient, il s'échange, il s'altère. Il est réel, concret et utile au même titre qu'un ustensile quelconque de la vie courante. En même temps, les uns n'y voient qu'un signe d'éducation ou de richesse, mais les autres y voient, en outre, un ensemble d'éléments ou de signes suggestifs soit de méditation soit de signification qui tantôt conduisent au plaisir de la contemplation et tantôt engendrent des opinions immédiatement utilisables dans le comportement journalier. Par conséquent, l'œuvre d'art est le produit unique d'une activité qui se situe, à la fois, sur le plan des activités matérielles et des activités imaginaires d'un groupe social donné. Dans les deux cas, au surplus, elle possède un double caractère sociologique et individuel, au même titre que la personnalité de l'homme qui l'a produite. »  (Pierre FRANCASTEL, Art et technique, bib. Médiations)

Paul SCHUSS, Le Manoir en Hiver
(Lien : http://www.adagp.fr/fr/banque-images#/?q=cGF1bCBzY2h1c3M%3Dhttp://www.adagp.fr/fr/banque-images#/)

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18 octobre 2020 7 18 /10 /octobre /2020 08:23

LA NATURE HUMAINE (1)
CONSCIENCE DE SOI ET CONNAISSANCE DE SOI

Peut-on se connaître ?
Peut-on réellement connaître l’autre ?

 

L’Homme, un mystère complet, une énigme insondable ?
Pensées convergentes

Blaise Pascal (1623-1662)

 

Blaise Pascal (Clermont-Ferrand, 1623-Paris, 1662). Philosophe, savant, écrivain français, fut d’une précocité intellectuelle exceptionnelle.
À 16 ans, il écrit un traité sur les coniques.
À 19 ans il invente la machine d’arithmétique (la Pascaline).
À partir de 1646, il mène des travaux et entreprend une expérience sur l’existence du vide.
Puis à partir de cette date, s’enchaînent expériences, inventions et travaux de grande qualité : mathématiques, physique…
Ses pensées philosophiques, d’une grande nouveauté, complètent une œuvre aussi impressionnante que variée.
Ses « pensées » sont une mine digne d’un véritable génie.

« Il faut se connaître soi-même. Quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela au moins sert à régler sa vie, et iI n'y a rien de plus Juste. » (Blaise Pascal) 

 

Théodule Ribot (1839-1916)

 

Théodule Ribot, (Guingamp, 1839-Paris, 1916), fut un psychologue et un philosophe français de grand renom. Agrégé de philosophie, enseigna à la Sorbonne après la soutenance d’un doctorat de psychologie, puis au Collège de France
Féru de novations variées, passionné par le métier d’enseignant, il fut également à l’origine de méthodes pédagogiques et didactiques toujours appréciées.
Décoré de la Légion d’honneur, il fut auteur d’une œuvre essentiellement consacrée à l’Humain, dans toutes ses dimensions…
Parmi sa riche production littéraire, trois ouvrages apparaissent comme des outils d’introspection et de connaissance l’autre d’un grand intérêt philosophique :

-les maladies de la mémoire
-les maladies de la volonté

-les maladies de  la personnalité

« La conscience ne nous révèle à chaque instant notre moi que sous un seul aspect, entre plusieurs possibles. (...)

Pour saisir la personnalité réelle, concrète et non une abstraction qui prend sa place, il ne s'agit pas de se renfermer dans sa conscience, les yeux clos, et de l'interroger obstinément ; il faut au contraire ouvrir les yeux et observer. L'enfant, le paysan, l'ouvrier, les millions de gens qui courent les rues ou les champs, (...), qui n'ont jamais lu de dissertations sur le moi et le non-moi, ni même une ligne de psychologie, ont chacun leur personnalité bien nette et à chaque instant l'affirment instinctivement. Depuis cette époque oubliée où leur moi s'est constitué, c'est-à-dire s'est formé comme un groupe cohérent au milieu des événements qui l'assaillent, ce groupe se maintient sans cesse, en se modifiant incessamment. Pour une grande part, il est composé d'états et d'actes presque automatiques qui constituent chez chacun le sentiment de son corps et la routine de la vie, qui servent de support à tout le reste, mais dont toute altération, même courte et partielle, est immédiatement sentie. Pour une bonne part encore, il est composé d'un ensemble de sensations, images, idées représentant le milieu habituel où l'on vit et se meut, avec les souvenirs qui s'y rattachent. Tout cela représente des états organisés, solidement liés entre eux, se suscitant les uns les autres, formant corps. (...)

La personnalité réelle s'affirme non par la réflexion, mais par les actes.

Voyons maintenant la personnalité factice ou artificielle. Lorsque le psychologue, par l'observation intérieure, essaye, comme il dit, de se saisir lui-même, il tente l'impossible. Au moment où il se met à la tâche, ou bien il s'en tient au présent, ce qui ne l'avance guère ; ou bien, étendant sa réflexion vers le passé, il s'affirme le même qu'il y a un an, dix ans ; il ne fait qu'exprimer savamment et laborieusement ce qu'un paysan sait aussi bien que lui. Avec l'observation intérieure, il ne peut saisir que des phénomènes fugitifs, et je ne sache pas qu'on ait rien répondu à ces remarques si justes de Hume : "Pour ma part, lorsque j'entre au plus intime de ce que j'appelle moi, je me heurte toujours à telle ou telle perception particulière de froid, de chaud, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de plaisir ou de peine. Je ne surprends jamais mon moi dépouillé de toute perception ; je n'observe jamais rien que la perception..."

Chercher par l'analyse à saisir un tout synthétique comme la personnalité ou, par une intuition de la conscience qui dure à peine quelques secondes, à embrasser un complexus comme le moi, c'est se poser un problème dont les données sont contradictoires. Aussi, en fait, les psychologues ont procédé autrement. Ils ont considéré les états de conscience comme accessoires et le lien qui les unit comme l'essentiel, et c'est ce mystérieux dessous qui, sous les noms d'unité, d'identité, de continuité est devenu le véritable moi. Il est clair cependant que nous n'avons plus ici qu'une abstraction ou, plus exactement, un schéma. A la personnalité réelle s'est substituée l'idée de la personnalité, ce qui est tout autre chose. Cette idée de la personnalité ressemble à tous les termes généraux formés de la même manière (sensibilité, volonté, etc.) ; mais elle ne ressemble pas plus à la personnalité réelle que le plan d'une ville à la ville elle-même.

En résumé, réfléchir sur son moi, c'est prendre une position artificielle qui en change la nature ; c'est substituer une représentation abstraite à une réalité. Le vrai moi est celui qui sent, pense, agit, sans se donner en spectacle à lui-même ; car, il est par nature, par définition, un sujet ; et, pour devenir un objet, il lui faut subir une réduction, une adaptation à l'optique mentale qui le transforme et le mutile. » (Th. RIBOT, Les maladies de la personnalité. Ed. Félix Alcan. 1907.)

