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25 novembre 2018 7 25 /11 /novembre /2018 08:47

AFRIQUE, RÉVEILLE-TOI, LÈVE-TOI ET MARCHE… SANS BÉQUILLES (1)

Aide internationale à l’Afrique : pour le développement ou la pérennisation du sous-développement ?

Au secours l’Europe !

Aux généreux acteurs de l’action de développement en Afrique

Rappel : des propos anciens, encore d’actualité

« Des experts d'organismes internationaux, ceux du Fonds Monétaire International (F.M.I.) ou de la Banque Mondiale, font certes état d'un "léger mieux" dans certains secteurs de l'économie des États africains : balance commerciale, redressement financier... Or, toute analyse de l'état actuel des pays d'Afrique, toute projection sur l'avenir de l'Afrique noire qui ne prendrait pas en compte la dimension humaine des problèmes de ce continent aurait sur les consciences africaines l'effet d'un tranquillisant, agréable peut-être mais dangereux parce que de nature à anesthésier la réflexion en oblitérant le jugement sur les réalités profondes spécifiquement d'ordre structurel.

[…]

Tous ceux qui avaient cru que l'indépendance allait permettre à l'Afrique noire de relever le défi des siècles sont déçus. Cette indépendance semble au contraire pour l'instant signifier une descente lente et sûre au fond des abîmes de l'histoire des peuples.

Si, au lendemain des indépendances, l'Afrique apparaissait comme un bébé apprenant à marcher, après un quart de siècle [ 58 ans en 2018] de souveraineté nationale, elle est en passe de devenir un paralytique qui ne marchera pas. L'Afrique noire n'est pas seulement malade de la sécheresse, elle n'est pas non plus seulement malade de la détérioration des termes de l'échange, elle est surtout malade de la mauvaise gestion, elle est malade de ses dirigeants et du mal gouvernement, malade d'elle-même.

[…]

"Servir ou se servir ?"

La corruption constitue la plaie la plus criante de l'administration africaine : on la retrouve partout, dans tous les pays d'Afrique et dans tous les services, au point qu'elle apparaît parfois comme une pratique institutionnalisée, ancrée dans les mœurs et dans les consciences.

Le fonctionnaire africain a tendance à considérer l'État (et le service d'État) comme une vache à lait productrice d'intérêts mirobolants pour affaires privées. Aussi est-il pratiquement impossible actuellement de traiter la moindre affaire, de se faire établir le moindre dossier dans aucun service de l'administration sans "graisser la patte" à ceux qui sont payés par l'État pour de tels services, à un niveau ou un autre. »  (Tidiane Diakité, L’Afrique malade d’elle-même.)

(Ouest France (21/11/2018))

Afrique, le continent des paradoxes

        Un continent généreusement doté par la nature

« La chance (ou la malchance) de l'Afrique, c'est d'être prodigieusement dotée des produits bruts les plus recherchés actuellement sur le marché mondial. Le premier d'entre eux, le pétrole, permet au continent d'occuper une des toutes premières places parmi les principaux producteurs et exportateurs, avec 11 % de la production mondiale. L'Afrique détient 9,5 % des réserves mondiales de pétrole et 8 % de celles de gaz naturel. Ce qui en fait une région géostratégique de première importance. Ce pétrole est assez équitablement réparti entre les différentes régions du continent.

La prospection et l'exploitation des hydrocarbures favorisent de nombreux investissements qui justifient la présence ainsi que les activités de nombreuses sociétés pétrolières étrangères. La prospection pétrolière et gazière connaît ainsi un mouvement de hausse continue depuis le milieu des années 1990 ; la production suit la même courbe ascendante, celle de pétrole passant de 7,4 millions de barils en 1986, à plus de 10 millions en 2006, et celle du gaz de 80 millions à 162 millions 400 000 tonnes au cours de la même période.

La multiséculaire image d'une Afrique regorgeant de richesses, d'or et de diamants est à peine surfaite. Le fait que les Chinois voient actuellement ce continent comme un nouvel eldorado, et que les Européens et les Américains tentent de conserver leurs positions acquises ou d'y reprendre pied, que les Indiens, Coréens, Brésiliens ou Japonais participent activement à cette mêlée n'apporte-t-il pas la preuve de sa richesse et des immenses potentialités qu'elle recèle ?

D'autres ressources naturelles contribuent également à faire de ce continent une région de plus en plus courtisée par les principales puissances du monde.

[…]

Et la jeunesse est une belle promesse de futur !

La moitié de la population africaine est âgée de moins de vingt ans. L'Afrique subsaharienne est de loin la région la plus jeune du monde. 44% de sa population a moins de quinze ans ! Contre 30% en Asie et en Amérique latine, et à peine 16% en Europe.

Cette jeunesse nombreuse constitue un gisement inépuisable de potentiel, de dynamisme, de génie créatif. Les principales villes africaines regroupent en leur sein ces "petits débrouillards" de la récupération, véritables génies en puissance, qui, avec pour seuls outils leurs mains et leur cerveau, accomplissent des merveilles avec des bouts de ferraille, de chiffon, de pneu ou de bois. » (Tidiane Diakité, 50 ans après, l’Afrique, Arléa.)

Seul manque l’aiguillon, qui les guide, les oriente, les soutient.

Le retour difficile des Ivoiriens de l’enfer libyen, Ouest France (21/11/2018)

Les naufragés de l’espoir

De généreux acteurs du développement par milliers

De toutes les régions du monde, l’Afrique subsaharienne est celle qui reçoit la part la plus importante de l’aide internationale au titre du développement. De toutes les régions du monde, c’est aussi celle qui concentre sur son sol, le nombre le plus élevé d’organismes et d’associations engagés dans des actions de partenariat avec des régions, villes, communes et villages, certains depuis plusieurs décennies.

Pour quels résultats palpables ?

Dans tous les palmarès annuellement publiés par le Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD),les pays d’Afrique ferment invariablement la marche : revenu,  scolarisation ,éducation, santé…, cumulant les indices de développent les plus mauvais.

Ainsi, sur le sous-sol le plus riche au monde, sont assis les hommes et les femmes parmi les plus pauvres de la planète.

Qui aide ? Comment aide-t-on ?

Et l’Homme ?

Éternel oublié de l’aide au développement en Afrique ?

Où est l’Homme dans les plans de développement ? Au centre, à la périphérie ? Oublié ? Absent ? Le connaît-on ? Veut-on le connaître ? Connaît-on son histoire passée et présente ? Connaît-on ses conditions d’existence, ses besoins vitaux (alimentation, santé, éducation, droits sociaux, liberté…) ?

Lorsque ces joyeuses équipes d’associations qui se rendent régulièrement sur le continent, dans le cadre de leurs projets de développement, et qu’elles croisent sur leur chemin des jeunes déshérités, perdus, fuyant leur pays et leur famille, les voient-elles ? Leur parlent-elles ? S’informent-elles des motifs de leur fuite ? En tirent-elles une réflexion qui éclaire leurs actions ? Comment aider un pays, un continent, en ignorant sa jeunesse, ses besoins, ses conditions d’existence ?

Cette fuite régulière de jeunes Africains vers d’autres horizons est-elle un signe de bonne santé du continent ?

Parmi les pays aidants, certains seraient-ils davantage intéressés par ce qui gît dans les profondeurs du sous-sol africain que par ceux qui vivent à la surface ?

Et l’évaluation ?

Ces centaines ou milliers d’acteurs engagés dans des actions de développement en Afrique depuis plusieurs décennies, évaluent-ils l’action menée ?

L’évaluation, c’est la mesure critique, objective de l’action accomplie, afin de vérifier la pertinence sur la durée, en vue de faciliter ou garantir le succès. Elle permet surtout de se situer dans le cheminement vers l’objectif fixé au départ. L’évaluation est ainsi l’occasion de procéder aux ajustements nécessaires, aux remédiations éventuelles.

Cette précaution permet d’éviter l’enlisement, la routine qui est toujours contre productive.

L’évaluation, qu’elle soit régulière ou périodique, formelle ou informelle, dès lors qu’il y a un objectif qui justifie l’action entreprise, est une nécessité. La finalité de toute aide au développement n’est-elle  pas d’amener ceux qui en sont les bénéficiaires, de se passer à terme de l’aide ? Sinon, on entre dans le cas de l’assistanat.

Pour les associations œuvrant dans la durée, vers un objectif défini, l’évaluation peut aussi consister à se poser cette question :

« Si nous arrêtions du jour au lendemain notre action, qu’adviendrait-il ? Pourront-ils préserver et faire fructifie ce qui a été déjà mis en place, acquis ou investi ? »

Les mêmes questions seraient posées aux bénéficiaires de l’aide et leur réponse ou leur point de vue servirait d’indication utile pour les aidants.

 

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18 novembre 2018 7 18 /11 /novembre /2018 08:59

LA VIE DANS LES GRANDES CITÉS : URBANISME ET DÉSHUMANISATION SELON PIERRE GERMAIN

La grande ville, lieu de libération, d’émancipation ou d’asservissement et d’aliénation ?

La grande ville, lieu de libération, d’émancipation ou d’asservissement et d’aliénation ?

« La ville recouvre de nos jours deux réalités nettement distinctes : la cité traditionnelle qu'enserre le souvenir des anciennes limites (remparts, murailles, fortifications) et la banlieue qui est de plus en plus promise aux "grands ensembles".

C'est dans la cité traditionnelle, centre d'administration, d'industrie, d'échanges commerciaux et culturels, que travaillent en général la plupart des personnes actives de la banlieue. Ainsi en est-il tout au moins dans la région parisienne. Alors que la cité traditionnelle a des limites à peu près définies, les grands ensembles, les cités satellites, les villes-champignons et autres réalités aux noms évocateurs s'étendent indéfiniment, sans mesure, sans limites.

Ainsi, bien des agglomérations urbaines ressemblent-elles de plus en plus à ces textes hâtifs et mal pensés que complètent, au fur et à mesure qu'en apparaissent les lacunes, des additifs, des modificatifs, des correctifs, des rectificatifs, sans que pour autant le texte, ainsi remanié, trouve jamais une forme accomplie.

A dire vrai, à part les quartiers centraux qui bénéficient d'une certaine protection artistique, les grands ensembles envahissent de plus en plus, non seulement les banlieues et la campagne, mais aussi la ville traditionnelle elle-même, tout au moins dans ses quartiers périphériques : l'immeuble de rapport s'y est substitué à l'ancienne demeure particulière et le grand ensemble aux immeubles de rapport.

Alors que 85 p. 100 des personnes interrogées désireraient avoir une maison entourée d'un jardin, l'évolution présente leur impose d'habiter sur quatre pieds carrés dans un immeuble collectif, lui-même situé dans un grand ensemble. C'est donc à travers les grands ensembles actuels et les projets connus de l'urbanisme futur ensuite, que doit être saisie et analysée la mutation rétrograde, c'est-à-dire contraire au libre épanouissement de l'être humain, que la ville, dans son développement explosif, fait et fera subir à la personne humaine. »

« Une ville, un village traditionnels sont des êtres vivants ayant une histoire, une mémoire, un folklore. La pyramide des âges y est naturelle et traduit le relais normal des générations, les vieux étant les témoins vivants du passé commun.

Or, le grand ensemble n'a ni passé, ni témoins du passé. Aucune place n'est faite aux grands-parents que l'on ne sait où loger. Rien, nulle part, n'est d'ailleurs prévu pour les vieux, bien que la vieillesse soit bien plus longue maintenant que la jeunesse. A Sarcelles, 70 p. 100 des adultes ont moins de quarante ans et 70 p. 100 des enfants ont moins de quatorze ans.

Dans un grand ensemble pilote, comme celui de La Duchère, près de Lyon, 50,7 p. 100 de la population a moins de vingt-deux ans et 28,7 p. 100 a moins de cinq ans. La famille est réduite à sa plus simple expression : il n'y a plus ni grands-parents, ni oncles, ni tantes, ni cousins. C'est un squelette de famille et ce squelette n'est rassemblé que le soir. Encore faut-il ajouter qu'une fois réunie la famille, personne n'est disposé à animer la conversation : surtout pas le père, fatigué par le travail, par le trajet, par les attentes, par le manque d'oxygène, ni la mère qui, sortie du centre commercial, n'a vu personne et n'a rien à raconter.

On regardera donc la télévision et l'on s'en remettra pour la formation morale des enfants aux éducateurs professionnels qui eux-mêmes habitent peut-être un grand ensemble et sont tributaires des mêmes servitudes déshumanisantes.

La ville ou le village étaient des petites patries. Ceux qui en étaient issus s'y sentaient liés à jamais. On disait : je suis de Nîmes, je suis d'Aurillac, je suis de Saverne. On ne dira jamais : je suis de Sarcelles, je suis des Mureaux, je suis de La Duchère. D'ailleurs le "grand ensemblien" n'est de nulle part. Il dort aux Mureaux jusqu'à ce qu'il trouve à Sarcelles ou à Montrouge ou à Pantin un appartement plus grand ou plus commode. Le co-propriétaire lui-même sait bien qu'il n'a pas acheté son appartement pour le léguer à ses enfants ni même pour le conserver jusqu'à la fin de ses jours. A la première occasion il le vendra, achètera ailleurs, déménagera comme un nomade qu'il est. Plus tard, ses enfants n'éprouveront aucune attache particulière ni aucun sentiment attendri pour l'appartement qu'ils habitaient au bloc 4, bâtiment 15, douzième étage, porte 126, comme nous pouvions en éprouver pour la maison de notre enfance. N'ayant ni racines, ni traditions, ils seront lancés dans la vie comme des bouteilles à la mer, promis à toutes les dérives, ballottés de-ci, de-là, par l'écume des jours. »

« Mais, direz-vous, cette disparition de tout lien n'est-elle pas le signe irrécusable d'une liberté plus grande ? Je ne le crois pas. Les auteurs de l'imposant "Traité de géographie urbaine", devant les difficultés qu'ils rencontrent pour donner une définition de la ville valable en tous points du globe, affirment "qu'en chaque pays, il y a ville quand les hommes de ce pays ont l'impression d'être en ville". Nous en dirons autant de la liberté : personne n'est libre qu'il ne le sache. Un homme n'est libre que s'il a conscience de l'être. Or, celui qui n'a même plus loisir de déjeuner en famille ni d'avoir la paix si son voisin est bruyant, ni de jouer de la flûte qu'on ne le fasse taire, n'a jamais conscience d'être libre. Détaché de tout, il reste dépendant et victime de pesantes servitudes comme celles des horaires aggravés par la distance, des transports exaspérants, de l'exil quotidien. Toute sa vie adhère et se ramène à sa seule instrumentalité sociale...

