L’AVENIR DE LA SCIENCE SELON ERNEST RENAN
Un philosophe dissèque la science d’aujourd’hui et de demain
Ernest Renan (1823-1892)
Ernest Renan (Tréguier 1823 – Paris 1892), philosophe, historien et écrivain français, toute sa vie, fit preuve d’une grande curiosité et d’une rigueur toute scientifique.
Il s’efforce de montrer — dans une bonne partie de son œuvre d’une grande diversité — comment la science libérale seule est capable de résoudre les problèmes humains.
Cette grande œuvre, reconnue pour sa rigueur et sa précision scientifique, de même que la qualité du style, assure à son auteur une réelle célébrité.
Au total, une œuvre dense, riche, instructive.
Ernest Renan entre à l’Académie française en 1878.
Qu’apporte la science à l’Homme
En bien ou en mal ?
« Ce n'est pas sans quelque dessein que j'appelle du nom de science ce que d'ordinaire on appelle philosophie. Philosopher est le mot sous lequel j'aimerais le mieux à résumer ma vie ; pourtant, ce mot n'exprimant dans l'usage vulgaire qu'une forme encore partielle de la vie intérieure et n'impliquant d'ailleurs que le fait subjectif du penseur solitaire, il faut, quand on se transporte au point de vue de l'humanité, employer le mot plus objectif de savoir. Oui, il viendra un jour où l'humanité ne croira plus, mais où elle saura ; un jour où elle saura le monde métaphysique et moral, comme elle sait déjà le monde physique ; un jour où le gouvernement de l'humanité ne sera plus livré au hasard et à l'intrigue, mais à la discussion rationnelle du meilleur et des moyens les plus efficaces de l'atteindre. Si tel est le but de la science, si elle a pour objet d'enseigner à l'homme sa fin et sa loi, de lui faire saisir le vrai sens de la vie, de composer, avec l'art, la poésie et la vertu, le divin idéal qui seul donne du prix à l'existence humaine, peut-elle avoir de sérieux détracteurs ?... »
Science et Religion : Lumières et rêves ?
Plus de lumières ou plus de rêves?
« Sans doute, si l'on s'en tenait à ce qu'a fait jusqu'ici la science sans considérer l'avenir, on pourrait se demander si elle remplira jamais ce programme, et si elle arrivera un jour à donner à l'humanité un symbole comparable à celui des religions. La science n'a guère fait jusqu'ici que détruire. Appliquée à la nature, elle en a détruit le charme et le mystère, en montrant des forces mathématiques là où l'imagination populaire voyait vie, expression morale et liberté. Appliquée à l'histoire de l'esprit humain, elle a détruit ces poétiques superstitions des individus privilégiés où se complaisait si fort l'admiration de la demi-science. Appliquée aux choses morales, elle a détruit ces consolantes croyances que rien ne remplace dans le cœur qui s'y est reposé. Quel est celui qui, après s'être livré franchement à la science, n'a pas maudit le jour où il naquit à la pensée, et n'a pas eu à regretter quelque chère illusion ? Pour moi, je l'avoue, j'ai eu beaucoup à regretter ; oui, à certains jours, j'aurais souhaité dormir encore avec les simples, je me serais irrité contre la critique et le rationalisme si l'on s'irritait contre la fatalité. Le premier sentiment de celui qui passe de la croyance naïve à l'examen critique, c'est le regret et presque la malédiction contre cette inflexible puissance, qui, du moment où elle l'a saisi, le force de parcourir avec elle toutes les étapes de sa marche inéluctable, jusqu'au terme final où l'on s'arrête pour pleurer. Malheureux comme la Cassandre de Schiller, pour avoir trop vu la réalité, il serait tenté de dire avec elle : Rends-moi ma cécité. Faut-il conclure que la science ne va qu'à décolorer la vie, et à détruire de beaux rêves ? »
La poésie plutôt que l’algèbre, la géométrie ou la dissection ?
« Reconnaissons d'abord que, s'il en est ainsi, c'est là un mal incurable, nécessaire, et dont il ne faut accuser personne. S'il y a quelque chose de fatal au monde, c'est la raison et la science. De murmurer contre elle et de perdre patience, il est mal à propos, et les orthodoxes sont vraiment plaisants dans leurs colères contre les libres penseurs, comme s'il avait dépendu d'eux de se développer autrement, comme si l'on était maître de croire ce que l'on veut. Il est impossible d'empêcher la raison de s'exercer sur tous les objets de croyance ; et tous ces objets prêtant à la critique, c'est fatalement que la raison arrive à déclarer qu'ils ne constituent pas la vérité absolue. Il n'y a pas un seul anneau de cette chaîne qu'on ait été libre un instant de secouer ; le seul coupable en tout cela, c'est la nature humaine et sa légitime évolution. Or, le principe indubitable, c'est que la nature humaine est en tout irréprochable, et marche au parfait par des formes successivement et diversement imparfaites.