 

Paul Valéry (1871-1945)
 

Paul Valéry (Sète, 1871- Paris, 1945), est un écrivain  français prolixe, auteur d’une œuvre fort riche.
De la poésie, il passe à l’art, à la musique, aux mathématiques, tout en s’intéressant à la philosophie, à la connaissance de soi et du monde. « Les carnets » sont un reflet de cet éclectisme caractéristique de son œuvre couronnée par des distinctions prestigieuses : Grand  officier de la Légion d’Honneur, Prix Louis-Barthou…

« Peut-être l'accroissement de la conscience de soi, l'observation constante de soi-même conduisent-ils à se trouver, à se rendre divers ? L'esprit se multiplie entre ses possibles, se détache à chaque instant de ce qu'il vient d'être, reçoit ce qu'il vient de dire, vole à l'opposite, se réplique et attend l'effet... se connaître n'est que se prévoir, se prévoir aboutit à jouer un rôle...
Il ne faut jamais oublier que dans l'observation que nous faisons de nous, il entre infiniment d'arbitraire. (...) Le vrai que l'on favorise se change par là insensiblement sous la plume dans le vrai qui est fait pour paraître vrai. Vérité et volonté de vérité forment ensemble un instable mélange où fermente une contradiction et d'où ne manque jamais de sortir une production falsifiée. » (Paul Valery. Variété II.)

« Nous ne pensons jamais que ce que nous pensons nous cache ce que nous sommes. » (Paul Valery, Monsieur Tesle.)

 

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11 octobre 2020 7 11 /10 /octobre /2020 07:56

INFLUENCE DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNIQUE SUR LA CIVILISATION OCCIDENTALE

Que serait l’Occident aujourd’hui sans la science et la technique ?

André Siegfried (1875-1959)

Un  avis autorisé : André Siegfried

André Siegfried, né au Havre le 21 avril 1875 et mort à Paris le 28 mars 1959, est à la fois géographe, sociologue, historien, économiste et écrivain français. Il enseigne à partir de 1911 à  l’École libre des sciences politiques. Premier président d'honneur de l'Institut havrais de sociologie économique et de psychologie des peuples (fondé en 1937), il est élu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1932. En 1944, André Siegfried est élu à l’Académie française et  devient le premier président de la Fondation nationale des sciences politiques en 1945.
En 1954, il fonde l’Institut des sciences et techniques humaines, classe préparatoire aux grandes écoles.

Auteur prolifique et d’une grande érudition : quelques ouvrages : Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République, Le Canada, Puissance internationale, Les États-Unis d’aujourd’hui

L’homme et la machine ou   (L’homme inventa la  machine)

« Il me semble, quant à moi, que la civilisation occidentale repose sur un triple fondement : une conception de la connaissance, une conception de l'individu et une conception de la technique...

La conception technique de l'Occident moderne est venue de la révolution industrielle du machinisme, que nous plaçons symboliquement en 1767 avec la découverte de la machine à vapeur parce qu'elle a consisté essentiellement dans l'utilisation par l'homme des forces de la nature. Jusque-là, l'homme avait travaillé simplement avec l'outil qui était limité par la force du muscle, mais à partir de ce moment les forces de la nature ont été au service de l'homme d'une manière illimitée. De ce fait, la puissance de l'homme s'est trouvée en quelque sorte sans limite ; l'homme a pu faire quantitativement n'importe quoi. L'outil conduit par le muscle se fatigue, l'animal conduit par l'homme se fatigue, mais la fatigue n'existe pas pour la machine. Et l'homme est arrivé à cette conception — confirmée par les faits en quelque sorte — qu'il est capable de tout, que rien n'est impossible à l'homme. »

La science et la technique libèrent l’homme de tâches physiques difficiles, soulagent ses bras et ses muscles, et l’homme, à son tour domine la nature et la met à son service

Pour le meilleur ou pour le pire?

« Mais en même temps que cette conception de la technicité se modifiait, la conception de la science s'est modifiée, de même que la conception de son utilisation et son fondement moral. Vous savez que, pour les Grecs, la science est surtout une question de curiosité intellectuelle ; ce qu'elle était pour Renan : connaître le monde, découvrir les secrets de la Terre, de l'Univers, voir comment se comportent les phénomènes, non pas seulement pour s'en servir mais surtout pour les comprendre. Vous vous rappelez qu'Archimède, qui est le plus grand inventeur de tous les temps et le maître de l'efficacité et de la productivité moderne, s'excusait auprès de ses concitoyens d'avoir fait servir la science à un but matériel et à un but pratique, défendre sa patrie contre les Romains.

Dans la vie moderne, la conception de la science est devenue tout à fait différente ; pour nous, la science est devenue une occasion de production et de productivité et, dans beaucoup de cas, elle s'est confondue avec la technique. Dans l'époque moderne, nous ne considérons pas seulement la science comme un but de connaissance, mais comme un but d'amélioration des conditions de l'existence, d'amélioration du niveau de vie... »

Dans l’Antiquité grecque, science signifie curiosité : pas de science sans curiosité.
Le but de la science moderne : soulager l’homme et lui permettre de s’affirmer face à la nature

Pour le meilleur ou  pour le pire ?

« De là une conséquence extrêmement importante : cette science que, pour reprendre les termes de Nietzsche, nous pouvons appeler "apollinienne" au temps des Romains ou des Anciens, c'est-à-dire désintéressée, philosophique et poétique en quelque sorte, est devenue un instrument d'amélioration humaine et un instrument de puissance ; elle est devenue « dionysienne » et a échappé au contrôle de la raison, et toutes les tentations de la puissance et de l'impérialisme se sont présentées à celui qui détenait la science. Elle n'est donc pas seulement restée un instrument de connaissance, elle est devenue un instrument de puissance et, dans une certaine mesure, elle a intoxiqué notre conception générale de la science. »

Évolution de la science et de la technique. La science et la technique, bref, la machine au service de l’homme ou l’homme esclave de la machine ?

« Il reste à étudier dans quelle mesure ces trois fondements ont des relations l'un avec l'autre. Dans une conception saine et classique de notre civilisation occidentale, la technique devient un moyen au service de la connaissance qui est elle-même au service de l'individu. Mais vous pouvez avoir une perversion de ces relations, une hiérarchie entièrement différente dans laquelle la technique, au lieu d'être un moyen, tend à devenir un but. C'est une tendance naturelle à l'homme, car vous avez dû observer que, dans tous les domaines, au bout d'un certain temps, le moyen tend à devenir un but ; c'est ce qui explique les dangers de l'expert et les dangers du virtuose : le virtuose croit que c'est son violon qui est le but et non la musique, et il oublie que le but est non de montrer son talent et sa virtuosité, mais de créer une sensation musicale. Vous retrouverez la même tendance avec le savant et la technique : la technique tend à devenir un but et dans ces conditions — vous n'avez qu'à voir ce qu'est notre civilisation — la technique, dans beaucoup de cas, n'est pas au service de l'homme, c'est l'homme qui est au service de la machine, qui devient le prisonnier et l'esclave de la machine. Et la connaissance elle-même n'est pas au service de l'individu, elle passe au service de la technique appliquée, avec tous les dangers et toutes les tentations de la puissance. Je ne vous dis pas que c'est la règle générale, nous connaissons assez de savants désintéressés, et le véritable savant est toujours désintéressé, mais il est pris en main par les États, il perd sa liberté d'action, ou bien il est pris par l'industrie avec les tentations du gain, les tentations de la réalisation qui sont plus nobles que celles du gain, mais moins nobles que les tentations de la connaissance. Tout un problème nouveau s'est présenté qui est bien le problème de notre temps et qui peut se résumer dans les relations de la technique et de la culture. »

                                           André Siegfried, Technique et culture dans la civilisation du XXe siècle, Conférence prononcée le 6 janvier 1953.

