Lire et écrire ne suffisent pas
Les Africains ont certes l’usage de l’écriture, mais non la culture de l’écrit. L’écrit, les lettres et les chiffres sont loin d’avoir acquis en Afrique subsaharienne la noblesse et le rang qui leur sont dus et sont par conséquent loin de façonner les réflexes et les comportements. Ils demeurent à la périphérie des cultures africaines.
Dans de nombreux États africains aujourd’hui encore, l’état civil reste ignoré, aléatoire ou facultatif. Des enfants sont ainsi privés d’existence légale. En Namibie, près d’un tiers des enfants de moins de 5 ans n’ont pas de pièce d’état civil. Ce n’est nullement un cas isolé. Selon le rapport annuel de l’UNICEF, « Progrès pour les enfants », rendu public le 6 octobre 2009, 51 millions des enfants nés en 2007 n’étaient pas inscrits à l’état civil, dont 9,7 millions en Afrique subsaharienne. En Somalie, à peine 3% disposent d’un certificat de naissance.1
D’une manière générale, il semble exister en Afrique, un conflit larvé entre sociabilité, lettres et chiffres. Lire (écrire aussi), c’est se mettre en retrait, se couper provisoirement du groupe. C’est rompre avec l’entourage immédiat, donc ne pas regarder les autres ni prendre part à la conversation collective. Or, celui qui se met dans cette attitude de retrait, même momentanée, est vu comme asocial, anormal, voire méchant.
Dans de nombreux foyers, non seulement aucun espace n’est prévu pour le livre et la lecture, mais ceux-ci sont interdits. Des enfants doivent se cacher pour lire. Des jeunes écoliers ou élèves se heurtent à cet obstacle, notamment ceux issus de familles d’illettrés ou d’analphabètes. Il existe bien une question du livre et de la lecture en Afrique. En privant les jeunes de livres et de lecture, on les prive de l’outil primordial de réflexion et d’ouverture, de jugement, d’esprit critique, fondement de la science et de la technique. L’Africain discute plus qu’il ne lit. Car il est marqué par ce qu’on pourrait appeler le syndrome de l’arbre à palabrer, puisque la culture de discussion en groupe demeure vivace.
Les grand-places, les « grins » (au Mali), lieu de rassemblement des hommes qui partagent certaines affinités et sont du même groupe d’âge ainsi que le « groupe de thé » sont une réinvention de l’arbre à palabre… Or la solitude est nécessaire à l’écrivain (au penseur en général) qui n’a nullement besoin d’assistance dans cette difficile mais oh combien exaltante parturition qu’est l’écriture2…
Or, l’isolement du penseur, pour lire ou écrire, ce retrait momentané, mieux, cette abstinence d’oral (mais non de pensée) volontairement imposée, permet de mieux retrouver les autres, après s’être retrouvé ou construit soi-même.
L’Afrique est ainsi le continent où on lit le moins. Il s’agit non pas de choisir, mais de concilier cette culture commune de l’oralité qui a ses vertus de sociabilité indéniables, et la lecture, qu’il est tout aussi nécessaire de promouvoir, tout comme le calcul écrit et la mesure du temps afin de les intégrer dans la culture populaire, comme source d’enrichissement personnel et collectif, comme moyen d’ouverture.
Le défaut de culture de l’écrit n’est donc pas sans incidence sur l’action et le devenir des peuples. Il m’apparaît que l’inventaire exhaustif des raisons du retard scientifique et technologique de l’Afrique subsaharienne contemporaine ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur cette dimension culturelle spécifique.
Le défaut de culture écrite a été doublement déterminant dans le regard porté sur l’Afrique par le reste du monde (particulièrement l’Europe), par tous ceux qui croient qu’il n’y a pas d’histoire sans écriture, ni de civilisation sans histoire écrite. L’Afrique n’entre officiellement dans l’histoire qu’au XIXe siècle avec la colonisation comme si cette date marquait l’apparition par génération spontanée de tout un continent et des êtres qui le peuplent (l’Afrique subsaharienne s’entend). Son histoire propre est niée, gommée, il ne peut y en avoir faute de preuves écrites et lisibles. L’absence d’écriture a empêché la capitalisation de faits, de connaissances et de richesses culturelles enfouis au sein des siècles et des millénaires et toute cette sagesse contenue dans l’oralité « le verbe, la parole, le symbole, le rythme ». Cela explique un long piétinement des techniques et des savoir-faire ancestraux ayant subi les faiblesses et les limites de la mémoire humaine. Si la parole est vivante, l’écriture lui confère l’immortalité. On fait dater le début de l’histoire de la Chine de 1250 av JC environ, tout simplement parce qu’il a été retrouvé les noms des rois Shang gravés sur des carapaces de tortues datant de cette époque, histoire rimant ainsi avec écriture selon les critères occidentaux.