Réduit à l'anonymat, entouré d'un squelette de famille qui sans cesse lui échappe, privé d'amis, le "grand ensemblien" en vient à limiter ses exigences de bonheur, outre ses rêves de vacances et de retraite, au bon fonctionnement du chauffage central, de l'ascenseur, de la plomberie, du "sanitaire", du réfrigérateur et de la télévision.

Je ne dis pas qu'il faille sous-estimer ces agents incontestables de la libération physique de l'homme, mais je pense qu'il ne suffit pas de disposer d'excellentes chasses d'eau pour être en mesure d'accomplir normalement une destinée humaine. Du moins le banlieusard de naguère, bien que souvent très mal logé, parlait-il jardin, saisons, légumes, fleurs et oiseaux. »

« Quoi qu'il en soit, les grands ensembles constituent une réponse hâtive à un problème pressant. Leurs architectes se sont inspirés de la Charte d'Athènes, écrite en 1938 et qui préconisait l'ensoleillement pour chaque foyer avec, comme corollaire, l'édification d'immeubles élevés, non alignés le long des rues, et la suppression des îlots insalubres. Matériellement, le bilan en est positif, puisque des foules entières ont été ainsi arrachées aux taudis et que d'autres le seront encore, du moins faut-il l'espérer et pour cause : à Paris deux cent mille personnes vivent à l'heure actuelle dans des taudis, un million .de personnes ne disposent que d'une seule pièce, 4 p. 100 des logements sont démunis d'électricité, 17,8 p. 100 sont dépourvus de gaz et les douze mille hôtels meublés du département de la Seine sont peuplés de quatre cent mille locataires permanents (ceci est tellement ahurissant qu'une thèse a pu être consacrée par Mme A. Vieille-Michel à la "Vie familiale dans les hôtels meublés"). Incontestablement les grands ensembles représentent un progrès matériel et sanitaire considérable.

En revanche, moralement et socialement leur échec est total, car ils ne répondent qu'à une seule des fonctions urbaines : l'habitat. Encore faut-il ajouter que cet habitat n'est, en général, utilisé que pour dormir. Or, un dortoir n'est pas une ville au sens traditionnel du mot et n'en a pas, par conséquent, les capacités civilisatrices. Rien ne prouve même qu'une cité-dortoir soit l'endroit où l'on dorme le mieux. »

« Mais, même si nous négligeons les préoccupations morales et sociales pour nous limiter à l'aspect matériel et quantitatif de l'habitat, il faut bien reconnaître que ce problème ne peut pas être résolu dans l'avenir, devant une immigration urbaine croissante, par l'accumulation indéfiniment répétée de ces grands ensembles constitués de cubes, de parallélépipèdes et de cylindres, séparés par des espaces verts, c'est-à-dire par des espaces perdus pour l'agriculture au bénéfice de pelouses qui ne profitent à personne. Beaucoup de ces blocs seront d'ailleurs très vite truffés de taudis. Avez-vous remarqué que certains immeubles, aussi vétustés soient-ils, n'abritent jamais de taudis, alors que d'autres, même neufs, semblent déjà les appeler ? C'est le cas dans de nombreux grands ensembles.

Dans la mesure où l'on ne veut rien faire pour contenir l'exode vers les villes, il va de soi que la solution à trouver pour l'habitat devrait libérer le sol, mettre fin à la dualité ville-campagne et concilier, autant que faire se peut, entassement et liberté. Mais n'est-ce pas là tenter de résoudre la quadrature du cercle ? »

pierre germain, La Ville, nécropole ou berceau (« La Revue administrative », mars-avril 1965)

Interrogation

De 1965 à 2018 :

La grande ville libère-t-elle plus qu’elle n’aliène, en 2018 ?  (T. Diakité)

ET PARIS ?

Permanences et mutations :

Le regard de Paul Valéry

« Une très grande ville a besoin du reste du monde, s'alimente comme une flamme aux dépens d'un territoire et d'un peuple dont elle consume et change en esprit, en paroles, en nouveautés, en actes et en œuvres les trésors muets et les réserves profondes. Elle rend vif, ardent, brillant, bref et actif ce qui dormait, couvait, s'amassait, mûrissait ou se décomposait sans éclat dans l'étendue vague et semblable à elle-même d'une vaste contrée. Les terres habitées se forment ainsi des manières de glandes, organes qui élaborent ce qu'il faut aux hommes de plus exquis, de plus violent, de plus vain, de plus abstrait, de plus excitant, de moins nécessaire à l'existence élémentaire, quoique indispensable à l'édification d'êtres supérieurs, puissants et complexes, et à l'exaltation de leurs valeurs.

Toute grande ville d'Europe ou d'Amérique est cosmopolite, ce qui peut se traduire ainsi : plus elle est vaste, plus elle est diverse, plus grand est le nombre des races qui y sont représentées, des langues qui s'y parlent, des dieux qui s'y trouvent adorés simultanément.

Chacune de ces trop grandes et trop vivantes cités, créations de l'inquiétude, de l'avidité, de la volonté combinées avec la figure locale du sol et la situation géographique, se conserve et s'accroît en attirant à soi ce qu'il y a de plus ambitieux, de plus remuant, de plus libre d'esprit, de plus raffiné dans les goûts, de plus vaniteux, de plus luxurieux et de plus lâche quant aux mœurs. On vient aux grands centres pour avancer, pour triompher, pour s'élever ; pour jouir, pour s'y consumer ; pour s'y fondre et s'y métamorphoser ; et en somme pour jouer, pour se trouver à la portée du plus grand nombre possible de chances et de proies, femmes, places, clartés, relations, facilités diverses ; pour attendre ou provoquer l'événement favorable dans un milieu dense et chargé d'occasions, de circonstances, et comme riche d'imprévu, qui engendre à l'imagination toutes les promesses de l'incertain. Chaque grande ville est une immense maison de jeux.

Mais dans chacune il est quelque jeu qui domine. L'une s'enorgueillit d'être le marché de tout le diamant de la terre ; l'autre tient le contrôle du coton. Telle porte le sceptre du café, ou des fourrures, ou des soies ; telle autre fixe le cours des frets ou des fauves, ou des métaux. Toute une ville sent le cuir; l'autre, la poudre parfumée.

Paris fait un peu de tout. Ce n'est point qu'il n'ait sa spécialité et sa propriété particulière; mais elle est d'un ordre plus subtil, et la fonction qui lui appartient à lui seul est plus difficile à définir que celles des autres cités.

La parure des femmes et la variation de cette parure ; la production des romans et des comédies ; les arts divers qui tendent au raffinement des plaisirs fondamentaux de l'espèce, tout ceci lui est communément et facilement attribué.

Mais il faut y regarder plus attentivement et chercher un peu plus à fond le caractère essentiel de cet illustre Paris. »

 

« Il est d'abord à mes yeux la ville la plus complète qui soit au monde, car je n'en vois point où la diversité des occupations, des industries, des fonctions, des produits et des idées soit plus riche et mêlée qu'ici.

Etre à soi seule la capitale politique, littéraire, scientifique, financière, commerciale, voluptuaire et somptuaire d'un grand pays ; en représenter toute l'histoire ; en absorber et en concentrer toute la substance pensante aussi bien que tout le crédit et presque toutes les facultés et disponibilités d'argent, et tout ceci, bon et mauvais pour la nation qu'elle couronne, c'est par quoi se distingue, entre toutes les villes géantes, la ville de Paris. Les conséquences, les immenses avantages, les inconvénients, les graves dangers de cette concentration sont aisés à imaginer.

Ce rapprochement si remarquable d'êtres diversement inquiets, d'intérêts tout différents entre eux, qui s'entrecroisent, de recherches qui se poursuivent dans le même air, qui, s'ignorant, ne peuvent toutefois qu'elles ne se modifient l'une l'autre par influence ; ces mélanges précoces de jeunes hommes dans leurs cafés, ces combinaisons fortuites et ces reconnaissances tardives d'hommes mûrs et parvenus dans les salons, le jeu beaucoup plus facile et accéléré qu'ailleurs des individus dans l'édifice social, suggèrent une image de Paris toute psychologique.

Paris fait songer à je ne sais quel grossissement d'un organe de l'esprit. Il y règne une mobilité toute mentale. Les généralisations, les dissociations, les reprises de conscience, l'oubli, y sont plus prompts et plus fréquents qu'en aucun lieu de la terre. Un homme, par un seul mot, s'y fait un nom ou se détruit en un instant. Les êtres ennuyeux n'y trouvent pas autant de faveur qu'on leur en accorde en d'autres villes de l'Europe ; et ceci au détriment quelquefois des idées profondes. Le charlatanisme y existe, mais presque aussitôt reconnu et défini. Il n'est pas mauvais à Paris de déguiser ce que l'on a de solide et de péniblement acquis sous une légèreté et une grâce qui préservent les secrètes vertus de la pensée attentive et étudiée. Cette sorte de pudeur ou de prudence est si commune à Paris qu'elle lui donne au regard étranger l'apparence d'une ville de pur luxe et de mœurs faciles. Le plaisir est en évidence. On y vient expressément pour s'y délivrer, pour se divertir. On y prend aisément bien des idées fausses sur la nation la plus mystérieuse du monde, d'ailleurs la plus ouverte. »

PAUL VALÉRY, Regards sur le monde actuel (Gallimard, édit. 1945)

NB

Avantages et inconvénients de la concentration urbaine dans Paris de 1945 à 2018.

En quoi P. Valéry note-t-il

-les permanences ?

-les mutations d’hier à aujourd’hui ?

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11 novembre 2018 7 11 /11 /novembre /2018 10:06

MADAME SARTIN SCRUTE LA CONDITION DES FEMMES EMPLOYÉES À TEMPS PARTIEL

Prévenir les abus par l’information, la pédagogie et la loi ?

Pierrette Sartin (1911-2007) est une psycho-sociologue du travail qui s'est intéressée à la vie professionnelle et à la condition des femmes. Romancière, poète et critique littéraire. Elle a collaboré à divers journaux et revues dont le quotidien "La Croix", la revue « Humanisme et entreprise ». M. Sartin fut spécialiste des problèmes du travail des jeunes et de la femme.

La revue « Humanisme et entreprise » fut créée en 1959 et éditée par l’Association des Anciens Élèves des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Paris. Elle est consacrée à la réflexion sur le monde du travail et du management.

L’emploi des femmes à temps partiel, un travail de longue haleine pour vaincre obstacles matériels et socioculturels

« Personne ne songera à nier aujourd'hui que la vie des femmes qui cumulent une activité professionnelle aux horaires extrêmement lourds, aux cadences rapides, et une vie familiale dans des logements insuffisants, avec un budget modeste, la charge des enfants et du ménage, l'impossibilité de se faire aider, ne soit trop souvent un enfer. Alléger cette charge en leur offrant de travailler quatre heures au lieu de huit heures paraît donc, à première vue, une mesure saine aussi bien sur le plan de l'économie que sur le plan humain et sur celui de la famille. Et l'on peut s'étonner que ni les femmes qui travaillent, ni les syndicats, ni les employeurs n'accueillent avec grande faveur cette mesure, et que ce mode de travail soit si peu développé en France. S'il est plus répandu dans certains pays étrangers, il n'y est pas, autant qu'on serait porté à le croire, institutionnalisé, et il n'a pas donné tous les résultats qu'on en pouvait attendre...

C'est sans doute dans la complexité même de ce problème qui ne constitue pas un problème unique, mais plutôt une mosaïque de problèmes particuliers, de cas d'espèce au sens élargi du terme, qu'il faut chercher une des raisons de l'insuccès de cette formule. »

Rechercher les obstacles à vaincre par l’information, la pédagogie et la loi

«  Les obstacles qui freinent le développement du travail à temps partiel sont de tous ordres : il y a les obstacles légaux et les obstacles techniques, les obstacles psychosociologiques et les obstacles d'organisation. Il y a le manque d'information, à tous les échelons, des intéressés, qui empêche non seulement d'avoir une vue d'ensemble du problème, mais aussi d'avoir, dans ce domaine, une politique cohérente, courageuse et éclairée. Il y a aussi les mentalités routinières et les bonnes volontés maladroites qui croient que le bon sens allié à ce qui paraît une évidence suffisent pour régler cette épineuse question.

Sur le plan pratique, le problème est double : il s'agit, d'une part d'amener les employeurs à utiliser à temps partiel cette réserve de travailleurs que constituent les femmes, et d'autre part d'amener, parmi celles-ci, celles qui n'ont pas d'activité professionnelle à en exercer une.

Dans les deux camps en présence, les obstacles ne sont pas les mêmes, les genres de problèmes diffèrent.

Une enquête faite à Cologne en 1956 a bien montré que les vues des chefs d'entreprise ou des directeurs de personnel et celles des travailleuses, appartenant à la même profession, ne concordaient pas quant aux chances de succès et aux modalités de réalisation d'un emploi massif des travailleuses à temps partiel. Cette divergence de vues n'est pas particulière à l'Allemagne ; on la retrouve aussi dans les autres pays et elle est sans doute une des raisons de l'échec de beaucoup d'expériences. »

Quels objectifs pour améliorer la condition du travail partiel féminin ?

« Il ne suffira donc pas de réduire les obstacles qui empêchent les employeurs d'utiliser à temps partiel les femmes inoccupées. Il faudra encore amener celles-ci à accepter ce mode de travail, et le leur rendre suffisamment attrayant pour qu'elles fassent l'effort, soit d'acquérir une nouvelle formation professionnelle, soit de se recycler, soit d'apprendre pour la première fois un métier. Le but recherché étant, sans doute, de réduire la charge qui pèse sur les mères de famille, mais aussi d'amener sur le marché du travail un nombre plus grand de travailleurs, il faudra que les mesures prises n'aboutissent pas au résultat contraire en amenant les femmes à quitter leur emploi à temps plein pour se contenter d'un emploi à temps partiel. Cela s'est vu en Suède et chez nous aussi, et le risque est particulièrement grand dans certains secteurs, comme le secteur hospitalier où les horaires sont très lourds, les salaires peu élevés et le personnel insuffisant. Il faudra en outre que ces mesures n'aboutissent pas à désorganiser complètement le travail à temps plein, l'octroi aux travailleurs de garanties mal étudiées pouvant amener ceux-ci à préférer deux emplois à temps partiel à un emploi à temps plein (ce risque sera évidemment limité en période de chômage ou de récession ; mais il sera augmenté au contraire en cas de sur-emploi, c'est-à-dire précisément au moment où les entreprises auront le plus besoin d'avoir un personnel stable et travaillant à temps plein).