« La machine a gagné l’homme : l’homme s’est fait machine. Il fonctionne et ne vit plus ». (Gandhi)

(Gandhi)

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21 juin 2020 7 21 /06 /juin /2020 06:21

LE SCIENTIFIQUE ET LE SORCIER, LA SCIENCE ET L’OPINION PUBLIQUE

Comment le profane appréhende-t-il la science et les découvertes scientifiques ?

Chercheur spécialiste et professeur de physique appliquée aux sciences naturelles, Yves Le Grand fut un grand spécialiste français des pathologies de l’œil.
Après Polytechnique il présente, en 1936, un doctorat consacré à l’optique physiologique et à la colorimétrie, en gros, la diffusion de la lumière dans l’œil. Il invente également l’appareil qui permet la diffusion de la lumière dans l’œil.
Mondialement connu pour ses travaux et inventions, de même que ses nombreux articles dans des revues scientifiques spécialisées, il exerce de nombreuses responsabilités à l’intérieur et à l’extérieur de la France.

Distinctions :

              - Secrétaire d’honneur de la Commission Internationale de l’Éclairage (1955).
              - Président du Centre d’information de la couleur (1956-1969).
              - Président de l’Association Internationale de la Couleur.
              - Commandeur de la Légion d’honneur (1959).
              - Vice-président de la Commission internationale de l’Éclairage (1967-1971).
              - Titulaire de la Médaille Tillyer de l’Optical Society of America (1974).

« L’expérience scientifique est une raison confirmée. » (Gaston Bachelard)

« Sorcier bienfaisant auquel la foule adresse des prières pour le bonheur du monde, le savant guérit toutes les maladies, supprime la souffrance, répartit la richesse entre tous et, grâce à l'usage d'une certaine méthode scientifique, infaillible à coup sûr, bâtit un univers harmonieux où le problème des loisirs sera le seul tracas. Ce superman n'égale-t-il pas Dieu lui-même en certains de ses attributs ; création d'éléments nouveaux, vitesse presque infinie de transmission de la pensée, ubiquité de sa présence (aujourd'hui la terre, demain la lune, après-demain le système solaire, la semaine suivante l'univers en son entier, cet univers qu'il a jaugé comme une vulgaire citrouille) ?

Cette image, aussi ridicule que la précédente1 quoique plus flatteuse pour notre vanité, a du moins l'avantage qu'elle incite l'opinion à exiger que le spécialiste — le seul qui inspire confiance à notre monde désabusé — soit écouté et jouisse des moyens de travail nécessaires. A notre époque où la recherche coûte cher (du moins en investissements, car elle paie largement) et où les laboratoires dépendent des subsides de l'État, l'intérêt que le public porte à la science est un des meilleurs garants du souci que manifesteront les gouvernements à financer la recherche scientifique. Encore faut-il que cet intérêt ne se fonde ni sur des images enfantines, ni sur des espoirs chimériques. »

1 : Qui représentait l’homme de science sous les trais caricaturaux du « (Savant Cosinus ».

« La science se soucie ni de plaire, ni de déplaire, elle est inhumaine. » (Anatole France)

« Il faut d'abord que le public se rende compte des conditions de la découverte scientifique. Il est nécessaire que de nombreuses équipes travaillent dans des laboratoires bien outillés, mais il faut penser aussi que chaque avance de la science résulte d'une idée neuve, d'une création originale qui n'est pas obligatoirement le fait d'un homme de génie, mais simplement de chercheurs qui ont su poser à la nature une question précise, et d'une façon telle que la nature puisse répondre.
Dans sa Biologie de l'Invention, Charles Nicolle a finement analysé les stades successifs de cette marche à la découverte : la longue préparation où chacun tâtonne, se documente, se guide sur des analogies, ce qui suppose d'une part des moyens d'information étendus (bibliothèques, périodiques, colloques et congrès), d'autre part une forte culture générale qui déborde les limites de la spécialité : puis une incubation où le problème mûrit dans l'inconscient des chercheurs, qui parfois ont paru l'abandonner pour d'autres questions moins ardues ; et soudain l'illumination spontanée, imprévisible, parfois simultanée chez plusieurs savants travaillant indépendamment à la même énigme.
Nicolle fait observer justement que, s'il est difficile de favoriser et d'encourager l'esprit d'invention, trop primesautier pour être mis en culture, il n'est que trop facile de le brider et de le décourager ; le temps perdu en de fastidieuses parlotes administratives, les restrictions aux communications directes avec les confrères
étrangers (rien ne remplace le contact humain), l'atmosphère déprimante de secret ou de brimade politique, autant d'irritations qui stérilisent les cerveaux les plus féconds ; l'histoire de la science fourmille de découvertes qui ont avorté faute d'une ambiance favorable, et Pavlov a insisté avec raison sur le climat émotif de confiance, de liberté et de joie qui est nécessaire à la création scientifique. »

« La science chasse l’ignorance ; mais elle ne chasse pas un esprit mal tourné. » (Proverbe oriental)

« Le public doit être prévenu que des crédits importants, si nécessaires qu'ils soient, ne suffisent pas au progrès de la science s'il manque cette atmosphère de sympathie ; il faut que la recherche s'effectue dans des conditions humaines et sociales favorables.
Il faut ensuite que le public sache bien qu'aucun élément de mystérieuse supériorité n'existe ni dans la science, ni dans l'esprit scientifique. Certes, la technique de certains raisonnements de mathématique ou de physique échappe aux non-spécialistes faute de l'entraînement voulu et de la connaissance du jargon qu'emploient les initiés. Mais le cerveau de l'homme de science ne diffère pas de celui des autres hommes, et les notions qu'il utilise sont celles du sens commun, même lorsqu'elles semblent le contredire comme en relativité ou en mécanique quantique.
Évidemment, certaines qualités sont indispensables au savant : en particulier l'honnêteté intellectuelle et une certaine fraîcheur enfantine qui permet d'admettre l'inattendu, au lieu de le nier par conformisme. Par exemple Niepce de Saint-Victor avait observé, bien avant Henri Becquerel, que les sels d'uranium noircissaient la plaque photographique, mais il avait rangé ce fait curieux parmi d'autres effets connus (phosphorescence, action chimique), laissant ainsi échapper la radioactivité que Becquerel découvrit parce qu'il accepta d'être étonné.