C'est qu'en effet la science n'aura détruit les rêves du passé que pour mettre à leur place une réalité mille fois supérieure. Si la science devait rester ce qu'elle est, il faudrait la subir en la maudissant ; car elle a détruit, et elle n'a pas rebâti, elle a tiré l'homme d'un doux sommeil, sans lui adoucir la réalité. Ce que me donne la science ne me suffit pas, j'ai faim encore. Si je croyais à une religion, ma foi aurait plus d'aliment, je l'avoue ; mais mieux vaut peu de bonne science que beaucoup de science hasardée. S'il fallait admettre à la lettre tout ce que les légendaires et les chroniqueurs nous rapportent sur les origines des peuples et des religions, nous en saurions bien plus long qu'avec le système de Niebuhr et de Strauss. L'histoire ancienne de l'Orient, dans ce qu'elle a de certain, pourrait se réduire à quelques pages ; si l'on ajoutait foi aux histoires hébraïques, arabes, persanes, grecques, etc., on aurait une bibliothèque. Les gens chez lesquels l'appétit de croire est très développé peuvent se donner le plaisir d'avaler tout cela. L'esprit critique est l'homme sobre, ou, si l'on veut, délicat ; il s'assure avant tout de la qualité. Il aime mieux s'abstenir que de tout accepter indistinctement ; il préfère la vérité à lui-même ; il y sacrifie ses plus beaux rêves. Croyez-vous donc qu'il ne nous serait pas plus doux de chanter au temple avec les femmes ou de rêver avec les enfants, que de chasser sur ces âpres montagnes une vérité qui fuit toujours ? Ne nous reprochez donc pas de savoir peu de choses ; car vous, vous ne savez rien. Le peu de choses que nous savons est au moins parfaitement acquis et ira toujours grossissant. Nous en avons pour garant la plus invincible des inductions, tirée de l'exemple des sciences de la nature. »
Entre la Science et la poésie, faut-il choisir ?
L’une doit-elle détruire l’autre ?
Ne peuvent-elles coexister dans le même cerveau, dans la même culture, se marier, se féconder et faire de beaux enfants ?
« Si, comme Burke l'a soutenu "notre ignorance des choses de la nature était la cause principale de l'admiration qu'elles nous inspirent, si cette ignorance devenait pour nous la source du sentiment du sublime", on pourrait se demander si les sciences modernes, en déchirant le voile qui nous dérobait les forces et les agents des phénomènes physiques, en nous montrant partout une régularité assujettie à des lois mathématiques, et par conséquent sans mystère, ont avancé la contemplation de l'univers, et servi l'esthétique, en même temps qu'elles ont servi la connaissance de la vérité. Sans doute les impatientes investigations de l'observateur, les chiffres qu'accumule l'astronome, les longues énumérations du naturaliste ne sont guère propres à réveiller le sentiment du beau : le beau n'est pas dans l'analyse ; mais le beau réel, celui qui ne repose pas sur les fictions de la fantaisie humaine, est caché dans les résultats de l'analyse. Disséquer le corps humain, c'est détruire sa beauté ; et pourtant, par cette dissection, la science arrive à y reconnaître une beauté d'un ordre bien supérieur et que la vue superficielle n'aurait pas soupçonnée. Sans doute ce monde enchanté, où a vécu l'humanité avant d'arriver à la vie réfléchie, ce monde conçu comme moral, passionné, plein de vie et de sentiment, avait un charme inexprimable, et il se peut qu'en face de cette nature sévère et inflexible que nous a créée le rationalisme, quelques-uns se prennent à regretter le miracle et à reprocher à l'expérience de l'avoir banni de l'univers. Mais ce ne peut être que par l'effet d'une vue incomplète des résultats de la science. Car le monde véritable que la science nous révèle est de beaucoup supérieur au monde fantastique créé par l'imagination. On eût mis l'esprit humain au défi de concevoir les plus étonnantes merveilles, on l'eût affranchi des limites que la réalisation impose toujours à l'idéal, qu'il n'eût pas osé concevoir la millième partie des splendeurs que l'observation a démontrées. Nous avons beau enfler nos conceptions, nous n'enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. N'est-ce pas un fait étrange que toutes les idées que la science primitive s'était formées sur le monde nous paraissent étroites, mesquines, ridicules, auprès de ce qui s'est trouvé véritable. La terre semblable à un disque, à une colonne, à un cône, le soleil gros comme le Péloponnèse ou conçu comme un simple météore s'allumant tous les jours, les étoiles roulant à quelques lieues sur une voûte solide, des sphères concentriques, un univers fermé, étouffant, des murailles, un cintre étroit contre lequel va se briser l'instinct de l'infini, voilà les plus brillantes hypothèses auxquelles était arrivé l'esprit humain. Au delà, il est vrai, était le monde des anges avec ses éternelles splendeurs ; mais là encore, quelles étroites limites, quelles conceptions finies ! Le temple de notre Dieu n'est-il pas agrandi, depuis que la science nous a découvert l'infinité des mondes ? Et pourtant on était libre alors de créer des merveilles ; on taillait en pleine étoffe, si j'ose le dire ; l'observation ne venait pas gêner la fantaisie ; mais c'est à la méthode expérimentale, que plusieurs se plaisent à représenter comme étroite et sans idéal, qu'il était réservé de nous révéler, non pas cet infini métaphysique dont l'idée est la base même de la raison de l'homme, mais cet infini réel, que jamais il n'atteint dans les plus hardies excursions de sa fantaisie. Disons donc sans crainte que, si le merveilleux de la fiction a pu jusqu’ici sembler nécessaire à la poésie, le merveilleux de la nature, quand il sera dévoilé dans toute sa splendeur, constituera une poésie mille fois plus sublime, une poésie qui sera la réalité même, qui sera à la fois science et philosophie. »
Ernest Renan, L’Avenir de la Science.
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