Si, en revanche, les avantages donnés aux employeurs sont trop grands, ceux-ci pourront s'en servir pour peser sur les salaires, par exemple en utilisant deux équipes de travailleurs à mi-temps, chaque groupe n'ayant que le salaire le plus bas et perdant de surcroît le droit aux allocations de chômage accordé aux travailleurs qui subissent des réductions d'horaires. L'Inspection du Travail est trop souvent débordée par la multiplicité et par la complexité de ses tâches pour empêcher les abus. Et dans l'un et l'autre cas, le marché de l'emploi risque de se trouver désorganisé... »

La solution : un personnel spécialisé dans le fonctionnement du temps partiel féminin ?

« Il ne faut pas perdre de vue que le travail à temps partiel ne doit être qu'une facilité accordée et non une obligation. Mais, devant les pressions économiques, cette "facilité" risque de demeurer lettre morte. Et c'est dans ce domaine-là surtout que des garanties doivent être cherchées. A ce propos, on peut retenir la proposition faite de ne pas chercher à développer le temps partiel à l'échelon national, mais seulement à l'échelon de la région ou du département, et après avoir réuni une commission départementale qui comprendrait des représentants de l'État, des travailleurs et des salariés. Cette commission déciderait de l'opportunité ou de l'inopportunité de développer les emplois à temps partiel dans une région déterminée. Ainsi éviterait-on que celui-ci ne soit détourné de ses fins qui sont à la fois d'amener un plus grand nombre de femmes sur le marché du travail et d'améliorer le sort de celles qui, aujourd'hui, travaillant à plein temps, ne peuvent conserver leur emploi et s'occuper de leurs enfants qu'en sacrifiant l'un ou l'autre, quelquefois les deux, et le plus souvent, pour éviter ce sacrifice, ne sacrifient qu'elles-mêmes, c'est-à-dire leur santé et leurs chances de promotion.

Comme on le voit par ce bref tour d'horizon qui comporte bien des lacunes, le problème est vaste et complexe. Essaie-t-on d'améliorer certains abus, on ouvre la porte à d'autres ; de réformer certaines pratiques anormales, on compromet tout un édifice sans être assuré que les réformes ne seront pas pires que le mal. C'est tout un problème qu'il faudrait repenser, dans son contexte et aussi en lui-même, en fonction de l'évolution de l'économie, de l'évolution des structures et de celle, aussi, des esprits. Car, en fait, le travail des femmes à temps partiel n'est qu'un aspect de ce problème beaucoup plus vaste qui est celui du travail féminin. On y retrouve dans leurs grandes lignes les mêmes idées, les mêmes craintes, les mêmes difficultés et les mêmes lacunes qui prennent leur source dans le fait que les femmes ne sont encore que tolérées dans le monde du travail, qui de tout temps a été un monde masculin fait pour l'homme et par lui, et mal adapté à leurs besoins et à leurs aptitudes. Cette entrée des femmes dans le monde du travail heurte encore la mentalité traditionnelle, non seulement celle des hommes, mais celle de beaucoup de femmes qui ne sont nullement préparées à y entrer et qui n'en ont pas le désir. Ce qui se justifie aisément à la fois par leur éducation, par la carence des parents pour qui le mariage est la seule fin envisagée pour leurs filles, et par les conditions, inhumaines dans bien des cas, faites à celles qui cumulent la charge d'un foyer et celle d'un métier. »

Vaincre les crispations culturelles ou traditionnelles par la bienveillance et la justice

« Enfin, ces difficultés viennent aussi de la nature féminine elle-même, faite pour la maternité, fonction qui a longtemps été incompatible avec les dures lois du travail.

Dans l'état actuel de nos lois, de notre économie et de nos mœurs, étendre le travail à temps partiel est peut-être une mesure qui s'impose. Elle ne sera un progrès que dans la mesure où elle ne donnera pas lieu à de nouveaux abus, mais permettra à la nation de mieux utiliser les énergies disponibles, de consolider les liens familiaux, de ménager la santé et la promotion de celles qui, aujourd'hui, doivent supporter le double fardeau du travail à l'extérieur et du travail domestique et dont les horaires atteignent ainsi 80 à 100 heures par semaine. Il n'en reste pas moins que le travail à temps complet est et doit demeurer le mode normal de travail, celui qui est acceptable et accepté par le plus grand nombre, qu'il s'agisse d'ailleurs de ceux qui emploient ou de ceux qui sont employés. »

Madame P. Sartin, Revue « Humanisme et entreprise » (1964).

Commentaire

       Point de vue

Dans les années 1950-1960, l’entrée des femmes dans le monde du travail heurtait encore certaines mentalités en France, même si l’apport des femmes dans la vie de la nation, pendant les moments critiques, notamment lors des deux guerres mondiales, fut inestimable.

Pour certaines mentalités, encore au début du 21e siècle, les femmes au travail, à temps partiel comme à temps plein, sont plus ou moins tolérées.

Comment de telles attitudes se justifient-elles en 2018 ?  (Tidiane Diakité)

 

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22 octobre 2018 1 22 /10 /octobre /2018 18:07

PAUL MONTEL : LA SCIENCE DANS LA VIE MODERNE

La science et la technique occupent-elles tout l’espace dans la vie moderne ?

Paul Montel (1876-1975)

Paul Montel fut un mathématicien français de renom, professeur de mathématiques à la Faculté des sciences de Paris (1911). Il s’est surtout occupé d’analyses mathématiques et a développé la théorie des variables complexes.Ses travaux portent entre autres sur la mécanique, la résistance des matériaux et l’histoire des sciences. Membre de l’Académie des Sciences en 1937.

Quel espace accorder à la science et à la technique ?

« Dire que notre vie de chaque jour est assujettie à la science, ou à la technique qui en est une expression, c'est énoncer une vérité d'autant plus éclatante que l'on se rapproche davantage de l'existence urbaine. La science veille sur notre santé, notre alimentation et notre bien-être ; elle s'efforce de faciliter et de réduire notre travail matériel et jusqu'à nos opérations mentales élémentaires au moyen de machines. Elle va peut-être trop loin dans cette économie de l'effort qui remplace de plus en plus le déplacement horizontal par le transport mécanique, le déplacement vertical par l'usage de l'ascenseur, le déplacement oblique par celui de l'escalier ou du tapis roulant.

On devrait pouvoir se réjouir sans réserve de cette invasion de la science : il semble, en effet, que nous disposions ainsi d'un temps plus long pour le repos, le rêve, les joies artistiques et toutes les formes de la culture ; que ce gain obtenu par l'accroissement de la vitesse et la réduction de la fatigue puisse être consacré au culte des valeurs de l'esprit et à ces méditations qu'Anatole France appelait "les silencieuses orgies de la pensée". Mais il n'en est rien parce que, à mesure que nos tâches nous sont rendues plus aisées, nous acceptons d'en remplir un nombre plus grand. A mesure que le confort se développe et nous laisse plus d'heures de liberté, nous nous hâtons de les remplir par une activité accrue. Il ne semble pas que la pensée ait beaucoup plus gagné dans les pays où la mécanisation est intense que dans ceux où la vie est demeurée plus rudimentaire.

Si la science, qui paraît se mettre à notre service, nous rend en réalité victimes de ses facilités, n'existe-t-il pas au moins dans son sein des disciplines assez abstraites pour ne pas sortir du cercle de ceux qui les cultivent ? Plutarque dit qu'Archimède, "dédaignant la science d'inventer des machines, employa son esprit et son étude à écrire seulement des choses dont la beauté et la subtilité ne furent aucunement mêlées avec la nécessité". Nous pouvons peut-être garder l'espoir d'échapper à la tyrannie de quelque science. Il n'en est rien, et la plus abstraite des sciences, la mathématique, nous suit comme notre ombre jusque dans les plus humbles démarches de notre activité. Et ceux qui se défendent de s'en servir ou s'en déclarent incapables sont contraints de l'employer comme les autres... »

Les sciences et l’usage effréné de la technique, nuisent-ils à l’effort physique et intellectuel ?

« Dans l'art de l'habillement, la mathématique joue un rôle considérable s'il n'est pas toujours apparent. Habiller le corps humain, c'est fabriquer une surface qui, surtout lorsque le vêtement est très ajusté, doit reproduire la forme du corps à partir de la surface plane du tissu. Il est donc nécessaire, pour l'équilibre et la non-déformation du tissu, que les fils qui le composent, au moins dans les parties où ils seront tendus, à la taille, aux épaules, soient placés le long des lignes les plus courtes de notre épiderme suivant lesquelles un fil tendu se disposerait naturellement. Un tissu est constitué par des fils entrecroisés, la chaîne et la trame, dessinant un quadrillage. La direction du droit fil est celle de la chaîne ou de la trame ; la direction des diagonales est celle du biais. Quand on tire sur l'étoffe, la déformation est faible en droit fil et forte sur le biais. Le droit fil doit être dirigé, "aux points forts", suivant les lignes les plus courtes, à moins que, au contraire, on n'utilise la déformation du biais pour obtenir d'harmonieux flottements. C'est, dans tous les cas, un difficile problème de géométrie que l'on arrive à résoudre au moyen de la coupe et de l'assemblage.

La fabrication des tissus ordinaires soulève déjà bien des problèmes de mathématiques. On sait que le fil de trame passe tantôt au-dessus et tantôt au-dessous du fil de chaîne et que les étoffes diffèrent par leur "armure", c'est-à-dire par la manière dont sont établis ces enchevêtrements. Leur étude relève d'une discipline que l'on appelle la "géométrie de situation". D'ailleurs, l'armure d'un tissu est aussi en liaison avec une autre théorie : celle des carrés magiques.

Une autre voie introduisant la mathématique dans la vie des individus et des collectivités est celle de la probabilité. La plupart de nos décisions concernant des événements soumis au hasard sont guidées par la notion de probabilité, parfois, il est vrai, sous une forme à peine consciente. C'est aussi la probabilité qui règle diverses mesures collectives concernant la vie économique ou sociale, le fonctionnement d'organismes comme les banques ou les compagnies d'assurance, le dispositif technique de certains appareils comme par exemple le téléphone automatique : il y a une science du hasard. Cette science, par la voie de la statistique, a pénétré dans l'éducation et dans cette psychologie de la technique particulièrement cultivée aujourd'hui...

Nous avons vu comment les mathématiques sont unies aux conditions de la vie matérielle. Elles ne sont pas moins présentes dans les questions qui relèvent du goût, de la sensibilité ou de la vie morale. Leur rôle dans l'art et singulièrement dans l'architecture est bien connu : la beauté des formes résulte de l'existence de rapports simples entre les dimensions. La peinture et la poésie, a-t-on dit, sont des mathématiques voilées. Les notes et les accords musicaux sont aussi en liaison avec des rapports numériques simples.

Ainsi, même en nous bornant à la plus abstraite des sciences, nous la trouvons constamment sur notre chemin. Que dire alors des sciences physiques et naturelles dont le moindre de nos gestes, le plus modeste de nos besoins évoquent la présence et requièrent l'emploi ! Notre vie moderne est enserrée dans le réseau des lois naturelles et soumise à leurs applications. »

Les mathématiques, la physique, la chimie et leurs applications gouvernent la vie moderne. Faut-il le regretter ?

« Puisque la science est mêlée de plus en plus étroitement à notre vie individuelle et sociale, puisqu'elle règle le manger et le boire, le sommeil et la veille, le froid et le chaud, la santé et la maladie, les déplacements dans les trois dimensions de notre espace et dans la durée, il ne nous est plus possible de l'ignorer : il ne suffit plus, pour posséder les rudiments nécessaires à l'existence, de savoir lire ou écrire, il faut aussi savoir compter.

Un problème d'éducation se pose alors : pour donner à l'enfant des connaissances et une culture qui lui rendent la vie plus facile et exaltent en lui la dignité humaine, devons-nous conserver les normes anciennes de notre enseignement ou lui substituer une formation à base scientifique comprenant avant tout les mathématiques et les sciences expérimentales auxquelles seraient adjointes les sciences humaines, l'histoire, la géographie, le droit, la philosophie ?

Notre enseignement secondaire a longtemps reposé sur l'humanisme, sur l'étude approfondie des grandes œuvres littéraires que nous a léguées le passé, la pratique des langues anciennes, la discussion des doctrines philosophiques, la contemplation des œuvres d'art. Pressé par la nécessité de préparer rapidement à des carrières techniques nées des applications de la science, l'éducateur peut-il encore disposer d'un temps suffisant pour assouplir l'intelligence par l'analyse de la pensée et de l'expression des auteurs anciens ? Par un enseignement exclusivement scientifique, nous pourrons bien former d'excellents ouvriers, d'habiles techniciens, nous ne formerons pas des hommes : ni l'intelligence, ni la sensibilité ne seront assez développées. Sans doute, l'étude des sciences enrichit l'esprit de qualités d'ordre, de méthode et surtout de cette clarté si nécessaire : "Malheur au vague, a écrit Renan, il vaut mieux le faux". Mais cette clarté même est tributaire de la langue, et l'étude des grammaires, des chefs-d'œuvre des littératures nous en apprend le mécanisme et le maniement en même temps qu'elle développe en nous le jugement, le goût, le sens de la mesure et des nuances que la vie réclame impérieusement. »

Quelle place accorder aux « sciences dures » dans l’éducation, de nos jours ?

« Les sciences, et surtout celle du monde inanimé et les mathématiques, mettent en jeu un petit nombre de variables dont nous admettons qu'elles suffisent à régler les phénomènes. Lorsque les variables deviennent trop nombreuses ou échappent à nos mesures, nous abdiquons entre les mains du calcul des probabilités qui nous conduit aussi à des lois. Cependant la vie, et déjà les sciences biologiques, introduisent tant de variables qu'il appartient au jugement — ou au génie — de discerner celles qui sont véritablement efficientes : la logique cède le pas à l'intuition.

Les désirs et les passions gouvernent les hommes plus souvent que la raison, et la volonté les sert. Il est bon d'apprendre à les reconnaître et à les discipliner. Les études littéraires, artistiques, la culture physique servent à cette fin. La formation d'un homme exige l'emploi heureusement combiné des disciplines littéraires et des disciplines scientifiques. La compréhension mutuelle des hommes et des peuples nécessite également cette double culture qui permettra de mettre en œuvre la belle et noble pensée de Paul Valéry : "Enrichissons-nous de nos différences mutuelles". »

Paul Montel, Revue « L’éducation nationale », 1964

Complément et point de vue

point de vue en guise de commentaire

Une tête bien pleine

ou

Une tête bien faite ?

L’idéal en ce 21e siècle, pour l’éducation des enfants comme pour toute personne en quête d’élévation et d’ouverture au monde, c’est-à-dire aux autres et à soi, serait l’association étroite des « sciences dures », des lettres , des sciences humaines et des arts, dans un souci d’équilibre de l’’esprit. (Tidiane Diakité)

 

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21 octobre 2018 7 21 /10 /octobre /2018 07:38

LE PRIX DE L’IGNORANCE.