Mais il n'y a là, comme aussi dans les qualités d'imagination et de précision qu'on exige du savant, rien qui soit proprement scientifique. Il serait illusoire de prêter à la prétendue "méthode scientifique" des vertus miraculeuses, et d'ailleurs le public en parle sans savoir de quoi il s'agit. En dehors de son domaine propre, le savant est un homme comme les autres; Bonaparte, qui avait apprécié les savants durant la campagne d'Égypte, voulut pendant le Consulat leur confier des postes de gouvernement ; c'est une erreur : ils peuvent s'y révéler excellents, mais en tant qu'hommes et non en tant que savants. La science n'est pas une panacée qui résolve toutes les difficultés. »

« Trois moyens principaux s’imposent dans la recherche scientifique :
-L’observation de la nature.
-La réflexion.
-L’expérience.
L’observation recueille les parties.
La réflexion les combine.
L’expérience vérifie les résultats de la combinaison. »
(Denis Diderot)

« Bien plus, l'idolâtrie de la science est dangereuse et risque de créer de nouveaux mythes néfastes : l'abus que les Nazis avaient fait de ces notions à allure scientifique doit nous mettre en garde ; on ne brûle plus les sorciers comme jadis, mais l'intolérance raciale et politique engendre des excès aussi cruels, que les savants doivent — en tant que citoyens — aider à combattre avec d'autant plus d'énergie que l'intégrité de la science risque d'être compromise par ces erreurs.
Enfin le public doit apprendre la valeur et la grandeur réelles de la science. Certes, les "merveilles" techniques sont, en elles-mêmes, un sujet d'admiration, comme un record sportif ou un tour de prestidigitation. Il n'y a que cela qui frappe la foule, parce que la presse exploite son goût du sensationnel. De valeur bien plus grande pourtant serait le tableau véridique des possibilités économiques et sociales de la science pour améliorer la condition humaine, en commençant par ces régions de détresse et de sous-alimentation qui sont la honte de notre planète.
Outre cette évidente valeur utilitaire, le travail scientifique possède un attrait intellectuel qui est de nature à enthousiasmer les jeunes. Le temps est révolu où l'on reprochait à la science de dessécher le cœur et dépoétiser la nature, sous prétexte que la foudre et l'arc-en-ciel avaient perdu leur grâce mythologique. Les savants ont révélé beaucoup plus de mystères nouveaux qu'ils n'ont résolu de vieux problèmes, et dans tous les domaines ils ont immensément enrichi notre vision du monde, depuis le grouillement atomique et nucléaire jusqu'à ces espaces infinis dont le silence, qui terrifiait Pascal, vibre maintenant du bourdonnement des rayons cosmiques et des ondes de la radio-astronomie. »

« La science est un outil puissant. L’usage qu’on en fait dépend de l’homme, pas de l’outil. » (Albert Einstein)

 

« Selon Bacon, la valeur essentielle de la science serait de mieux comprendre l'œuvre du Créateur et par là-même de vivre en meilleure harmonie avec ses desseins. Moins ambitieux, nous dirons seulement que l'élégance d'une expérience, la beauté d'une théorie sont, pour qui sait les goûter, une source de joie esthétique égale à celle que procurent les grandes œuvres d'art.
Ce plaisir que la science prodigue à ses adeptes n'est pas réservé aux professionnels, et la grande cohorte des amateurs s'y associe. On connaît le rôle considérable qu'ont joué et que continuent à tenir les amateurs d'astronomie, de photo, de cinéma, de radio, d'insectes, de champignons, de plongée sous-marine, etc. Ils encadrent les spécialistes d'une troupe fidèle et désintéressée. Leur recrutement est très important, car ce sont les amateurs qui établissent entre le chercheur de métier et la foule ce lien direct qui prouve que la science appartient à tous et n'est pas un terrain réservé aux discussions incompréhensibles de quelques ratiocineurs. » 
  (Yves Le Grand, Revue « la Nef », juin 1954)

« On peut se demander si l’humanité a avantage à connaître les secrets de la nature ; si elle est mûre pour en profiter, ou si cette connaissance ne lui est pas nuisible. » (Pierre Curie)

 

 

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14 juin 2020 7 14 /06 /juin /2020 07:16

CHARLES-NOËL MARTIN : REGARD SUR LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

Comment évolue la recherche scientifique en France selon les générations ?
L’avis du spécialiste

François Rabelais (1494-1553)

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. » (Rabelais)

Charles-Noël Martin (1923-2005)

Né à Saint-Ouen en 1923 et mort à Saint-Nazaire en 2005, Charles-Noël Martin a passé son enfance et son adolescence en Tunisie avec sa famille.
Rentré en métropole pour des études supérieures scientifiques, il fréquente la Sorbonne.
Au terme de ses études, il collabore avec
Irène Joliot-Curie (1897-1956), fille de Pierre et Marie Curie. Irène manifeste, tôt ses prédisposions et son goût pour les sciènes et la recherche scientifique. Chimiste, physicienne, Prix Nobel de Chimie en 1935, pour la découverte de la radioactivité induite et la radioactivité artificielle, elle fut aussi femme politique, nommée sous-secrétaire d’État à la Recherche scientifique  dans le gouvernement du Front Populaire en 1936.

Charles-Noël Martin collabora également avec le CNRS dont il devint membre.

Écrivain prolixe, il est l’auteur d’une œuvre dense et variée. Surtout, fin connaisseur et admirateur de Jules Verne, il commence par la publication d’articles scientifiques et de fiction dans des quotidiens et des revues spécialisées, notamment Science et Avenir.
Un certain nombre d’éléments de son œuvre laisse percer un goût prononcé pour la philosophie et la littérature, notamment un essai philosophique au titre révélateur :
L’Homme galactique, introduction à la philosophie du troisième millénaire.

Ou

—L’heure H a-t-elle sonné pour le monde ?
—L’Atome, maître du monde.
—Le Cosmos et la vie.
—Jules Verne, sa vie et son œuvre.

Les problèmes humains de la recherche

« Le véritable et seul valable effort de création scientifique ne peut être accompli que dans une liberté totale. Or il faut entendre ici "liberté" dans son sens absolu, c'est-à-dire non seulement liberté de l'individu vis-à-vis de l'état social qui règne dans son pays, mais aussi et surtout liberté dans le cadre de ses propres travaux. Le savant à qui l'on demande de mener tel travail ou d'orienter ses recherches vers telle direction n'est pas libre. L'investigation scientifique est un miracle de hasard qui rend les instants de génie fort rares, l'esprit libre seul peut aller à sa guise selon les obscurs méandres des faits théoriques ou expérimentaux qui le mèneront à la découverte ou au résultat nul. Toute contrainte, toute pression quelle qu'elle soit, contrariera en cet esprit le cheminement fructueux et risquera d'annihiler la découverte. »

La liberté individuelle, condition de la Recherche scientifique

« L'individualisme, condition confondue quelquefois avec celle de la liberté mais fort différente, est presque toujours une grande qualité, quelquefois un obstacle. C'est que la tendance moderne va vers la constitution d'équipes qui doivent travailler sur une question ou bien sur un appareil. Par exemple, en physique nucléaire expérimentale, le travail de recherche est beaucoup plus celui de technicien que de véritable scientifique, de telle sorte que le scientifique pur se trouve englobé immanquablement dans un groupe où la tâche qui lui est dévolue se réduit à un canton déterminé. »

« Et cela nous mène à la spécialisation, caractéristique principale, avec la perte de l'individualisme, de la recherche moderne. Dans certains pays, aux U.S.A. par exemple, cette spécialisation atteint des proportions ahurissantes. Mais il y a fort heureusement dans nos pays européens des traditions qui combattent efficacement cette tendance nuisible. La science est tout à l'opposé de la spécialisation, un esprit véritablement outillé pour la découverte doit posséder le maximum de connaissances dans de nombreux domaines, même éloignés de ses objets de préoccupation. Il est certain que les véritables "découvreurs" sont ceux dont l'esprit est capable de saisir les analogies ou d'analyser, parmi de nombreuses idées, celles qui résoudront le mystère sur lequel on se penche, et pour cela une masse de connaissances préalables aussi grande que possible est indispensable. Pasteur n'aurait jamais pu accomplir son œuvre s'il avait été un spécialiste au sens actuel, comme le sont, par exemple, les chercheurs qui travaillent maintenant dans les laboratoires de biologie. Henri Poincaré n'aurait pu se pencher sur tant de problèmes physico-mathématiques, s'il n'avait eu sa culture étendue. Kepler n'aurait pu découvrir les lois essentielles de la gravitation s'il n'avait pu travailler près de trente ans en toute liberté sur un vaste front de recherches et de pensées : nous pouvons nous le représenter dans un observatoire moderne penché cinq ou dix ans sur la simple question des étoiles variables ou bien des vitesses radiales, ou de l'étude des spectres lumineux ! Il y a des quantités de découvertes à faire dans ces petits cantons, bien entendu, mais de moins en moins de possibilités d'en faire de fondamentales et de vaste étendue. La science qui permettait, avant, de faire du travail de défrichage en d'immenses pays vierges est maintenant devenue du travail de jardinage. Les hardis pionniers qui acceptent de se lancer dans l'inconnu des autres régions inexplorées se font de plus en plus rares.