Les progrès de la langue chinoise au début de ce XXIe siècle, son extension sur le monde, va de pair avec l’expansion économique de la Chine. De plus en plus d’écoles secondaires, en France et ailleurs en Europe, ont incorporé l’enseignement du chinois comme discipline d’excellence parce que langue écrite. Rien de tel pour l’Afrique où, à l’inverse, les langues ont tendance à décliner faute d’écriture.
Sur les 6 000 langues que compte le monde selon l’UNESCO, l’Afrique à elle seule en renferme le tiers. Mais 80% de ces langues sont uniquement orales. Elles ne peuvent avoir de ce fait aucun rayonnement international. Pire, menacées de disparition du fait de la globalisation ainsi que de la prédominance croissante des « grandes langues » : anglais, chinois, français, allemand… leur disparition signifie celle de toute une vision du monde qui n’enrichira plus ni l’Afrique, ni le patrimoine mondial.
L’écrit fait-il l’histoire d’un peuple ?
L’écriture en facilite la lecture sans aucun doute (bien que tout ce qui est écrit ne soit pas dispensé de l’analyse critique rigoureuse propre à la méthode historique), mais, elle ne peut conditionner l’existence, la réalité de l’histoire d’un peuple, ni sa civilisation, s’agissant de l’histoire structurelle, celle qui s’étend sur la très longue durée et met en lumière selon une méthode précise, des facteurs permanents structurants de la vie d’un peuple, d’une nation.
L’histoire européenne a, elle aussi, commencé par l’oralité sur laquelle elle s’est d’abord bâtie. « L’Iliade et l’Odyssée sont restés à l’état de tradition orale pendant plusieurs siècles » avant d’être consignées et fixées par l’écrit. Sinon, elles ne seraient sans doute pas aujourd’hui connues des Européens. Cela signifierait-il que cette tradition n’a pas existé ? Et la Bible elle-même commença par être racontée, tout comme le Coran ou la Torah.
À l’heure de la confrontation de l’Europe et de l’Afrique, lors de la conquête coloniale du XIXe siècle, mieux que les armes à feu, avant la conquête proprement dite, des explorateurs, en abordant et en sillonnant l’Afrique, prirent des notes, firent des relevés, décrivirent la faune et la flore, les êtres humains et leurs coutumes, prirent des mesures, firent des calculs, dressèrent des cartes… grâce à l’écriture.
Plus généralement, l’aventure intellectuelle sans précédent que fut le passage des pictogrammes aux cunéiformes sumériens et babyloniens, puis des idéogrammes aux hiéroglyphes égyptiens, enfin aux alphabets phénicien et grec, avec leurs supports successifs : des os de bœufs aux carapaces de tortues, des lattes de bambou aux rouleaux de soie en Chine, puis le papyrus, le parchemin, et enfin le papier, d’abord chinois, puis oriental et méditerranéen, jusqu’à l’imprimerie en Europe au XVe siècle, cette aventure de l’écriture et du papier, étalée sur le long temps, fut fondatrice de l’esprit et de la science modernes. L’écriture c’est plus de 6000 ans d’aventure, de cheminement de l’esprit humain, de recherche et de perfectionnement continu, vécus par le monde, sans l’Afrique subsaharienne. Cette Afrique est également absente de l’aventure du papier, sans doute la plus exaltante pour l’esprit et les activités humaines. L’Afrique noire fut contournée par la route du papier qui, partie de Chine au IIIe siècle de notre ère, traversa l’Extrême-Orient et l’Asie, longea la Méditerranée et se prolongea par l’Europe jusqu’aux bords de la Baltique.
Les Arabes à leur tour ont découvert l’existence du papier, en Perse, en 637, cinq ans après la mort du prophète Mohammed, et ce fut le point de départ de leur fulgurante expansion militaire.
L’avance que les États d’Asie ont aujourd’hui sur l’Afrique noire en fait de développement matériel et technologique peut-elle s’expliquer sans cette dimension culturelle, celle de la culture du papier entre autres ? Le papier comme moteur de la pensée et des activités humaines, bref comme outil de création. Comment dès lors dissocier le commerce, les mathématiques, les techniques et la science en général de l’usage conscient et régulier du papier ?
(Voir Tidiane Diakité, « Des facteurs socioculturels puissants » dans 50 ans après, l’Afrique, Arléa)