UN CORRESPONDANT DE JEUNE AFRIQUE EN RDA : « LES LARMES DU LAC VICTORIA »

EXTRAIT D’ARTICLE

 

« Les larmes du lac Victoria

Deux cent trente morts au moins. Le bilan du naufrage d'un ferry tanzanien dans le lac Victoria est lourd, très lourd. Selon les autorités tanzaniennes, cette tragédie est la conséquence de la surcharge du bateau, dont la capacité maximale est de cent passagers. Or il y a eu largement plus du double, sans parler des marchandises. Qui est responsable de cette tolérance excessive ? Dar es-Salaam montre du doigt l'équipage du bateau naufragé. Mais où étaient donc les agents de l'administration chargés de la régulation du trafic lacustre ? Nous n'en saurons peut-être rien. Quoi qu'il en soit, nous sommes en face d'un manquement gravissime au règlement. Le président tanzanien a beau tonner contre l'insouciance de l'équipage, le voilà bien avancé : les victimes sont mortes à jamais. Y aura-t-il une enquête sérieuse ? Des têtes vont-elles tomber ? Croisons les doigts !

Ce qui vient de se passer en Tanzanie doit nous pousser à nous poser des questions sur la sécurité des passagers dans les principaux moyens de transport en Afrique. Je prends l'exemple du trafic fluvial entre Kinshasa et Brazzaville, deux villes distantes de neuf kilomètres environ. Pour aller de l'une à l'autre, les voyageurs empruntent de prétendus canots qui tiennent bien plus du rafiot bricolé. L'embarcadère et le débarcadère ne rassurent pas non plus. Pis, on ne vous dit pas quel est le poids maximal autorisé pour vos bagages. Un jour, j'ai pris l'un de ces canots pour me rendre à Brazzaville. Bien entendu, il était bondé. Comme si cela ne suffisait pas, notre embarcation est tombée en panne au milieu du fleuve. Ne sachant pas nager, j'ai pensé au pire. Heureusement pour les passagers, un mécanicien parvint à remettre le canot en marche. Pourtant, si le pont que les populations des deux rives attendent depuis belle lurette avait été construit, il y aurait déjà eu un bond en avant sur le plan sécuritaire.

Boucs émissaires

Dans le transport routier, le danger est permanent. Vous l'avez déjà constaté vous-mêmes, dans beaucoup de villes africaines, les constructeurs de routes n'ont jamais songé aux trottoirs pour les piétons. Résultat : ces derniers marchent sur la chaussée pendant que des véhicules arrivent dans leur dos ou en face, mettant ainsi leur vie en danger. À croire que tous nos dirigeants sont atteints de cécité. Mais il y a encore pire : l'absence de panneaux de signalisation et de marquage sur la chaussée dans un très grand nombre de nos villes. Est-ce à dessein qu'on nous en prive ? Je n’en sais strictement rien. En attendant qu'il y en ait suffisamment un jour, les policiers chargés de la circulation se frottent les mains et arnaquent les conducteurs en inventant des infractions qui n'existent pas.

Comme tout le monde, vous avez l'habitude de voir passer des camions remplis de sacs de braise, de manioc ou de maïs qui font penser à des montagnes. Et vous avez noté que de pauvres diables appelés convoyeurs sont juchés sur ces sacs, mettant, au vu et au su de tout le monde, leur vie en danger. Ce n'est pas à vous que j'apprendrai que tous ces comportements inadmissibles sont considérés comme normaux car ils ne choquent personne, apparemment. Ce qui s'est passé en Tanzanie est donc normal. Plutôt que de chercher des boucs émissaires, le président tanzanien doit se poser des questions sur le comportement au quotidien de ceux qui sont censés représenter l'État et faire appliquer la loi, rien que la loi. Je donne ma main à couper : comme dans tous nos pays, ils sont les fossoyeurs de la bonne gouvernance. Le bien-être et la sécurité des citoyens ? Ce n'est hélas pas leur tasse de thé. En attendant le déluge, ils encrassent l'Afrique. Que faire alors ? Je n'ai pas de réponse à donner, même si je constate que l'anormal a remplacé le normal... »

(Source : Tshitenge Lubabu M.K., Jeune Afrique, 30 septembre au 6 octobre 2018, Post-scriptum)

 

L’ignorance ou le mépris de l’écrit n’est pas sans frais

Ce drame en rappelle d’autres, notamment le drame survenu au Sénégal en 2002 ; le naufrage du navire Joola en est une confirmation.

Les causes sont connues, seule manque la solution.

Qui est responsable ?  demande ce correspondant de revue. Le responsable est le même, toujours le même en Afrique, hier comme aujourd’hui.

« De façon plus générale, l'absence de culture de l'écrit et du sens de la mesure, bref, celle de la culture des nombres, a incontestablement des incidences sur les réflexes et les comportements. Les termes volume, mètre carré, diamètre, mètre cube, racine carrée, fraction... sont absents des langues africaines. Les transports en commun ignorent généralement les normes chiffrées. Les habitués des "taxis brousse" et des transports maritimes, ferroviaires et aériens pourraient l'attester. Les notices de fonctionnement, les normes et consignes de charges limites sont systématiquement oubliées ou considérées comme accessoires.

Un autocar prévu réglementairement pour une charge de treize tonnes en transportera vingt ou vingt-six, voire davantage. Un véhicule prévu pour cinq personnes en transportera au minimum le double : voitures, camions, autocars, avions, bateaux, tous ces moyens de transport se signalent par une surcharge excessive. (Une autre cause de la surcharge est bien sûr la rareté, ou l'insuffisance des moyens de transport). De plus, les règles de maintenance sont ignorées. Dès lors, comment s’étonner que le continent africain soit catalogué comme la région du monde la plus dangereuse en matière de transports aériens ? Ce rang s'applique d'ailleurs à tous les autres types de transports.

Les accidents dramatiques, sur terre, sur mer ou dans les airs, répertoriés ou non, ont essentiellement pour cause le non-respect des consignes écrites de fonctionnement, de maintenance ou de charge. Le tragique naufrage du ferry sénégalais Joola, survenu le 26 septembre 2002, en est une triste illustration. La principale cause était d'ordre humain : la surcharge, les normes de capacité du navire ayant été outrageusement transgressées. L'absence de liste (ou de liste fiable) des passagers a accentué encore le caractère délictuel de ce drame.

La codification écrite des règles et des consignes se heurte à la même volonté de transgression. En Afrique, les règles écrites semblent faites pour être contournées. L'idée d'établir un lien entre accident et non-respect des consignes écrites est étrangère à tout un pan de la culture africaine.

Dans la même culture d'allergie à la chose écrite, figurent en bonne place, comme incidences collatérales, les falsifications de documents, le déni de signature... Parce que l'on n'a pas le sens de l'écrit, on falsifie facilement ce qui est écrit. En Afrique, un document officiel peut être falsifié au gré de son détenteur, quel que soit son degré d'importance ou d'utilité : des actes de naissance au permis de conduire, des certificats de mariage aux diplômes... L'acte de naissance (quand il existe) est modulable à volonté, selon les besoins immédiats du détenteur. Les faux en écriture sont péchés véniels. Cette aisance à falsifier l'écrit n'est pas toujours sans risques. Cette propension à transgresser l'écrit peut comporter des conséquences sanitaires désastreuses, comme il est coutume de le constater en Afrique en maintes occasions. Le non respect des dosages de médicaments est dangereux, au même titre que les falsifications de permis de conduire. Et si le non respect des Constitutions écrites dans les États africains provenait de cette même culture de déni de l'écrit, partant, de la difficulté à se plier aux règles du fonctionnement démocratique et à l'intégrer dans les réflexes politiques ? »

(Tidiane Diakité, 50 ans après, l’Afrique, Arléa)

 

Les mêmes causes produisent les mêmes drames et appellent les mêmes solutions

Selon un rapport de l’Union internationale des Transports, l’Afrique est le continent qui enregistre le plus grand nombre d’accidents, tous types de moyens de transports confondus : voies maritimes, routes, voies ferrées, fluviales, voies aériennes…

Ce qui ne signifie pas que les chauffeurs, les conducteurs de train ou les pilotes d’avion sont les plus mauvais, les plus incompétents ou les moins bien formés au monde, mais sans doute parce qu’ils sont les moins attentifs à tout ce qui est prescriptions ou consignes écrites.

Et, en l’occurrence, la recherche des causes doit conduire logiquement aux solutions. Encore faut-il en être conscient.

En ce domaine aussi, comme en bien d’autres en Afrique, dans la vie quotidienne comme dans les actes de tous les jours, savoir lire et écrire ne suffit pas, il faut acquérir l’indispensable culture de l’écrit. On en est loin. En 2018, il se trouve encore un nombre important d’Africains pour qui tout ce qui est écrit est futile, n’a aucune importance, et ne vaut pas la peine qu’on le prenne en considération. Ceux-là sont loin de soupçonner le moindre rapport entre ces accidents tragiques récurrents et l’écrit.

En outre, le fatalisme, puissant stérilisateur de la pensée et de l’action, autre entrave essentielle à l’émergence de Afrique, ne peut en aucune façon favoriser la recherche de la solution souhaitable.

 

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14 octobre 2018 7 14 /10 /octobre /2018 07:33

AFRIQUE : LES PRINCIPALES ENTRAVES À L’ÉMERGENCE (7)

26 juillet 2007 : le « discours de Dakar » du président Sarkozy, une déclaration de guerre à l’Afrique ?

Lors de sa première visite officielle en Afrique, après son élection, le nouveau président français a tenu, dans un amphithéâtre bondé de l’université Cheikh Anta Diop, à Dakar, capitale du Sénégal, un discours devant un parterre de personnalités politiques du pays, d’intellectuels et de nombreux étudiants ; discours demeuré célèbre sans doute  par son contenu, mais aussi par les remous provoqués dans le cercle d’intellectuels africains.

 

Un casus belli ?

(Discours de M. Nicolas SARKOZY, Président de la République, prononcée à l'Université de Dakar.)

« Dakar, Sénégal, le 26 juillet 2007

Mesdames et Messieurs,

Permettez-moi de remercier d'abord le gouvernement et le peuple sénégalais de leur accueil si chaleureux. Permettez-moi de remercier l'université de Dakar qui me permet pour la première fois de m'adresser à l'élite de la jeunesse africaine en tant que Président de la République française.

Je suis venu vous parler avec la franchise et la sincérité que l'on doit à des amis que l'on aime et que l'on respecte. J'aime l'Afrique, je respecte et j'aime les Africains.

Entre le Sénégal et la France, l'histoire a tissé les liens d'une amitié que nul ne peut défaire. Cette amitié est forte et sincère. C'est pour cela que j'ai souhaité adresser, de Dakar, le salut fraternel de la France à l'Afrique toute entière.

Je veux, ce soir, m'adresser à tous les Africains qui sont si différents les uns des autres, qui n'ont pas la même langue, qui n'ont pas la même religion, qui n'ont pas les mêmes coutumes, qui n'ont pas la même culture, qui n'ont pas la même histoire et qui pourtant se reconnaissent les uns les autres comme des Africains. Là réside le premier mystère de l'Afrique.

Oui, je veux m'adresser à tous les habitants de ce continent meurtri, et, en particulier, aux jeunes, à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres et souvent tant haïs, qui parfois vous combattez et vous haïssez encore mais qui pourtant vous reconnaissez comme frères, frères dans la souffrance, frères dans l'humiliation, frères dans la révolte, frères dans l'espérance, frères dans le sentiment que vous éprouvez d'une destinée commune, frères à travers cette foi mystérieuse qui vous rattache à la terre africaine, foi qui se transmet de génération en génération et que l'exil lui-même ne peut effacer.

Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour pleurer avec vous sur les malheurs de l'Afrique. Car l'Afrique n'a pas besoin de mes pleurs.

Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, pour m'apitoyer sur votre sort parce que votre sort est d'abord entre vos mains. Que feriez-vous, fière jeunesse africaine de ma pitié ?

Je ne suis pas venu effacer le passé car le passé ne s'efface pas.

Je ne suis pas venu nier les fautes ni les crimes car il y a eu des fautes et il y a eu des crimes.

Il y a eu la traite négrière, il y a eu l'esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, ce fut un crime contre l'humanité toute entière.

Et l'homme noir qui éternellement « entend de la cale monter les malédictions enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit de l'un d'entre eux qu'on jette à la mer ». Cet homme noir qui ne peut s'empêcher de se répéter sans fin « Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des bêtes brutes ». Cet homme noir, je veux le dire ici à Dakar, a le visage de tous les hommes du monde.

Cette souffrance de l'homme noir, je ne parle pas de l'homme au sens du sexe, je parle de l'homme au sens de l'être humain et bien sûr de la femme et de l'homme dans son acceptation générale. Cette souffrance de l'homme noir, c'est la souffrance de tous les hommes. Cette blessure ouverte dans l'âme de l'homme noir est une blessure ouverte dans l'âme de tous les hommes.

Mais nul ne peut demander aux générations d'aujourd'hui d'expier ce crime perpétré par les générations passées. Nul ne peut demander aux fils de se repentir des fautes de leurs pères.

Jeunes d'Afrique, je ne suis pas venu vous parler de repentance. Je suis venu vous dire que je ressens la traite et l'esclavage comme des crimes envers l'humanité. Je suis venu vous dire que votre déchirure et votre souffrance sont les nôtres et sont donc les miennes.

Je suis venu vous proposer de regarder ensemble, Africains et Français, au-delà de cette déchirure et au-delà de cette souffrance.

Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non d'oublier cette déchirure et cette souffrance qui ne peuvent pas être oubliées, mais de les dépasser.

Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non de ressasser ensemble le passé mais d'en tirer ensemble les leçons afin de regarder ensemble l'avenir.

Je suis venu, jeunes d'Afrique, regarder en face avec vous notre histoire commune.

L'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On s'est entretué en Afrique au moins autant qu'en Europe. Mais il est vrai que jadis, les Européens sont venus en Afrique en conquérants. Ils ont pris la terre de vos ancêtres. Ils ont banni les dieux, les langues, les croyances, les coutumes de vos pères. Ils ont dit à vos pères ce qu'ils devaient penser, ce qu'ils devaient croire, ce qu'ils devaient faire. Ils ont coupé vos pères de leur passé, ils leur ont arraché leur âme et leurs racines. Ils ont désenchanté l'Afrique.

Ils ont eu tort.