Une autre conséquence de l'organisation des cadres de chercheurs, c'est la stricte hiérarchisation qui frôle même maintenant la fonctionnarisation. On était chercheur par vocation, on le devient maintenant bien moins par vocation qu'en entrant dans un moule. Les rouages d'une machinerie privée ou étatisée sont de plus en plus précis, de plus en plus nombreux. Ce que le chercheur doué gagne ainsi en sécurité, il le perd en originalité et surtout en possibilité de franchir les échelons inférieurs que son talent devrait lui voir éviter ou gravir très vite. Mais il reste vrai que les véritables natures d'élite se soucient peu des obstacles et finissent nécessairement par s'imposer d'elles-mêmes plus ou moins vite... »

« La science, c’est ce que le père enseigne à son fils.
La technologie, c’est ce que le fils enseigne à son père. »
(Michel Serres)

« Un point fréquemment remarqué de notre temps, c'est la jeunesse des techniciens et savants qui font parler d'eux ou que l'on rencontre dans les réunions, congrès et symposiums. Cela est dû à l'apport énorme de chercheurs à partir de 1945, recrutés dans les universités en fin d'études, attirés surtout par les sciences nouvelles, telles que l'atomistique, l'astronautique, la biologie, l'électronique. Ce fait introduit une mentalité nouvelle, surtout en ce qui concerne l'antagonisme éternel entre nouvelles et anciennes générations et l'animosité également éternelle, à base de jalousie, qui régente les rapports entre les jeunes eux-mêmes. Cela mis à part, sans le minimiser nullement car c'est un obstacle énorme, le fait d'avoir un apport très riche en jeunes cerveaux est une garantie de progression scientifique, la science ayant besoin sans cesse de vues nouvelles et révolutionnaires pour progresser.

Pas d'apport positif dans la recherche s'il n'y a pas d'idéal chez celui qui tente de découvrir. Arracher ses secrets à la nature exige un enthousiasme et une ardeur qui n'existent vraiment que chez ceux où une étincelle luit depuis l'enfance et qui dévoueront ensuite leur vie à cette étincelle intérieure. La satisfaction profonde, ils la trouveront en eux et pas du tout dans le monde banal et hostile où ils vivent ; la récompense de leur génie, ils la trouveront dans la contemplation du cosmos merveilleux qui les a engendrés et dont ils sont aptes à saisir quelques bribes de compréhension. »

« La science est une chose merveilleuse… à condition de ne pas en vivre. » (Albert Einstein)

« Un des principaux maux dont souffre la recherche fondamentale, c'est certainement de se mettre en marge du domaine public. Plus précisément, les hommes de science adorent rester hors de la portée de la compréhension normale, ce qui fausse complètement le mouvement naturel des idées. On assiste à un divorce assez dangereux pour l'avenir entre les hautes sphères mentales et ce qu'on peut appeler les "utilisateurs futurs". La soif de connaissance que manifeste l'ensemble des gens de notre siècle est admirable, mais elle ne trouve que bien peu d'aliments dans une presse faussée où les valeurs sont renversées à peu près totalement.

Il manque énormément de contacts "science fondamentale-grand public", ce qui est grave à une époque où les implications de toute découverte atteignent très vite des possibilités dramatiques. Il faudrait qu'une partie du temps d'un scientifique soit consacrée à l'exposition claire et accessible de sa propre science, de ses travaux personnels aussi. Un savant n'a pas que des droits. Il a aussi beaucoup de devoirs vis-à-vis de ses semblables. Ne mérite vraiment cette dénomination de "savant" que celui qui sent en lui l'irrésistible nécessité d'écrire et de présenter aux non-spécialistes les merveilles qu'il côtoie à chaque instant. Susciter les vocations, élever l'esprit d'autrui vers la lumière, est la plus noble tâche qu'il soit donné à un homme d'accomplir : l'homme de science véritable doit être doublé d'un écrivain. »

« Un  chercheur scientifique se doit d’être à la fois savant et écrivain. »

« Enfin il ne peut y avoir de science sans conscience, nous a-t-on dit depuis déjà longtemps. C'est là un point essentiel en effet. Notre époque est féconde en cas de conscience que l'on prête un peu trop aisément à certains scientifiques notoires. En réalité il y a beaucoup de savants qui ont pris le parti de s'écarter ou d'œuvrer efficacement pour que la science reste ce qu'elle devrait être : pure et dénuée de toute possibilité néfaste, mais ceux-là restent anonymes presque toujours et leurs efforts sont de moins en moins efficaces. Un homme de science réel est nécessairement un humaniste, Einstein en est le plus bel exemple ; ses préoccupations morales et humaines ont éclairé toute sa vie, pourtant consacrée à la recherche pure. Son désespoir, dans les dernières années de sa vie, a été de juger le cycle infernal enclenché, mais surtout de se voir isolé et si peu suivi par ses pairs. Son exemple est cependant le seul valable, l'homme de science doit combattre lui-même pour faire connaître à ses semblables le contenu et les conséquences possibles de ses victoires sur la nature. »  (Charles-Noël Martin, La Recherche scientifique, Arthème Fayard, 1959)

« La  science a fait de nous des Dieux, avant de faire de nous des humains »  (Jean Rostand)

Jean Rostand (1894-1977)

 

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15 mars 2020 7 15 /03 /mars /2020 08:15

L’ART ENTRE RÉALISME ET IDÉALISME
« L’ART, UNE VISION PLUS DIRECTE DE LA RÉALITÉ », ESTIME HENRI BERGSON

L’art, un moyen d’endormissement ou de réveil au réel ?

Le dernier tiers du 19e siècle et le 1er tiers du 20e furent un moment privilégié de réflexions et de productions sur l’art, sous toutes ses formes par des intellectuels français de toute obédience : écrivains, philosophes, scientifiques, artistes…Le même élan ( ou la même vogue) amena les intellectuels français et les artistes de France (dont Picasso) à reconsidérer les œuvres produites ailleurs, comme dignes d’intérêt, comme « l’art nègre » ou généralement les Arts dits « Arts primitifs », devenus « Arts premiers » depuis les années 1970.

Qu’est-ce que l’art ?

Beaucoup parmi ces auteurs, tentèrent d’abord de définir l’art :

- Qu’est-ce que l’art ?

- Quels sont ses rapports avec les lettres, la culture, la civilisation... ? Quel impact sur la société, sur les psychologies et les comportements ?

