SCOOP ET CULTURE
Une voix autorisée : Jacques de Bourbon-Busset
Jacques de Bourbon-Busset (1912-2001)
Jacques de Bourbon-Busset (né Jacques de Bourbon, comte de Busset, de la dynastie royale des capétiens), écrivain, Haut fonctionnaire d’État, diplomate français, il fut un écrivain fécond et prolixe : auteur d’une œuvre littéraire de grande diversité et richesse. (Académie française en 1981).
Curiosité et activité de l’esprit
« Nous sommes tous dupes d'un snobisme de la nouveauté. Nous sommes les Athéniens qui s'abordaient à l'Agora avec ces mots : "Quoi de nouveau ?"
L'informé veut être informé pour devenir lui-même informateur, chacun désir avoir la priorité d'une information. La priorité importe plus que le contenu, qui le plus souvent ne concerne que de très loin ceux qui échangent des informations. Nous raisonnons comme si la nouveauté était l'équivalent de l'avenir. Je me demande s'il n'y a pas là une confusion entre la notion d'élément et celle d'organisation, c'est-à-dire entre la nouveauté d'un phénomène pris isolément et la nécessité d'arranger, d'organiser d'une manière originale, donc nouvelle, des éléments pré-existants pour la plupart.
Quoi qu'il en soit, la superstition du neuf est une des caractéristiques de 1'époque et c'est un trait de notre civilisation que le primat donné à la jeunesse du corps, ou à la fraîcheur d'un objet. Tout se passe comme si ce qui venait d'être créé (individu, objet, idée, œuvre) bénéficiait par là même d'un privilège au départ. Aucune notion ne paraît plus éloignée du climat actuel que celle de maturation. Dites à vos amis que vous plantez des hêtres qui n'auront un début d'apparence que dans quatre-vingts ans, et ils vous riront au nez. La lenteur de la croissance végétale apparaît comme un défi à l'accélération de tous les autres processus.
De même, les jeunes gens admettent très difficilement la valeur de l'expérience. Ici aussi il faut dissiper une équivoque. Car ce n'est pas, comme ils affectent de le croire, de l'expérience des autres, des aînés, qu'on veut les faire bénéficier. La mutation brusque que nous vivons, l'avènement de la société scientifique, disqualifie sérieusement, il faut le dire, l'expérience des générations précédentes. C'est leur propre expérience, celle qu'ils acquerront eux-mêmes par leurs propres tâtonnements qui leur est absolument nécessaire et que rien ne peut remplacer. L'acquisition de cette expérience demande du temps ; or si nous gâchons beaucoup de choses, nous n'aimons pas gâcher notre temps. A tort, car savoir perdre son temps en apparence est peut-être le vrai secret d'une sagesse ancienne qui n’a rien de mystérieux et qui ne consiste pas en recettes comme nous aurions tendance à le croire, sinon précisément en celle-là. »
« La connaissance s’acquiert par l’expérience. Le reste n’est que de l’information ». (Albert Einstein)
« En tout cas, qu'il s'agisse de science ou de culture, nous montrons une même tendance à confondre la curiosité avec l'activité de l'esprit. Le lecteur de magazines, le téléspectateur montrent une grande curiosité, un grand désir de s'informer. Cela est bien, à la condition qu'ils ne s'imaginent pas qu'en assouvissant leur curiosité ils déploient une activité intellectuelle.
La curiosité est un assouvissement, une passivité. Elle n'a rien à voir avec le jeu de l'esprit. La curiosité n'est en effet reliée à rien, sinon à une sorte de boulimie qui s'attache bien plus à la quantité ingérée qu'à la qualité. Il y a dans la curiosité un désir de rendement, pour ainsi dire. Il s'agit dans le minimum de temps et d'espace d'accumuler le maximum d'informations, de sensations, d'idées. Conception digestive. La culture devient non plus un refuge comme autrefois, mais un poids. »
« Savoir, c’est se souvenir ». (Aristote)
« La culture devient aussi un appoint, comme un élément surajouté qui vient remplir un vide, tous ces temps morts appelés loisirs. Dans une certaine conception technocratique, la culture, loin d'apparaître comme un luxe inutile, est au contraire indispensable pour occuper l'homme au foyer, pour meubler ses loisirs. On assiste ainsi à une résurrection de la conception culture-ornement, mais cette fois il s'agit d'orner l'esprit non de belles dames qui s'ennuient mais d'ouvriers qu'il vaut mieux soustraire à une inquiétude qui peut prendre des formes dangereuses pour la paix sociale. La chose sera d'autant plus facile que les techniques modernes de diffusion suivent naturellement la ligne de plus grande pente et que déjà elles s'emploient, sous le prétexte de la distraction, de l'information et de l'instruction, à anesthésier le sens critique des auditeurs et des spectateurs. Les jeux radiophoniques ne s'adressent qu'à la mémoire.
Ceci ne veut pas dire qu'il n'y ait pas un incontestable progrès de la culture. Si le degré de culture était mesurable, il est probable que les appareils de mesure nous indiqueraient que jamais l'humanité n'a été aussi cultivée. Jamais, certes, Mozart n'a eu autant d'auditeurs, ni Shakespeare de lecteurs. Il en résulte une très sensible augmentation du niveau d'absorption du matériel culturel.
Mais, de même que la science ne se confond pas avec la somme des théories ou des découvertes, la culture ne se confond pas avec l'accumulation des tableaux, des partitions et des livres. Pour l'art comme pour la science, l'essentiel est l’exercice d’une activité qui, pour celui qui s'y adonne, importe plus encore que son produit. Le produit, découverte scientifique ou œuvre artistique, n'est que le résidu provisoire et tout à fait relatif de cette activité, et c'est pourquoi culture et technique ne s’excluent nullement. Un ouvrier qui comprend et aime ce qu'il fait est plus cultivé qu'un philosophe qui récite une philosophie à laquelle il ne croit pas. Toute la question, alors, est de savoir comment associer le plus grand nombre à l'exercice de cette activité. D'une manière générale, il semble qu'il y aurait intérêt à développer, dans l'enseignement, la part faite aux disciplines qui permettent de saisir, dans la mesure où cela est saisissable, le travail de l’esprit. Je pense, par exemple, à l'histoire des sciences et à l'histoire de l'art. Si on lit les cahiers de Paul Valéry, on est frappé par cette obsession de l’opératoire qui habitait ce grand esprit. Sans vouloir conduire les élèves jusqu'à ce cas extrême, on peut, je pense, leur inoculer le virus de la recherche, dont les lois et les démarches sont sensiblement les mêmes, qu'il s'agisse de construction mathématique, d'expérimentation physique ou de fabrication artistique. La vie des grands hommes de Plutarque, la vie des saints seraient complétées par la vie des savants, des grands artistes. »
« L’homme jeune marche plus vite que l’ancien, mais l’ancien connaît la route ». (proverbe africain)
Curiosité et culture
Complémentarité ou antinomie ?
« L'intérêt d'une action systématique de ce genre ne serait pas seulement pédagogique. Il ne s'agirait pas tant d'espérer augmenter ainsi le nombre des savants ou des artistes : de telles vocations s'encouragent mais ne se confectionnent pas. Il s'agirait plutôt de mettre à la portée du plus grand nombre d'esprits possible la joie de la découverte et de la création, de les arracher ainsi aux périls de la passivité, et par là même de substituer à l'idéologie du mieux être celle du plus être, plus enrichissante, plus exaltante et plus utile au corps social tout entier. »
Jacques de Bourbon-Busset, La place de la culture dans le monde de demain, Cahier du travailleur intellectuel, janvier-février 1962.
commenter cet article …