Ils n'ont pas vu la profondeur et la richesse de l'âme africaine. Ils ont cru qu'ils étaient supérieurs, qu'ils étaient plus avancés, qu'ils étaient le progrès, qu'ils étaient la civilisation.

Ils ont eu tort.

Ils ont voulu convertir l'homme africain, ils ont voulu le façonner à leur image, ils ont cru qu'ils avaient tous les droits, ils ont cru qu'ils étaient tout puissants, plus puissants que les dieux de l'Afrique, plus puissants que l'âme africaine, plus puissants que les liens sacrés que les hommes avaient tissés patiemment pendant des millénaires avec le ciel et la terre d'Afrique, plus puissants que les mystères qui venaient du fond des âges.

Ils ont eu tort.

Ils ont abîmé un art de vivre. Ils ont abîmé un imaginaire merveilleux. Ils ont abîmé une sagesse ancestrale.

Ils ont eu tort.

Ils ont créé une angoisse, un mal de vivre. Ils ont nourri la haine. Ils ont rendu plus difficile l'ouverture aux autres, l'échange, le partage parce que pour s'ouvrir, pour échanger, pour partager, il faut être assuré de son identité, de ses valeurs, de ses convictions. Face au colonisateur, le colonisé avait fini par ne plus avoir confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par se laisser gagner par la peur de l'autre, par la crainte de l'avenir.

Le colonisateur est venu, il a pris, il s'est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.

Il a pris mais je veux dire avec respect qu'il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir. Je veux le dire ici, tous les colons n'étaient pas des voleurs, tous les colons n'étaient pas des exploiteurs.

Il y avait parmi eux des hommes mauvais mais il y avait aussi des hommes de bonne volonté, des hommes qui croyaient remplir une mission civilisatrice, des hommes qui croyaient faire le bien. Ils se trompaient mais certains étaient sincères. Ils croyaient donner la liberté, ils créaient l'aliénation. Ils croyaient briser les chaînes de l'obscurantisme, de la superstition, de la servitude. Ils forgeaient des chaînes bien plus lourdes, ils imposaient une servitude plus pesante, car c'étaient les esprits, c'étaient les âmes qui étaient asservis. Ils croyaient donner l'amour sans voir qu'ils semaient la révolte et la haine.

La colonisation n'est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l'Afrique. Elle n'est pas responsable des guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n'est pas responsable des génocides. Elle n'est pas responsable des dictateurs. Elle n'est pas responsable du fanatisme. Elle n'est pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle n'est pas responsable des gaspillages et de la pollution.

Mais la colonisation fut une grande faute qui fut payée par l'amertume et la souffrance de ceux qui avaient cru tout donner et qui ne comprenaient pas pourquoi on leur en voulait autant.

La colonisation fut une grande faute qui détruisit chez le colonisé l'estime de soi et fit naître dans son cœur cette haine de soi qui débouche toujours sur la haine des autres.

La colonisation fut une grande faute mais de cette grande faute est né l'embryon d'une destinée commune. Et cette idée me tient particulièrement à cœur.

La colonisation fut une faute qui a changé le destin de l'Europe et le destin de l'Afrique et qui les a mêlés. Et ce destin commun a été scellé par le sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres européennes.

Et la France n'oublie pas ce sang africain versé pour sa liberté.

Nul ne peut faire comme si rien n'était arrivé.

Nul ne peut faire comme si cette faute n'avait pas été commise.

Nul ne peut faire comme si cette histoire n'avait pas eu lieu.

Pour le meilleur comme pour le pire, la colonisation a transformé l'homme africain et l'homme européen.

Jeunes d'Afrique, vous êtes les héritiers des plus vieilles traditions africaines et vous êtes les héritiers de tout ce que l'Occident a déposé dans le cœur et dans l'âme de l'Afrique.

Jeunes d'Afrique, la civilisation européenne a eu tort de se croire supérieure à celle de vos ancêtres, mais désormais la civilisation européenne vous appartient aussi.

Jeunes d'Afrique, ne cédez pas à la tentation de la pureté parce qu'elle est une maladie, une maladie de l'intelligence, et qui est ce qu'il y a de plus dangereux au monde.

Jeunes d'Afrique, ne vous coupez pas de ce qui vous enrichit, ne vous amputez pas d'une part de vous-même. La pureté est un enfermement, la pureté est une intolérance. La pureté est un fantasme qui conduit au fanatisme.

Je veux vous dire, jeunes d'Afrique, que le drame de l'Afrique n'est pas dans une prétendue infériorité de son art, sa pensée, de sa culture. Car, pour ce qui est de l'art, de la pensée et de la culture, c'est l'Occident qui s'est mis à l'école de l'Afrique.

L'art moderne doit presque tout à l'Afrique. L'influence de l'Afrique a contribué à changer non seulement l'idée de la beauté, non seulement le sens du rythme, de la musique, de la danse, mais même dit Senghor, la manière de marcher ou de rire du monde du XXème siècle.

Je veux donc dire, à la jeunesse d'Afrique, que le drame de l'Afrique ne vient pas de ce que l'âme africaine serait imperméable à la logique et à la raison. Car l'homme africain est aussi logique et raisonnable que l'homme européen.

C'est en puisant dans l'imaginaire africain que vous ont légué vos ancêtres, c'est en puisant dans les contes, dans les proverbes, dans les mythologies, dans les rites, dans ces formes qui, depuis l'aube des temps, se transmettent et s'enrichissent de génération en génération que vous trouverez l'imagination et la force de vous inventer un avenir qui vous soit propre, un avenir singulier qui ne ressemblera à aucun autre, où vous vous sentirez enfin libres, libres, jeunes d'Afrique d'être vous-mêmes, libres de décider par vous-mêmes.

Je suis venu vous dire que vous n'avez pas à avoir honte des valeurs de la civilisation africaine, qu'elles ne vous tirent pas vers le bas mais vers le haut, qu'elles sont un antidote au matérialisme et à l'individualisme qui asservissent l'homme moderne, qu'elles sont le plus précieux des héritages face à la déshumanisation et à l'aplatissement du monde.

Je suis venu vous dire que l'homme moderne qui éprouve le besoin de se réconcilier avec la nature a beaucoup à apprendre de l'homme africain qui vit en symbiose avec la nature depuis des millénaires.

Je suis venu vous dire que cette déchirure entre ces deux parts de vous-mêmes est votre plus grande force, et votre plus grande faiblesse selon que vous vous efforcerez ou non d'en faire la synthèse.

Mais je suis aussi venu vous dire qu'il y a en vous, jeunes d'Afrique, deux héritages, deux sagesses, deux traditions qui se sont longtemps combattues : celle de l'Afrique et celle de l'Europe.

Je suis venu vous dire que cette part africaine et cette part européenne de vous-mêmes forment votre identité déchirée.

Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, vous donner des leçons.

Je ne suis pas venu vous faire la morale.

Mais je suis venu vous dire que la part d'Europe qui est en vous est le fruit d'un grand péché d'orgueil de l'Occident mais que cette part d'Europe en vous n'est pas indigne.

Car elle est l'appel de la liberté, de l'émancipation et de la justice et de l'égalité entre les femmes et les hommes.

Car elle est l'appel à la raison et à la conscience universelles.

Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.

Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès.

Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble être écrit d'avance.

Jamais l'homme ne s'élance vers l'avenir. Jamais il ne lui vient à l'idée de sortir de la répétition pour s'inventer un destin.

Le problème de l'Afrique et permettez à un ami de l'Afrique de le dire, il est là. Le défi de l'Afrique, c'est d'entrer davantage dans l'histoire. C'est de puiser en elle l'énergie, la force, l'envie, la volonté d'écouter et d'épouser sa propre histoire.

Le problème de l'Afrique, c'est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l'éternel retour, c'est de prendre conscience que l'âge d'or qu'elle ne cesse de regretter, ne reviendra pas pour la raison qu'il n'a jamais existé.

Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance.

Le problème de l'Afrique, c'est que trop souvent elle juge le présent par rapport à une pureté des origines totalement imaginaire et que personne ne peut espérer ressusciter.

Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de s'inventer un passé plus ou moins mythique pour s'aider à supporter le présent mais de s'inventer un avenir avec des moyens qui lui soient propres.

Le problème de l'Afrique, ce n'est pas de se préparer au retour du malheur, comme si celui-ci devait indéfiniment se répéter, mais de vouloir se donner les moyens de conjurer le malheur, car l'Afrique a le droit au bonheur comme tous les autres continents du monde.

Le problème de l'Afrique, c'est de rester fidèle à elle-même sans rester immobile.

Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à regarder son accession à l'universel non comme un reniement de ce qu'elle est mais comme un accomplissement.

Le défi de l'Afrique, c'est d'apprendre à se sentir l'héritière de tout ce qu'il y a d'universel dans toutes les civilisations humaines.

C'est de s'approprier les droits de l'homme, la démocratie, la liberté, l'égalité, la justice comme l'héritage commun de toutes les civilisations et de tous les hommes.

C'est de s'approprier la science et la technique modernes comme le produit de toute l'intelligence humaine.

Le défi de l'Afrique est celui de toutes les civilisations, de toutes les cultures, de tous les peuples qui veulent garder leur identité sans s'enfermer parce qu'ils savent que l'enfermement est mortel.

Les civilisations sont grandes à la mesure de leur participation au grand métissage de l'esprit humain.

La faiblesse de l'Afrique qui a connu sur son sol tant de civilisations brillantes, ce fut longtemps de ne pas participer assez à ce grand métissage. Elle a payé cher, l'Afrique, ce désengagement du monde qui l'a rendue si vulnérable. Mais, de ses malheurs, l'Afrique a tiré une force nouvelle en se métissant à son tour. Ce métissage, quelles que fussent les conditions douloureuses de son avènement, est la vraie force et la vraie chance de l'Afrique au moment où émerge la première civilisation mondiale.

[…] »

Quel message le président français a-t-il précisément voulu faire passer à l’attention du continent et de sa jeunesse ?

De tout ce long discours, une seule phrase semble avoir été objet de cristallisation, voir de rancœur :

« Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. »

Cette petite phrase est promise à un destin sans doute surdimensionné. Peut-on en faire une analyse complète et aussi objective en la sortant de l’ensemble du discours, ou du contexte ?

Le « discours de Dakar » a inspiré à un collectif d’historiens africains un ouvrage intitulé « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine » et qui, comme son titre le laisse supposer, avait pour objet essentiel de rappeler à l’auteur du discours que l’Afrique avait bien une histoire.

Sans préjuger du fond, l’initiative en soi est à saluer, car rares sont les occasions où des historiens d’Afrique noire se retrouvent pour publier collectivement un ouvrage sur le passé du continent.

Dans la confrontation avec l’Europe au 19e siècle, les peuples d’Afrique furent vaincus, occupés, dominés, colonisés.

Comme toujours dans l’histoire des peuples, l’histoire du  vaincu est écrite par le vainqueur. Il est donc heureux que ce vaincu d'hier apporte sa vision de son propre passé, sans filtre ni intermédiaire.

Dans ce cas précis cependant, l’ouvrage collectif en question se confondant avec le commentaire d’un discours, j’estime que ce commentaire – quelle qu’en soit la qualité – doit être conforme à l’esprit et à la lettre des objectifs de l’auteur. Est-ce le cas ?

"Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine"

 

Commentaires

      Procès ?

Je ne suis pas de ceux qui jugent et condamnent avant de connaître et comprendre, quelle que soit la personne en cause, quelle que soit la circonstance.

Et, lorsqu’au bout de ma réflexion, je ne trouve toujours pas motif à faire des louanges ou à blâmer, je m’abstiens de juger, surtout de condamner, en reconnaissant mes limites.

Qu’a-t-il voulu signifier, l’auteur de ce discours ?

A-t-il voulu affirmer, comme d’autres avant lui, que l’Afrique n’avait pas d’histoire ?

L’idéal aurait été, en l’occurrence, d’entrer en rapport avec l’auteur pour lui demander d’expliciter sa pensée et de faire ensuite l’exégèse de la petite phrase.

N’ayant pas eu cette possibilité, il ne me reste plus que des conjectures, sous réserve de l’avis de meilleur connaisseur de la pensée de l’auteur.

Celui-ci a-t-il voulu dire que l’homme africain, l’Afrique en l’occurrence, a perdu la maîtrise de son destin depuis plus de cinq siècles ?Ou bien, a-t-il voulu signifier que l’Afrique compte, à ce jour, peu de Prix Nobel ?, et peu ou pas d’inventions techniques ?

Je le pense aussi. En effet, quand on connaît l’histoire de ce continent, principalement sa destinée et son évolution du 15e siècle au début du 21e, comment ne pas constater que l’Afrique et les Africains ont été (et sont absents) du gouvernail du « navire monde ».

Mais, est-ce le sens précis de cette petite phrase ? Car, de prime abord, tous les peuples du monde sont – et ont été dans l’Histoire.  La question c’est : « Quelle histoire, et à quelle place ? » Cela peut-il se discuter ?

Il y a deux façons d’être dans l’Histoire pour un peuple, l’Histoire étant ce vaste navire-monde qui avance sans cesse sur l’Océan du temps, transportant l’Humanité à son bord, divisée en deux grandes parties distinctes :

ceux qui sont sur le pont et qui composent l’équipage qui fait avancer le vaste Navire-Monde à travers les lieux et les siècles.

ceux qui sont dans les soutes, à fond de cale, ligotés et bâillonnés (de leur fait, ou du fait d’autrui), qui avancent avec le navire, mais sans prendre le gouvernail, sans capacité de choisir la direction ni de décider de la marche générale du navire. Ils sont loin de ceux qui impriment leurs marques, ceux qui font l’histoire, contrairement à ceux qui sont dans la soute et qui subissent l’histoire.

Mais, pour chaque peuple, cette position (sur le pont ou dans la cale) n’est pas définitive, fixée pour l’éternité. Chaque peuple a la faculté de changer de place ou de position au cours de l’histoire, de s’emparer ou non du gouvernail du monde ou de l’Histoire.

Où étaient l’Afrique et les Africains dans le navire de l’Histoire hier, du XV au XIXe siècle, du XIX au XXe siècle, et quelle place y occupent-ils aujourd’hui  en ce début de XXIe siècle ?

 

Dès lors, j’avoue ne toujours pas comprendre à ce jour, l’émoi que cette phrase à suscité parmi le cercle d’intellectuels et de politiques africains et français.

Non pas que le discours dans son entier, ne suscite quelques réserves de ma part :

discours beaucoup trop long.

nombreuses répétitions et anaphores.

               -Jeunes d’Afrique…

               -Je suis venu vous dire…

               -Je ne suis pas venu vous dire…

               -Ce que veut l’Afrique…

               -Ce que veut la France…

De plus, un ton par trop magistral qui sent le maître ou le professeur émérite, seul détenteur de la bonne parole et du mot juste.