- Puis, quel est le rôle et la place de l’artiste dans la société ?
- Mais aussi, art et science, art et technique…

Henri Bergson est de ceux-là, qui porta, sur l’art et l’artiste un regard de philosophe, de métaphysicien.
«
 Il y a, écrit-il en 1934, depuis des siècles, des hommes dont la fonction est de faire voir ce que nous ne voyons pas naturellement : ce sont les artistes. À quoi vise l’artiste sinon a nous faire marcher dans la nature et dans l’esprit… »

Henri Bergson (1859-1941)

Henri Bergson est un philosophe français, né en 1859, d’un père polonais et d’une mère irlandaise. Il arrive en France à l’âge de 9 ans, après une enfance passée essentiellement à Londres. Sa famille s’installe à Paris.
À l’âge de 18 ans il opte pour la nationalité française et entreprend des études brillantes au lycée et à l’université, avant de se consacrer à l’écriture et à l’enseignement, comme professeur de philosophie.
Le jeune
Bergson est épris de sciences, particulièrement de mathématiques.
Le 1er prix du
Concours national de mathématiques obtenu en 1877, en est sans doute une preuve palpable.

Mais, il opte en définitive pour les Sciences Humaines, principalement la philosophie et la métaphysique, qui lui inspirèrent une œuvre abondante d’une grande richesse. Dans cette œuvre immense, quatre  ouvrages en particulier lui ouvrirent les chemins de la gloire littéraire, de même que celui de distinctions honorifiques prestigieuses.

- Essai sur les données immédiates de la conscience

- Matière et mémoire, relation entre le corps et l’esprit.

- Le Rire, essai philosophique sur la signification du comique.
- L’Évolution créatrice.

« L’art une visions plus directe de la réalité » (H Bergson)

« Quel est l'objet de l'art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l'unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l'espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables. Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n'est perçu par nous distinctement. Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propres conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l'artiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu'elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c'est n’accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s'obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j'écoute et je crois entendre, je m'étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j'entends du monde extérieur, c'est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c'est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l'action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu'une simplification pratique. (...) »

« L’art n’a d’autre objet que d’écarter  tout ce qui nous masque la réalité. » (H Bergson)

« L’individualité des choses et des êtres nous échappe toutes les fois qu'il ne nous est pas matériellement utile de l'apercevoir. Et là même où nous la remarquons (comme lorsque nous distinguons un homme d'un autre homme), ce n'est pas l'individualité même que notre œil saisit, c'est-à-dire une certaine harmonie tout à fait originale de formes et de couleurs, mais seulement un ou deux traits qui faciliteront la reconnaissance pratique.

Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n'apercevons de notre état d'âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces : et fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est œuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d'un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d'entendre ou de penser. (...) »

L’art est le grand stimulant de la vie (Friedrich Nietzsche)

« Ainsi, qu'il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l'art n’a d'autre objet que d'écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. C'est d'un malentendu sur ce point qu'est né le débat entre le réalisme et l’idéalisme dans l’art. L’art n’est sûrement qu’une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement localisé du sens ou de la conscience, enfin une certaine immatérialité de vie, qui est ce qu'on a toujours appelé de l'idéalisme. De sorte qu'on pourrait dire, sans jouer aucunement sur le sens des mots, que le réalisme est dans l'œuvre quand l'idéalisme est dans l'âme et que c'est à force d'idéalité seulement qu'on reprend contact avec la réalité. »   (Henri Bergson, Le rire, P.U.F 1900)

« L’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort ; le musée est le seul lieu du monde qui échappes à la mort. » (André Malraux)

Inscription sur un mur du Panthéon de Paris.

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17 novembre 2019 7 17 /11 /novembre /2019 09:19

SCOOP ET CULTURE

Une voix autorisée : Jacques de Bourbon-Busset

Jacques de Bourbon-Busset (1912-2001)

Jacques de Bourbon-Busset (né Jacques de Bourbon, comte de Busset, de la dynastie royale des capétiens), écrivain, Haut fonctionnaire d’État, diplomate français, il fut un écrivain fécond et prolixe : auteur d’une œuvre littéraire de grande diversité et richesse. (Académie française en 1981).

Curiosité et activité de l’esprit

« Nous sommes tous dupes d'un snobisme de la nouveauté. Nous sommes les Athéniens qui s'abordaient à l'Agora avec ces mots : "Quoi de nouveau ?"

 L'informé veut être informé pour devenir lui-même informateur, chacun désir avoir la priorité d'une information. La priorité importe plus que le contenu, qui le plus souvent ne concerne que de très loin ceux qui échangent des informations. Nous raisonnons comme si la nouveauté était l'équivalent de l'avenir. Je me demande s'il n'y a pas là une confusion entre la notion d'élément et celle d'organisation, c'est-à-dire entre la nouveauté d'un phénomène pris isolément et la nécessité d'arranger, d'organiser d'une manière originale, donc nouvelle, des éléments pré-existants pour la plupart.

Quoi qu'il en soit, la superstition du neuf est une des caractéristiques de 1'époque et c'est un trait de notre civilisation que le primat donné à la jeunesse du corps, ou à la fraîcheur d'un objet. Tout se passe comme si ce qui venait d'être créé (individu, objet, idée, œuvre) bénéficiait par là même d'un privilège au départ. Aucune notion ne paraît plus éloignée du climat actuel que celle de maturation. Dites à vos amis que vous plantez des hêtres qui n'auront un début d'apparence que dans quatre-vingts ans, et ils vous riront au nez. La lenteur de la croissance végétale apparaît comme un défi à l'accélération de tous les autres processus.

De même, les jeunes gens admettent très difficilement la valeur de l'expérience. Ici aussi il faut dissiper une équivoque. Car ce n'est pas, comme ils affectent de le croire, de l'expérience des autres, des aînés, qu'on veut les faire bénéficier. La mutation brusque que nous vivons, l'avènement de la société scientifique, disqualifie sérieusement, il faut le dire, l'expérience des générations précédentes. C'est leur propre expérience, celle qu'ils acquerront eux-mêmes par leurs propres tâtonnements qui leur est absolument nécessaire et que rien ne peut remplacer. L'acquisition de cette expérience demande du temps ; or si nous gâchons beaucoup de choses, nous n'aimons pas gâcher notre temps. A tort, car savoir perdre son temps en apparence est peut-être le vrai secret d'une sagesse ancienne qui n’a rien de mystérieux et qui ne consiste pas en recettes comme nous aurions tendance à le croire, sinon précisément en celle-là. »

« La connaissance s’acquiert par l’expérience. Le reste n’est que de l’information ». (Albert Einstein)

« En tout cas, qu'il s'agisse de science ou de culture, nous montrons une même tendance à confondre la curiosité avec l'activité de l'esprit. Le lecteur de magazines, le téléspectateur montrent une grande curiosité, un grand désir de s'informer. Cela est bien, à la condition qu'ils ne s'imaginent pas qu'en assouvissant leur curiosité ils déploient une activité intellectuelle.