À cela s’ajoutent quelques erreurs d’appréciation concernant l’évolution de l’Afrique en ce 21e siècle, le tout exprimé avec une pointe d’infantilisation et de condescendance.

 

Évaluation

Les auteurs du livre « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine » et commentateurs du discours de Dakar ont-ils évalué l’effet produit par leur ouvrage sur les Africains d’une manière générale, et accessoirement sur les Français ?

À qui ce livre était-il destiné, aux Africains ? Aux Français ?

A-t-il rehaussé leur niveau de connaissance de l’Afrique, de son passé, de même que des rapports entre peuple de France et peuples d’Afrique ?

Quel était l’objectif précis des auteurs ? A-t-il été atteint ?

 

L’essentiel n’est-il pas plutôt : Comment rendre à l’Africain respect, respectabilité, dignité, en réduisant au minimum, à défaut de les gommer définitivement, les images si dévalorisantes pour l’honneur de l’Afrique et des Africains ?Cet objectif peut-il être atteint sans la volonté  des intéressés ?

 

 

 

 

 

 

En Afrique, le trafic d’enfants naît de la misère

« En Afrique, le trafic d’enfants naît de la misère

Le 17 avril, l’Etireno, un navire nigérian qui avait tenté, en vain, de rallier le Gabon, accostait, sous les feux des médias, à Cotonou avec une trentaine d'enfants à bord. L'enquête vient de confirmer qu'il s'agissait bien d'un trafic de petits esclaves. Le mal gangrène l'Afrique de l'Ouest. Il plonge ses racines dans la misère de millions de familles.

COTONOU (correspondance). -L'affaire Etireno a fait grand bruit. On a parlé de 250 enfants entassés sur ce rafiot nigérian, ballotté entre différents ports du golfe de Guinée. Lorsque l’Etireno a finalement accosté, le 17 avril, à Cotonou, la police béninoise n'a découvert à son bord «que» vingt-trois enfants, âgés de 5 à 14 ans, et dix-sept jeunes, âgés de 17 à 25 ans. Après une enquête menée en collaboration avec l'Unicef et Terre des Hommes, les autorités viennent d'aboutir à la conclusion qu'il s'agissait bien d'un trafic de main-d'œuvre.

Des femmes à la tête du trafic

Le phénomène, qui touche la plupart des pays d'Afrique de l'Ouest, a pris, ces dernières années, des proportions inquiétantes. Partout, la misère est le fertile terreau sur lequel se développe le trafic. Ainsi, au Bénin, un des principaux pays pourvoyeurs d'enfants travailleurs, les départements du sud, confrontés à l'appauvrissement des terres et à la raréfaction du poisson, attirent les trafiquants. En revanche, dans les deux départements du nord-est, producteurs de coton, les paysans ont besoin de main-d'œuvre dans les champs. Les trafiquants n'y viennent pas.

Le «commerce » a deux visages. Le premier porte celui de femmes béninoises résidant au Gabon qui reviennent au pays chercher des fillettes pour les placer auprès de familles gabonaises. Le second, beaucoup plus élaboré, implique plusieurs «opérateurs», dont l'acteur principal reste le trafiquant. Trois fois sur quatre, c'est encore une Béninoise du Gabon. Pourquoi le Gabon? Fort de ses ressources pétrolières, politiquement stable, ce petit pays d'Afrique de l'Ouest dispose du revenu par habitant le plus élevé de la région.

Tout commence avec les recruteurs. Généralement originaires du département, ils descendent dans les villages et embobinent les parents avec des promesses dorées. « Les parents n'ont pas le sentiment de vendre leur enfant, explique Alain Adihou, un économiste béninois qui a étudié le trafic. Ils ne veulent souvent que le bien de leur progéniture et lui permettre de tenter sa chance ailleurs. Ils peuvent même supplier le trafiquant de prendre l'enfant et s'endetter pour financer le voyage.» Les deux tiers des enfants concernés sont des filles

Entrent alors en scène les passeurs ou «facilitateurs». Grâce à la complicité de fonctionnaires, ils font établir de faux papiers. Les enfants changent parfois d'identité pour faciliter leur sortie vers le Togo ou le Nigeria. Là, ils sont confiés à des «convoyeurs», spécialistes du transport clandestin par la haute mer. Les conditions de voyage, sur des navires en mauvais état, sont dangereuses. Tous les passagers n'arrivent pas à destination. Ceux qui meurent sont jetés à la mer.

Vendus et revendus

Les enfants qui parviennent finalement au Gabon sont récupérés par d'autres intermédiaires, agents du trafiquant Ils sont cachés, le temps de se reposer, de recevoir des soins, d'apprendre le français «à la gabonaise» et à «bien se comporter». Le trafiquant les place ensuite auprès de familles gabonaises. Il passe collecter régulièrement les salaires des jeunes travailleurs. C'est à cette étape qu'il rentabilise son «affaire». Ces enfants servent dans le commerce, l'agriculture, la pêche ou les travaux domestiques. Pour certains d'entre eux, le Gabon n'est qu'une étape. Dès que l'occasion se présente, leur «tuteur» les revend en Guinée équatoriale, au Liban, voire en France. »

Jérôme ADJAKOU BADOU (Ouest-France, 03/05/2001)

 

 

 

 

 

 

 

 

L’esclavage continue en Mauritanie

 

 

 

 

 

 

Migrants africains : Au secours, l’Europe !

Chacun des documents ci-dessus, à lui seul, fait plus de dégâts à l’image de l’Afrique et des Africains que la petite phrase extraite du discours de Dakar.

En même temps qu’un surcroît de volonté de rédemption, de volonté de se relever quand on est à terre, l’Afrique aurait aujourd’hui plus que jamais, besoin d’un surcroît d’orgueil et d’un sens aigu de l’honneur, pour préserver sa dignité, et soigner son image depuis si longtemps en souffrance, maculée, sinon abîmée.

Dans cette tâche de renaissance à soi, quelle est la part dévolue aux Africains eux-mêmes, aux intellectuels africains auxquels revient sans doute un rôle d’une importance capitale. Il serait hautement souhaitable, à ce égard, que d’autres Africains, historiens, ou non, unissent de la même manière, leur intelligence, leur savoir-faire, leurs compétences multiples, mais, avant tout, leur capacité d’indignation, pour dénoncer, avec force, l’incurie, l’indifférence coupable et intolérable des responsables du continent au sort des jeunes victimes des affres de la migration sauvage.

Intellectuels d’Afrique, soyez médecins. Revêtez votre blouse de praticiens. Allez au-delà du livre collectif « Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine » pour relever ou aider à relever les lourds défis qui assaillent le continent. Sauvez-le de ses dirigeants.

Engagez-vous sans réserve, tout particulièrement dans la croisade du livre et de la lecture, partout sur le continent, dans la savane, dans la forêt, dans le désert… pour ouvrir et libérer les esprits, l’Homme.

Lire, c’est éclore, sortir de soi, grandir, ouvrir grandes les portes du monde afin de s’emparer des clés du Monde et de l’Univers, prendre toutes les clés  du possible, pour ouvrir  toutes les portes du savoir, afin de connaître et se connaître.

Car lire et écrire, c’est bâtir le monde, c‘est vivre et faire vivre. 

                                                                                                                   

 

 

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7 octobre 2018 7 07 /10 /octobre /2018 08:58

AFRIQUE : LES PRINCIPALES ENTRAVES À L’ÉMERGENCE (6)

L’animosité Noirs-Noirs, obstacle majeur à la solidarité constructive, à l’émergence du continent

Le continent aux mille fractures

Fractures géographiques : Afrique de l’Ouest, de l’Est, du Nord, du Sud, Afrique centrale, Afrique équatoriale ; autant de cultures, d’identités, autant de regards…

Fractures historiques : francophones, anglophones, lusophones, arabophones…

Fractures humaines et sociales : ethniques, culturelles, lettrés, illettrés, riches, pauvres…

Sans aucun « liant » (contrairement à l’Europe ou à l’Asie)

 

Un livre paru en 2009, au titre éloquent, riche de sens et de débat : Et si Dieu n’aimait pas les Noirs ?(1), attire l’attention.

À la réflexion, cette question en appelle d’autres : « les Noirs s’aiment-ils ? Quelles preuves concrètes en donnent-ils ? »

Enfin une exhortation : « Aimez-vous les uns les autres, Dieu vous aimera tous. »

En effet, si les Noirs d’Afrique s’aimaient plus, et étaient solidaires…(ne pas confondre solidarité et hospitalité, qui sont deux choses d’essence différente), y aurait-il eu la traite des Noirs, ou les traites négrières d’une manière générale, du 7e au 19e siècle ?

Car, si les Noirs s’aimaient, ils seraient forcément solidaires, et comment des peuples solidaires auraient-ils pu assister, pire, participer pour certains d’entre eux, à cette tragédie sans nom et sans pareil, dans l’histoire de l’humanité ?

Comment une saignée aussi quotidiennement tragique a-t-elle pu ainsi priver l’Afrique subsaharienne, de tant de bras et de cerveaux, pendant si longtemps ?

Pourquoi des Noirs, pourquoi l’Afrique, et pourquoi si longtemps ?

Ni l’esclavage, ni la traite (c’est-à-dire le commerce à grande échelle nécessitant tout un matériel adapté et toute une organisation), n’ont concerné que l’Afrique noire.

C’est sans doute le lieu de préciser l’origine du mot esclave.

Ce mot à l’origine, n’a rien à voir avec l’Afrique. Il est né en Europe de la capture et de la vente de personnes privées de liberté (en excluant la servitude antique, notamment en Égypte et en Grèce), à commencer par les peuples slaves, d’où le mot esclave.

Ce sont les rois saxons, Henri l’Oiseleur et Otton 1er, qui,au Xe siècle, capturaient des Slaves en grand nombre pour les vendre à leur profit sur les marchés.

Le mot esclave tire son origine du latin sclavus  qui désigne une personne privée de liberté et qui appartient à quelqu’un d’autre, son maître.

Les Slaves (mais surtout les Bulgares), étaient considérés par l’Église romaine comme hérétiques, de même que les Chrétiens d’Orient (les Orthodoxes) pendant tout le temps où a duré la querelle entre Rome et l’Église d’Orient (le Grand Schisme).

Ce trafic d’esclaves blancs fut pratiqué à grande échelle pendant tout le Moyen Âge.

De l’Europe à l’Afrique

     Une translation lourde de sens

À partir de la fin du 15e siècle, l’esclave n’est plus qu’un noir capturé, enchaîné et vendu hors d’Afrique. Quand le pape à Rome, chef de l’Église d’Occident, et le Patriarche de Constantinople, chef de l’Église orthodoxe, se sont réconciliés, ils ont décidé de mettre un terme à l’esclavage des Chrétiens orthodoxes. Les Sultans ottomans, musulmans, après la prise de Constantinople en 1453, ont décidé eux aussi de protéger leurs administrés slaves vivant dans les provinces conquises, en interdisant leur capture et leur vente comme esclaves.

Dès lors, les sources de l’esclavage et de la traite en Europe se sont ainsi taries.

Cependant, la pratique de l’esclavage était si ancrée dans les mœurs des populations de l’Europe méditerranéenne qu’il a fallu la poursuivre, mais en passant de l’Europe à l’Afrique.

Et, depuis, le mot esclave est devenu synonyme de Noir. Le reste de l’histoire est bien connu.

Les Noirs d’Afrique n’ont eu aucun avocat pour plaider leur cause. Et, les Africains n’étant liés ni par la religion, ni par un quelconque sentiment d’appartenance, l’Afrique noire fut saignée pendant des siècles.

Mais ce tragique événement, qui est la honte de l’humanité entière, aurait-il pu atteindre cette dimension apocalyptique sans la participation active, ou la complicité passive d’Africains ?

 

La colonisation elle-même, qui vit la domination de la quasi-totalité du continent africain par des puissances européennes au 19e siècle, aurait sans doute changé d’image sans le concours de guides locaux ( voir « Sous le casque blanc » de Roland Dorgelès,1941) et l’attitude brutale des premiers auxiliaires de l’administration coloniale à l’égard de leurs frères ? (2)

 

Fractures « noires »

Ce manque d’empathie du Noir pour son frère noir, d’une manière générale, n’est sans doute pas sans fondement. Il est attesté ailleurs, hier comme aujourd’hui.

Interne au lycée Terrasson de Fougères (Bamako), je rentrai chaque fin de semaine (samedi-dimanche) chez mon « logeur », un vieil instituteur retraité. Je l’ai toujours entendu tenir ces propos qui ont suscité chez moi une profonde préoccupation : « Le Malien a l’esprit tourné vers le mal », « Le Malien a le cœur noir », « Le Malien n’est heureux que quand il boit le sang de son frère noir malien ».

Propos méritant sans doute réflexion et introspection

Les seuls Maliens ou les Africains en général sont-ils concernés par ces propos ?

Rentré pour les vacances dans mon village, je m’empressai de rapporter ces paroles à mon père qui réagit par ces mots : « Oui, il a raison. Mais cela ne m’empêchera pas de faire du bien ». Et il me conseillait de le suivre dans cette voie sans jamais en dévier.

J’ai souvent pensé à ces propos du vieil instituteur, et ne cesse de chercher à comprendre les raisons ou les épisodes de sa vie qui les lui ont dictés. (3)

Albert Schweitzer (1875-1965)

Les Noirs et les autres ?

Pour l’historien de l’Afrique de l’Ouest, Maurice Delafosse, les Noirs sont détestés par les Blancs, par les Jaunes et par les Arabes. Il écrit :

« Bannis du monde des autres races par leur différence de couleur, la vraie malédiction pour eux, c’est leur incapacité à s’aimer et se supporter. »(4)

Si les Noirs sont effectivement détestés par les Blancs, les Jaunes et les Arabes, si les Noirs détestent les Noirs, et si c’était là la vraie malédiction de l’Afrique et des Africains ?

 

Quelques auteurs du début du 20e siècle ont également développé ce thème de l’animosité du Noir pour son frère noir.

Il est tentant, à ce propos, de rapporter le témoignage du docteur français de Lambaréné (Gabon), Albert Schweitzer. Dans un navire qui le ramène du Sénégal au Congo, il s’étonne de ce qu’il nomme la « férocité gratuite » des Noirs entre eux :

« A Tabou [ville côtière de Côte d'Ivoire], le navire embarque une cinquantaine de débardeurs noirs, comme il le fait chaque fois. Ils nous accompagneront jusqu'au Congo et seront ramenés ici au retour. Ils devront aider au débarquement à Douala, à Libreville, à Port-Gentil et à Matadi, où va la majeure partie de la cargaison que nous transportons. Ils s'acquittent de leur travail à la perfection, presque mieux que les ouvriers de Pauillac, mais se comportent avec brutalité à l'égard des autres Noirs qui sont à bord : dès que ceux-ci se trouvent sur leur passage, il y a des bourrades et des coups. » (5)

 

Ce phénomène, l’animosité du Noir pour le Noir, je l’ai toujours constaté, sans pouvoir me l’expliquer. Cette hostilité est surtout manifeste quand le Noir se trouve en compagnie d’un ami blanc (ou d’un Blanc tout court). Le Noir qui s’approche d’eux est en danger ! Ces pagayeurs embarqués en Côte d’Ivoire, s’en seraient-ils pris sans raison à ceux d’Afrique centrale s’ils ne s’étaient  pas trouvés en compagnie d’un Blanc ?

L’Africain s’évertue à essayer de rabaisser, d’humilier son « frère de couleur », de le détester, comme s’il cherchait par ce moyen, à se rehausser aux yeux du Blanc, se donner de l’importance ; phénomène des plus curieux en effet. L’esclave a besoin du regard complaisant de son maître pour se sentir à l’aise, et accepté. 

Des Français aussi entrent dans ce jeu, et, se délestant allègrement de toute capacité d’analyse et de tout esprit critique, ils s’en accommodent  aisément.

 

Dans le même ordre d’idées, s’agissant des rapports entre les Noirs et les autres « races », l’anecdote suivante ne semble pas dénuée d’intérêt.

« Après l’abolition de l’esclavage aux Antilles et les droits de citoyens accordés aux hommes de couleur, par suite du faible goût des Français pour l’expatriation, nègres et mulâtres affluèrent dans les services de la magistrature [de toutes les colonies françaises, dont l'Annam (Vietnam actuel)], dont l’accès était si facile, et dont on venait d’écarter ces excellents administrateurs (annamites), qui, seuls possédaient la langue et le droit annamites, ainsi que la confiance des indigènes. Il fallait désormais utiliser le français dans l’administration publique, et non la langue locale. Conséquence : en 1896, 43% d’hommes de couleur dans la magistrature.

Nous en sommes arrivés à faire juger par des Nègres, cette race annamite, si policée, si cultivée, et dont l’organisation est si remarquable. On conçoit alors, la profonde humiliation ressentie par les Annamites, car ils ont une horreur instinctive de la race nègre, qu’ils considèrent, non sans raison, comme très inférieure à la leur. »

 

D’où la réflexion de cet Annamite, jugé et condamné par un Noir :

« Je veux bien être condamné par des Français, s’écria-t-il, mais pas par des Nègres. Condamnez-moi pour injure au tribunal, et quand bien même ma peine sera aggravée, elle me paraîtra plus légère prononcée par des Français. ». Sa peine fut aggravée. (6)

 

Et l’histoire du Liberia enfin !

Autre source de réflexion sur les rapports entre Noirs, d’hier à aujourd’hui, fournie par l’histoire du Libéria.

« Il était une fois des Noirs très malheureux et asservis par une race étrangère, qui aspiraient avidement au jour où le Noir gouvernerait le Noir. Il était une fois une démocratie très occidentale et toujours innocente, qui prenait des airs de vertu offensée en parlant de l’affreuse exploitation coloniale. Nous sommes donc allés voir ce qui se passe quand le Noir gouverne et quand le démocrate vertueux colonise. […]

En juillet 1947, la république du Liberia a fêté solennellement son centenaire. C’est en 1822, en effet, que des groupes d’esclaves noirs, libérés, écartés du sort fait aux Noirs aux États-Unis, accompagnés de quelques philanthropes blancs, cherchèrent fortune sur les côtes d’Afrique. […]

Nos émigrés s’installent, ils se donnent d’abord des chefs blancs. Bientôt ils les remplacent par des Noirs choisis parmi eux. Et aussitôt ceux-ci mettent en œuvre, tout Noirs qu’ils sont, les bonnes vieilles habitudes coloniales de l’époque : ils écrasent l’indigène de taxes et le vendent comme esclaves.

On m’a montré une par une, les maisons somptueuses que les responsables se sont fait construire ces dernières années, avec les impôts des autochtones. […] Des autochtones sont réduits en esclavage, vendus par les nouveaux chefs, et exportés à l’Île de Fernando Po.

Je veux seulement montrer – et le Liberia le montre avec éclat – que beaucoup de griefs que mes amis noirs font au Blanc, ne sont pas des actes Blanc contre Noir, mais fort contre faible. » (7)

Emmanuel Mounier (1905-1950)

Pour l’Afrique subsaharienne, la solidarité entre pays, États et peuples, n’est pas une option, mais une nécessité qui conditionne l’émergence.

Si les Africains ne s’aiment pas, ils n’ont aucune obligation de s’entredévorer. Les défis de l’Histoire sont si lourds !

Si l’enfer c’est les autres, pourquoi ne serions-nous pas, pour nous-mêmes, sinon le paradis, du moins le purgatoire ?

Notes

(1)Serge Bilé, Audifac Ignace, Et si Dieu n'aimait pas les Noirs?, Pascal Galodé Éditions, 2009.

(2)Voir blog Les auxiliaires coloniaux,  le garde cercle et l’interprète , 17 octobre 2010.

(3)Un prochain ouvrage sera consacré à ma propre expérience, non seulement des Maliens entre eux, mais aussi des Africains entre eux d’une manière générale.

(4)Maurice Delafosse, Les Noirs de l’Afrique, Payot, 1922.

(5)Albert Schweitzer, À l’orée de la forêt vierge, nouvelle édition, 1952.

(6) Léopold Saussure, Psychologie de la colonisation française dans ses rapports avec les indigènes, 1899

(7)Emmanuel Mounier, L’éveil de l’Afrique Noire, 1948.

 

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30 septembre 2018 7 30 /09 /septembre /2018 07:38

AFRIQUE : LES PRINCIPALES ENTRAVES À L’ÉMERGENCE (5)

Une scolarisation massive et un enseignement de qualité adapté, qui libère l’esprit et les énergies :

Première condition de l’émergence

"La lecture est la clé de la civilisation" (Jacques Attali)

La démocratisation de l’école et celle de la lecture ont une histoire. Elles ont nécessité toutes les deux, d’abord une prise de conscience, une volonté et un combat long et difficile. Si l’oralité fut première (Socrate, Jésus et Mahomet n’ont pas écrit. Leur message fut d’abord oral), l’écrit finit au cours des siècles par se révéler indispensable pour fixer l’enseignement oral et l’enrichir par la pensée et la pratique.

Si Socrate n’a pas écrit, son enseignement et sa philosophie furent répandus et vulgarisés par ses disciples, en particulier Platon, lequel consigna ses pensées avant de les transmettre de génération en génération, de siècle en siècle.

Il en fut de même pour l’enseignement de Jésus et celui de Mahomet. Que seraient aujourd’hui le christianisme et l’islam sans ces livres : le Nouveau Testament et le Coran ?

 

De nos jours, l’écrit s’est affirmé comme moyen privilégié d’accéder au savoir, à la science, à la modernité et à l’ouverture au monde.

Les étapes de cette démocratisation et cette ascension du livre sont longues.

En Occident notamment,

de l’antiquité au Moyen âge,

du Moyen âge à la Renaissance,

du siècle des Humanistes (15e-16e siècle), au siècle des intellectuels et des scientifiques du 18e siècle à nos jours.

Ces différentes étapes nous font passer successivement de l’âge des superstitions, à celui des scientifiques, c'est-à-dire du raisonnement rigoureux par la démonstration et des preuves, bref, au siècle des mathématiques triomphantes.

 

Avant la Renaissance, la lecture fut réservée à une infime catégorie de personnes, car jugée dangereuse et subversive.

Pour George Steiner, « le point central demeure, à cet égard, l’attitude profondément ambiguë de Rome à l’égard de toute lecture des Saintes Écritures en dehors du cercle de l’élite agréée. Durant de nombreux siècles, toute lecture de la Bible fut non seulement sévèrement découragée, mais encore jugée hérétique… Cette lecture n’était autorisée qu’à ceux que qualifiaient leurs compétences en théologie… »

 

Dans la lutte entreprise au long des siècles pour s’affranchir des interdits et pour démocratiser la lecture, non seulement des livres religieux, mais aussi des livres profanes, quelques personnalités s’illustrèrent, comme Montaigne au 16e siècle et Voltaire au 18e. Comme ce dernier, tous les philosophes des Lumières, de Diderot à Montesquieu et  à J.J. Rousseau… furent non seulement de grands lecteurs, mais aussi des auteurs féconds.

Les rois aussi, avant la Révolution de 1789 en France et ailleurs, eurent leur censure et leurs interdits visant l’écriture, la publication et la lecture des livres.

En somme, à l’instar de la lutte pour la liberté, il y eut également, en Europe, une lutte pour le droit de lire, d’écrire, de publier.

 

La lutte des intellectuels en Europe, pour le droit d’écrire, de publier, et surtout de lire, fut avantageusement aidée par l’évolution des sociétés au temps de la révolution industrielle et économique.

La civilisation urbaine et industrielle eut pour corollaire l’apparition d’une classe moyenne et d’une bourgeoisie aisée et éduquée dans toute l’Europe occidentale, qui portèrent le livre et la lecture à leur apogée.

L’Afrique subsaharienne doit-elle rester en marge de cette lutte comme elle est restée en marge de l’aventure de l’écriture et des chiffres ?

       Lien entre prospérité, développement, santé et scolarisation ?

En matière de scolarisation, de promotion du livre et de la lecture, l’Afrique subsaharienne ferme toujours la marche, comme elle ferme toujours la marche dans le Palmarès mondial publié par le Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD), depuis l’adoption du nouveau mode de présentation en 1990, de ce tableau comparatif des performances des pays du monde (niveau de développement et niveau de vie de la population). Il  en est de même dans les différentes publications de la Banque mondiale sur la pauvreté dans le monde, auxquelles s’ajoutent celles de l’UNESCO sur la scolarisation ou celles de la FAO sur la faim dans le monde.

Dans toutes ces publications, les pays d’Afrique subsaharienne sont absents des premières places et se classent toujours parmi les dernières.

Est-ce un hasard ?

Ainsi, dans le Palmarès du PNUD, publié en 2018, la Norvège, la Suisse, l’Australie, l’Islande et l’Allemagne dominent le classement des 189 pays et territoires cités dans ce Palmarès

À ces pays du haut du tableau, s’opposent ceux du bas de ce classement :

Niger, République centrafricaine, Soudan du Sud, Tchad, Burundi.

Autres données significatives :

  • Le PIB par habitant de la Norvège en 2018 est de 70590 dollars.
  • Le PIB par habitant du Niger est de 1153 dollars.

Le taux d’alphabétisation de la Norvège est de 99,01%

Celui du Niger est de 28,7%.

 

De même que le lien est incontestable entre développement et scolarisation, de même le lien est évident entre démocratie et alphabétisation.

L’exemple de la cité d’Athènes, berceau de la démocratie, est des plus significatifs à cet égard. En effet, l’immense majorité des citoyens athéniens, plus de 95% aux 5e et 4e siècles avant JC, savaient lire et écrire.

La question est alors la suivante : la démocratie est-elle la conséquence logique de cette alphabétisation de masse ou la cause ?

Pour la scolarisation, condition et moteur du développement et du bien-être.

     L’Afrique dernière ?

Selon les nouvelles données de l’UNESCO (publiées en juillet 2018), sur les 263 millions d’enfants et de jeunes qui ne sont pas scolarisés, la plus grande partie se trouve en Afrique subsaharienne.

D’après la même étude, « de toutes les régions du monde, l’Afrique subsaharienne est celle qui présente les taux d’exclusion [scolaire] les plus élevés. Plus d’un cinquième des enfants de 6 à 11 ans ne vont pas à l’école, de même qu’un tiers des jeunes âgés de 10 à 14 ans.

Près de 60% des jeunes de 15 à 17 ans ne sont pas scolarisés. Les disparités persistantes en matière de participation à l’éducation sont liées au sexe… »

Selon les mêmes données, les filles sont plus susceptibles que les garçons de ne jamais aller dans une classe, d’apprendre à lire et à écrire.

Enfin sur les dix pays du monde où le taux de scolarisation des filles dans le primaire est le plus faible, figurent 8 pays d’Afrique subsaharienne : Niger, Tchad, Liberia, Centrafrique, Éthiopie, Guinée, Burkina Faso, Soudan du Sud, (les 2 autres étant le Yémen et le Pakistan).

D’après les mêmes sources, sur 15 millions de filles non scolarisées dans le monde, plus de la moitié ( 9 millions), se trouvent en Afrique subsaharienne.

Dans son récent rapport,l'ONG ONE compte 9 pays d'Afrique subsaharienne parmi les 10 pays qui ont le taux de scolarisation des filles le plus faible au  monde, ce sont, classés dans l'ordre du taux le plus faible au taux le plus élevé :

-Soudan du Sud

-Centrafrique

-Niger

-Tchad

-Mali

-Guinée

-Burkina Faso

-Liberia

-Éthiopie

( Le seul pays non africain de cette liste, l'Afghanistan, se place entre le Niger et le Tchad)

 

En revanche, pour la scolarisation en général, les progrès réalisés en Asie du Sud et en Asie de l’Ouest  au cours des deux dernières décennies sont remarquables. Le nombre d’enfants non scolarisés a baissé des deux tiers : ils étaient 40 millions en 1999, et 12 millions en 2011.

Des obstacles nombreux à la maîtrise de la lecture et à la promotion du livre en Afrique.

De nature variée, ces obstacles sont aussi bien matériels que culturels.

En tout premier lieu, la difficulté à disposer d’un lieu dédié ou favorable à la lecture : bibliothèque publique ou privée, ou simplement dans le foyer familial où il est possible de s’isoler et se recueillir, en bénéficiant du calme nécessaire.

Dans maintes familles en Afrique, ce privilège est inaccessible à bien des jeunes et des moins jeunes : trop de monde, trop de bruit, trop d’agitation, le plus souvent. (Cela n’est pas un mal en soi, car signe de vie ou de vitalité. Simplement, cette réalité est difficilement conciliable avec la concentration qu’exige une lecture efficace).

 

L’éclairage régulier constitue également un élément important pour qui veut lire sans trop de mal, autre luxe dont ne bénéficie pas toujours l’amateur de livres et de lecture.

La rareté des librairies ainsi que le coût des livres sont aussi dissuasifs et n’incitent pas non plus à la lecture.