La curiosité est un assouvissement, une passivité. Elle n'a rien à voir avec le jeu de l'esprit. La curiosité n'est en effet reliée à rien, sinon à une sorte de boulimie qui s'attache bien plus à la quantité ingérée qu'à la qualité. Il y a dans la curiosité un désir de rendement, pour ainsi dire. Il s'agit dans le minimum de temps et d'espace d'accumuler le maximum d'informations, de sensations, d'idées. Conception digestive. La culture devient non plus un refuge comme autrefois, mais un poids. »

« Savoir, c’est se souvenir ». (Aristote)

« La culture devient aussi un appoint, comme un élément surajouté qui vient remplir un vide, tous ces temps morts appelés loisirs.  Dans une certaine conception technocratique, la culture, loin d'apparaître comme un luxe inutile, est au contraire indispensable pour occuper l'homme au foyer, pour meubler ses loisirs. On assiste ainsi à une résurrection de la conception culture-ornement, mais cette fois il s'agit d'orner l'esprit non de belles dames qui s'ennuient mais d'ouvriers qu'il vaut mieux soustraire à une inquiétude qui peut prendre des formes dangereuses pour la paix sociale. La chose sera d'autant plus facile que les techniques modernes de diffusion suivent naturellement la ligne de plus grande pente et que déjà elles s'emploient, sous le prétexte de la distraction, de l'information et de l'instruction, à anesthésier le sens critique des auditeurs et des spectateurs. Les jeux radiophoniques ne s'adressent qu'à la mémoire.

Ceci ne veut pas dire qu'il n'y ait pas un incontestable progrès de la culture. Si le degré de culture était mesurable, il est probable que les appareils de mesure nous indiqueraient que jamais l'humanité n'a été aussi cultivée. Jamais, certes, Mozart n'a eu autant d'auditeurs, ni Shakespeare de lecteurs. Il en résulte une très sensible augmentation du niveau d'absorption du matériel culturel.

Mais, de même que la science ne se confond pas avec la somme des théories ou des découvertes, la culture ne se confond pas avec l'accumulation des tableaux, des partitions et des livres. Pour l'art comme pour la science, l'essentiel est l’exercice d’une activité qui, pour celui qui s'y adonne, importe plus encore que son produit. Le produit, découverte scientifique ou œuvre artistique, n'est que le résidu provisoire et tout à fait relatif de cette activité, et c'est pourquoi culture et technique ne s’excluent nullement. Un ouvrier qui comprend et aime ce qu'il fait est plus cultivé qu'un philosophe qui récite une philosophie à laquelle il ne croit pas. Toute la question, alors, est de savoir comment associer le plus grand nombre à l'exercice de cette activité. D'une manière générale, il semble qu'il y aurait intérêt à développer, dans l'enseignement, la part faite aux disciplines qui permettent de saisir, dans la mesure où cela est saisissable, le travail de l’esprit. Je pense, par exemple, à l'histoire des sciences et à l'histoire de l'art. Si on lit les cahiers de Paul Valéry, on est frappé par cette obsession de l’opératoire qui habitait ce grand esprit. Sans vouloir conduire les élèves jusqu'à ce cas extrême, on peut, je pense, leur inoculer le virus de la recherche, dont les lois et les démarches sont sensiblement les mêmes, qu'il s'agisse de construction mathématique, d'expérimentation physique ou de fabrication artistique. La vie des grands hommes de Plutarque, la vie des saints seraient complétées par la vie des savants, des grands artistes. »

« L’homme jeune marche plus vite que l’ancien, mais l’ancien connaît la route ». (proverbe africain)

 

Curiosité et culture
     Complémentarité ou antinomie ?

« L'intérêt d'une action systématique de ce genre ne serait pas seulement pédagogique. Il ne s'agirait pas tant d'espérer augmenter ainsi le nombre des savants ou des artistes : de telles vocations s'encouragent mais ne se confectionnent pas. Il s'agirait plutôt de mettre à la portée du plus grand nombre d'esprits possible la joie de la découverte et de la création, de les arracher ainsi aux périls de la passivité, et par là même de substituer à l'idéologie du mieux être celle du plus être, plus enrichissante, plus exaltante et plus utile au corps social tout entier. »

Jacques de Bourbon-Busset, La place de la culture dans le monde de demain, Cahier du travailleur intellectuel, janvier-février 1962.

 

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20 octobre 2019 7 20 /10 /octobre /2019 08:36

L’AVENIR DE LA SCIENCE SELON ERNEST RENAN

Un philosophe dissèque la science d’aujourd’hui et de demain

Ernest Renan (1823-1892)

Ernest Renan (Tréguier 1823 – Paris 1892), philosophe, historien et écrivain français, toute sa vie, fit preuve d’une grande curiosité et d’une rigueur toute scientifique.
Il s’efforce de montrer — dans une bonne partie de son œuvre d’une grande diversité — comment la science libérale seule est capable de résoudre les problèmes humains.
Cette grande œuvre, reconnue pour sa rigueur et sa précision scientifique, de même que la qualité du style, assure à son auteur une réelle célébrité.
Au total, une œuvre dense, riche, instructive.
Ernest Renan entre à l’Académie française en 1878.

Qu’apporte la science à l’Homme
En bien ou en mal ?

« Ce n'est pas sans quelque dessein que j'appelle du nom de science ce que d'ordinaire on appelle philosophie. Philosopher est le mot sous lequel j'aimerais le mieux à résumer ma vie ; pourtant, ce mot n'exprimant dans l'usage vulgaire qu'une forme encore partielle de la vie intérieure et n'impliquant d'ailleurs que le fait subjectif du penseur solitaire, il faut, quand on se transporte au point de vue de l'humanité, employer le mot plus objectif de savoir. Oui, il viendra un jour où l'humanité ne croira plus, mais où elle saura ; un jour où elle saura le monde métaphysique et moral, comme elle sait déjà le monde physique ; un jour où le gouvernement de l'humanité ne sera plus livré au hasard et à l'intrigue, mais à la discussion rationnelle du meilleur et des moyens les plus efficaces de l'atteindre. Si tel est le but de la science, si elle a pour objet d'enseigner à l'homme sa fin et sa loi, de lui faire saisir le vrai sens de la vie, de composer, avec l'art, la poésie et la vertu, le divin idéal qui seul donne du prix à l'existence humaine, peut-elle avoir de sérieux détracteurs ?... »

 

Science et Religion : Lumières et rêves ?
Plus de lumières ou plus de rêves?

« Sans doute, si l'on s'en tenait à ce qu'a fait jusqu'ici la science sans considérer l'avenir, on pourrait se demander si elle remplira jamais ce programme, et si elle arrivera un jour à donner à l'humanité un symbole comparable à celui des religions. La science n'a guère fait jusqu'ici que détruire. Appliquée à la nature, elle en a détruit le charme et le mystère, en montrant des forces mathématiques là où l'imagination populaire voyait vie, expression morale et liberté. Appliquée à l'histoire de l'esprit humain, elle a détruit ces poétiques superstitions des individus privilégiés où se complaisait si fort l'admiration de la demi-science. Appliquée aux choses morales, elle a détruit ces consolantes croyances que rien ne remplace dans le cœur qui s'y est reposé. Quel est celui qui, après s'être livré franchement à la science, n'a pas maudit le jour où il naquit à la pensée, et n'a pas eu à regretter quelque chère illusion ? Pour moi, je l'avoue, j'ai eu beaucoup à regretter ; oui, à certains jours, j'aurais souhaité dormir encore avec les simples, je me serais irrité contre la critique et le rationalisme si l'on s'irritait contre la fatalité. Le premier sentiment de celui qui passe de la croyance naïve à l'examen critique, c'est le regret et presque la malédiction contre cette inflexible puissance, qui, du moment où elle l'a saisi, le force de parcourir avec elle toutes les étapes de sa marche inéluctable, jusqu'au terme final où l'on s'arrête pour pleurer. Malheureux comme la Cassandre de Schiller, pour avoir trop vu la réalité, il serait tenté de dire avec elle : Rends-moi ma cécité. Faut-il conclure que la science ne va qu'à décolorer la vie, et à détruire de beaux rêves ? »

La poésie plutôt que l’algèbre, la géométrie ou la dissection ?

« Reconnaissons d'abord que, s'il en est ainsi, c'est là un mal incurable, nécessaire, et dont il ne faut accuser personne. S'il y a quelque chose de fatal au monde, c'est la raison et la science. De murmurer contre elle et de perdre patience, il est mal à propos, et les orthodoxes sont vraiment plaisants dans leurs colères contre les libres penseurs, comme s'il avait dépendu d'eux de se développer autrement, comme si l'on était maître de croire ce que l'on veut. Il est impossible d'empêcher la raison de s'exercer sur tous les objets de croyance ; et tous ces objets prêtant à la critique, c'est fatalement que la raison arrive à déclarer qu'ils ne constituent pas la vérité absolue. Il n'y a pas un seul anneau de cette chaîne qu'on ait été libre un instant de secouer ; le seul coupable en tout cela, c'est la nature humaine et sa légitime évolution. Or, le principe indubitable, c'est que la nature humaine est en tout irréprochable, et marche au parfait par des formes successivement et diversement imparfaites.
C'est qu'en effet la science n'aura détruit les rêves du passé que pour mettre à leur place une réalité mille fois supérieure. Si la science devait rester ce qu'elle est, il faudrait la subir en la maudissant ; car elle a détruit, et elle n'a pas rebâti, elle a tiré l'homme d'un doux sommeil, sans lui adoucir la réalité. Ce que me donne la science ne me suffit pas, j'ai faim encore. Si je croyais à une religion, ma foi aurait plus d'aliment, je l'avoue ; mais mieux vaut peu de bonne science que beaucoup de science hasardée. S'il fallait admettre à la lettre tout ce que les légendaires et les chroniqueurs nous rapportent sur les origines des peuples et des religions, nous en saurions bien plus long qu'avec le système de Niebuhr et de Strauss. L'histoire ancienne de l'Orient, dans ce qu'elle a de certain, pourrait se réduire à quelques pages ; si l'on ajoutait foi aux histoires hébraïques, arabes, persanes, grecques, etc., on aurait une bibliothèque. Les gens chez lesquels l'appétit de croire est très développé peuvent se donner le plaisir d'avaler tout cela. L'esprit critique est l'homme sobre, ou, si l'on veut, délicat ; il s'assure avant tout de la qualité. Il aime mieux s'abstenir que de tout accepter indistinctement ; il préfère la vérité à lui-même ; il y sacrifie ses plus beaux rêves. Croyez-vous donc qu'il ne nous serait pas plus doux de chanter au temple avec les femmes ou de rêver avec les enfants, que de chasser sur ces âpres montagnes une vérité qui fuit toujours ? Ne nous reprochez donc pas de savoir peu de choses ; car vous, vous ne
savez rien. Le peu de choses que nous savons est au moins parfaitement acquis et ira toujours grossissant. Nous en avons pour garant la plus invincible des inductions, tirée de l'exemple des sciences de la nature. »

Entre la Science et la poésie, faut-il choisir ?
L’une doit-elle détruire l’autre ?
Ne peuvent-elles coexister dans le même cerveau, dans la même culture, se marier, se féconder et faire de beaux enfants ?

« Si, comme Burke l'a soutenu "notre ignorance des choses de la nature était la cause principale de l'admiration qu'elles nous inspirent, si cette ignorance devenait pour nous la source du sentiment du sublime", on pourrait se demander si les sciences modernes, en déchirant le voile qui nous dérobait les forces et les agents des phénomènes physiques, en nous montrant partout une régularité assujettie à des lois mathématiques, et par conséquent sans mystère, ont avancé la contemplation de l'univers, et servi l'esthétique, en même temps qu'elles ont servi la connaissance de la vérité. Sans doute les impatientes investigations de l'observateur, les chiffres qu'accumule l'astronome, les longues énumérations du naturaliste ne sont guère propres à réveiller le sentiment du beau : le beau n'est pas dans l'analyse ; mais le beau réel, celui qui ne repose pas sur les fictions de la fantaisie humaine, est caché dans les résultats de l'analyse. Disséquer le corps humain, c'est détruire sa beauté ; et pourtant, par cette dissection, la science arrive à y reconnaître une beauté d'un ordre bien supérieur et que la vue superficielle n'aurait pas soupçonnée. Sans doute ce monde enchanté, où a vécu l'humanité avant d'arriver à la vie réfléchie, ce monde conçu comme moral, passionné, plein de vie et de sentiment, avait un charme inexprimable, et il se peut qu'en face de cette nature sévère et inflexible que nous a créée le rationalisme, quelques-uns se prennent à regretter le miracle et à reprocher à l'expérience de l'avoir banni de l'univers. Mais ce ne peut être que par l'effet d'une vue incomplète des résultats de la science. Car le monde véritable que la science nous révèle est de beaucoup supérieur au monde fantastique créé par l'imagination. On eût mis l'esprit humain au défi de concevoir les plus étonnantes merveilles, on l'eût affranchi des limites que la réalisation impose toujours à l'idéal, qu'il n'eût pas osé concevoir la millième partie des splendeurs que l'observation a démontrées. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. N'est-ce pas un fait étrange que toutes les idées que la science primitive s'était formées sur le monde nous paraissent étroites, mesquines, ridicules, auprès de ce qui s'est trouvé véritable. La terre semblable à un disque, à une colonne, à un cône, le soleil gros comme le Péloponnèse ou conçu comme un simple météore s'allumant tous les jours, les étoiles roulant à quelques lieues sur une voûte solide, des sphères concentriques, un univers fermé, étouffant, des murailles, un cintre étroit contre lequel va se briser l'instinct de l'infini, voilà les plus brillantes hypothèses auxquelles était arrivé l'esprit humain. Au delà, il est vrai, était le monde des anges avec ses éternelles splendeurs ; mais là encore, quelles étroites limites, quelles conceptions finies ! Le temple de notre Dieu n'est-il pas agrandi, depuis que la science nous a découvert l'infinité des mondes ? Et pourtant on était libre alors de créer des merveilles ; on taillait en pleine étoffe, si j'ose le dire ; l'observation ne venait pas gêner la fantaisie ; mais c'est à la méthode expérimentale, que plusieurs se plaisent à représenter comme étroite et sans idéal, qu'il était réservé de nous révéler, non pas cet infini métaphysique dont l'idée est la base même de la raison de l'homme, mais cet infini réel, que jamais il n'atteint dans les plus hardies excursions de sa fantaisie. Disons donc sans crainte que, si le merveilleux de la fiction a pu jusqu’ici sembler nécessaire à la poésie, le merveilleux de la nature, quand il sera dévoilé dans toute sa splendeur, constituera une poésie mille fois plus sublime, une poésie qui sera la réalité même, qui sera à la fois science et philosophie. »
                                                                                                                                                   Ernest Renan, L’Avenir de la Science.

 

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