 

Parmi les obstacles à la lecture également autre avatar de l’éducation traditionnelle - il est inconvenant, voire fortement prohibé, en tout cas très mal vu, de lire en présence de personnes âgées. Il faut donc se cacher pour lire ou renoncer à la lecture.

Dans le même ordre d’idée, les plus farouchement hostiles à la lecture de livres profanes, sont les religieux et les sorciers.

 

Enfin, l’indifférence des autorités publiques à la promotion de la lecture : l’absence de bibliothèques dignes de ce nom dans les quartiers ou dans les villes, constituent un obstacle sérieux à la promotion de la lecture sur ce continent.

D’autres avatars de l’éducation traditionnelle jouent contre la popularisation de la lecture, telle l’ignorance de l’utilité ou l’importance de certaines institutions : archives (municipales, départementales, nationales), musées… ou la négligence qui les caractérise le plus souvent.

Plus grave, c’est l’absence ou le manque d’intérêt pour l’état civil, dont sont victimes des « enfants fantômes ». (Voir : Laurent Dejoie, Abdoulaye Harissou, Les enfants fantômes, Albin Michel, 2014).

 

Un autre phénomène de taille joue contre l’incitation à la lecture : le regard porté sur les intellectuels africains, ignorés dans leur pays ou pourchassés dès qu’ils se manifestent, critiquent les travers des responsables ou de pratiques nuisibles au pays ou aux populations.

Dans ces cultures, Voltaire, Diderot, Montesquieu, J.J. Rousseau, Montaigne même, auraient été étouffés au berceau, irrémédiablement.

« Qui aime bien châtie bien » dit l’adage. En Afrique, qui aime bien, et qui châtie bien, est châtié, ostracisé, pourchassé.

Michel de Montaigne (1533-1592)

Haro sur le livre et ses adeptes !

     Au pilon et au pilori

Et pourtant, la révolution dont l’Afrique a aujourd’hui le plus grand besoin, c’est la révolution du livre, de la lecture, c’est-à-dire la révolution de la pensée.

 

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23 septembre 2018 7 23 /09 /septembre /2018 07:26

AFRIQUE : LES PRINCIPALES ENTRAVES À L’ÉMERGENCE (4)

Pour les lettres et les chiffres, l’Afrique en marge

 

Réconcilier l’Afrique avec le livre et l’écrit, la lecture et les chiffres :

       Une mission de salut public pour l’Afrique et pour le monde

L’urgence, c’est ouvrir les yeux pour ouvrir les consciences par une véritable promotion du livre, la culture de l’écrit, afin de mettre l’Afrique au diapason du monde, en la sortant des ornières de l’Histoire où elle gît et patauge depuis plus de six siècles.

Cette révolution des consciences n’a que trop tardé. Ce faisant, l’Afrique s’est laissée trop ballotter, piétiner, humilier. Elle n’a plus le privilège, comme les nations et peuples d’Europe, d’évoluer progressivement, de s’adapter sans à-coups, aux transformations du monde, à la vie moderne.

L’Afrique est en retard, elle n’a plus le luxe de traîner. D’où l’urgence de cette prise de conscience pour avancer, la tête haute, vers l’émergence, résolument. Sinon, elle restera longtemps encore en marge, comme elle l’est depuis le 16e siècle, et les Africains continueront d’être ces « damnés » de la terre qu’ils sont depuis tant de temps,  végétant entre mépris et condescendance.

Dans cette démarche de remontée (si l'Afrique en a la volonté),  vers la surface, vers les autres et vers elle-même, elle peut, avec intelligence et discernement, se nourrir de l’expérience d’autres régions comparables dans le monde, qui sont, elles aussi, passées de la domination politique, économique et culturelle, à la souveraineté véritable, à l’émancipation et à l’émergence, sans pour cela copier servilement, mais en gardant à tout prix ses valeurs et sa personnalité. Le tout, c’est d’avoir une vision, la détermination, mieux, la foi.

L’Afrique et les Africains dans le regard de l’Européen au début du 20e siècle

« Il est, dans nos colonies d’Asie, et du Moyen-Orient, des races à qui notre civilisation doit beaucoup.

La grande Asie millénaire nous a jadis comblés de ses dons. Sa plus lointaine antiquité à fourni la floraison merveilleuse de la culture grecque, de nobles germes d’art et de pensée.

La vieille Chine a changé l’allure du monde en inventant l’imprimerie, la poudre, la boussole.

L’islam sarrasin a enrichi et revivifié l’Occident médiéval obscurci de pesantes ténèbres, de toutes les splendeurs de la littérature, de la poésie et de l’esthétique persane et arabe ; et la renaissance actuelle de l’islam n’est explicable que par la force des survivances d’un passé éclatant. » [Albert Sarraut, Grandeur et servitude coloniales, 1931] (Voir aussi article de blog du 09/10/2016, « La France et ses colonies d’Afrique dans l’entre-deux-guerres : 1919-1939).

 

Et les peuples d’Afrique noire ?

« … Auprès des races brunes et jaunes de l’Asie, qui peuvent alléguer leurs titres magnifiques dans l’histoire, les races noires de l’Afrique se présentent les mains à peu près vides devant la confrontation européenne.

Leur contribution au progrès est pour ainsi dire inexistante. Les Noirs sont bien, pour le moment, les "frères attardés" ». [Idem]

 

Verdict sévère, mais, avec un droit d’appel. Le « pour le moment » est apprécié. En conséquence, il ne ferme pas la porte à ces peuples noirs qui peuvent, à tout moment, infirmer ce jugement. Cela ne dépend que d’eux, d’eux seuls.

L’administrateur colonial et historien, Maurice Delafosse, complète le tableau :

« Jusqu’ici en effet, l’Afrique noire ne nous a livré aucun monument, en dehors de quelques ruines qui ne racontent pas leur histoire et qu’on ne sait à qui attribuer, ou de quelques tombeaux qui peuvent aussi  bien remonter à cinquante ans qu’à cinq mille ans et dans lesquels on trouve de tout sauf des indications précises, à moins qu’une inscription arabe ne vienne nous apprendre qu’il s’agit de sépultures modernes.

Les Noirs n’ont rien écrit, à l’exception de rares ouvrages en arabe dont les plus anciens que l’on possède actuellement datent du XVIe siècle et qui, copiés le plus souvent les uns sur les autres, ne renferment, sur l’histoire ancienne du pays que quelques pages, ou ce qui peut être la vérité, se trouve obscurci par la légende et par le souci de tout rattacher à l’islam et à la famille de Mahomet. [en Afrique de l’Ouest]

Beaucoup plus nombreuses et plus riches sont les traditions conservées oralement parmi les indigènes, mais elles sont devenues bien confuses dès qu’il s’agit de faits remontant à plusieurs siècles et, sans aucunement nier leur valeur, il convient de n’user de cette source de renseignements qu’avec la plus extrême prudence.

Lorsque par hasard des renseignements géographiques ou ethniques semblent se rapporter aux Nègres ou à leur pays, ils sont noyés dans un amalgame d’impossibilités et d’obscurités d’où il est extrêmement malaisé de faire jaillir la lumière. » (Voir aussi article de blog du 02/07/2011, « Écriture de l’histoire).

 

Une image écornée par l’histoire et des historiens, à reconstruire : par les Africains, dans la vérité et l’éthique de l’histoire

Telle est l’image de l’Afrique noire, telle qu’elle apparaît aux Européens à l’orée du 20e siècle, et s’imprime dans leur mémoire pour la durée.

 

Écrit, art, culture

Qu’est-ce qui a donc manqué aux peuples d’Afrique noire par rapport à ces peuples d’Asie et du Moyen-Orient dont le passé est si magnifié par les Occidentaux ?

Et c’est précisément parce qu’ils sont adossés au souvenir de ces brillantes civilisations du passé, à leur splendeur restée vivace dans les mémoires, que ces peuples (Chine, Inde, Japon, Iran…) relèvent  aujourd’hui la tête, pour remettre en question et contester la domination européenne, et manifester la volonté de concurrencer les peuples européens et les dépasser demain, en se servant ainsi du rayonnement culturel de leur passé, rayonnement fondé sur la culture de l’écrit dont découlent l’art, l’architecture, l’application concrète des mathématiques, de la géométrie tout particulièrement.

 

« Les chiffres et le calcul, partant l'écrit, constituent ces instruments de découverte, d'exploration, d'ordonnancement, de déconstruction et de reconstruction du monde et de soi.

La colonisation hier, l'esclavage avant-hier, la néocolonisation (sous ses formes multiples), bref, toutes ces phases de l'Histoire où l'Afrique a été vaincue, dominée, humiliée par l'Occident ne peuvent se justifier sans la conscience que l'Afrique a échappé à cet enfantement fondateur au cours des siècles, source et moteur de transformation du monde. Mais le fait d'en être conscient devrait permettre aux Africains de concevoir et de forger les outils de leur refondation culturelle, enrichis de ceux venus d'ailleurs et aujourd’hui à leur portée. L'absence d'écriture (plus précisément de culture de l'écrit) a valu à l'Afrique des millénaires de vie culturelle méconnue, les artistes africains anciens n'ayant pas signé leurs œuvres. Sur les centaines de milliers d'objets d'art africains introduits en Europe aux XIXe et XXe siècles, d'abord par des explorateurs, puis par les colonisateurs, on ne relève aucun nom ; aucun ne porte la signature de son auteur. Or l'art - peinture, sculpture, musique... - a besoin de cette matérialisation par la signature, qui sert d'intermédiaire entre l'artiste et son public.

Racontée, la vie de l'artiste confère une densité supplémentaire à l'œuvre, contribue à sa connaissance ainsi qu'à son analyse. En même temps qu'elle lui garantit la durée, l'écriture lui donne une identité.

Un tableau anonyme a moins de rayonnement qu'un tableau identifié, inséré par conséquent dans un contexte historique et culturel qui l'enrichit. C'est l'écriture qui donne à l'œuvre l'épaisseur qui transcende le temps. Elle lui garantit cette bruissante et luisante immobilité qui est immortalité.

[…]

L'écriture, le papier, les chiffres, le calcul, mis au service des armes, ont assuré la suprématie militaire des Arabes hier, des Occidentaux aujourd'hui. Le papier est indissociable de ce qu'il est convenu d'appeler « le miracle arabe ». Si les Arabes, petit peuple surgi du désert de sable aride et brûlant, au VIIIe siècle, ont su conquérir en l'espace de quelques décennies un empire aussi vaste et organisé, c'est grâce à l'écriture, qui leur permit de traduire les connaissances des peuples conquis et de s'imposer par les armes avant de briller par les sciences et la culture du VIIIe au XIIIe siècle.

La foi, confortée par l'écriture et le papier, fut le tremplin pour les conquêtes, les victoires, ainsi que pour le rayonnement scientifique et culturel du monde musulman.

[…]

À Fez, au Maroc, dès 1184, quatre cents moulins à papier "fonctionnaient à plein". Ce seul fait contient déjà en germe la victoire de 1591 du sultan du Maroc Moulay sur l'empereur de Gao l'Askia Ischac. Le chef de sa petite troupe de mercenaires vainquit facilement les trente mille soldats de l'empereur sonrhaï (ou de Gao, du Mali actuel) ; les soldats marocains étaient armés de mousquets (arme moderne de l'époque) face aux soldats de l'empereur sonrhaï armés de bâtons.

Soldats africains, croyant faciliter leur victoire, s’étaient abrités derrière des centaines de bœufs pris pour bouclier. Ces bœufs, effarouchés aux premiers coups de mousquets, pris de panique, se retournèrent contre eux et les chargèrent.

[…]

L'écrit rassemble et fédère les esprits, unit les générations et pose des passerelles entre elles, clarifie et synthétise les idées et les concepts mieux que la parole. Il vainc l'oubli et permet la confrontation du passé et du présent dans une dynamique de progrès. L'écriture est sans conteste "la plus grande des révolutions", celle qui façonne la pensée, arme l'esprit pour la conquête de soi et de l'univers. C'est "l'outil de l'intelligence" créatrice par excellence. Sans l'écriture, il n'est ni héros ni génie. Elle fut le ciment des différentes composantes de l'Empire musulman comme de l'Empire carolingien en favorisant le sentiment d'unité, consolidant en cela l'impact religieux, lui-même fédérateur. En Occident, les peuples furent rassemblés et fédérés au Moyen Âge par Charlemagne sous la bannière du christianisme. Sous cet empereur, l'écriture carolingienne, la "Caroline", fut inventée afin d'unifier l'empire, c'est-à-dire l'Occident chrétien. D'une manière générale, la foi chrétienne fut indéniablement le ciment de l'unité européenne depuis le IVe siècle, grâce à la Bible, donc grâce à l'écriture.

Les croisades du Moyen Âge ont renforcé ce sentiment d'unité de "peuple européen" face aux autres, à ceux d'autres religions. Rien de tel en Afrique, qui ne connut aucun de ces liants, et où le cloisonnement géographique, renforcé par le défaut de culture écrite, renforça la segmentation des peuples, la méfiance réciproque, le sentiment d'insécurité à l'égard d'autres groupes. Les peuples du Sahel constituent l'exception dans une moindre mesure par l'organisation d'États, royaumes et empires fédérateurs et puissants. Au moment même où l'imprimerie consolidait les États naissants de l'Europe des XVe et XVIe siècles, les quelques États africains célèbres du Moyen Âge périclitèrent au contact des Européens, vaincus par la science et les techniques militaires, filles de l'écriture et du calcul.

Par ailleurs, le lien entre les sciences et la guerre est établi depuis les temps les plus anciens. Les équations et la balistique vont de pair. Galilée, qui a ouvert l'ère de la science positive ainsi que celle de la recherche rationnelle, et dont les écrits sont devenus le ferment de l'Europe savante du XVIIIe siècle et des siècles postérieurs, a lancé l'idée que la langue mathématique "permet de lire le grand livre de la nature", et que cette même langue faisait la force des armées. Il mit en effet la science mathématique et physique ainsi que ses travaux scientifiques en général au service de l'arsenal de la marine de Venise, qui lui doit tant de victoires. » [Tidiane Diakité, 50 ans après, l’Afrique, Arléa].

 

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16 septembre 2018 7 16 /09 /septembre /2018 08:08

AFRIQUE : LES PRINCIPALES ENTRAVES À L’ÉMERGENCE (3)

Pour les lettres et les chiffres, la scolarisation, l’Afrique en marge

Comment accéder à la modernité en 2018, sans la maîtrise de la lecture, de l’écriture et du calcul ?

Les premiers Européens qui ont abordé les côtes africaines du 15e au 18e siècle et pris contact avec les populations, ont constaté que l’écriture n’était pas en usage comme chez eux. Puis des érudits européens du 19e siècle en ont déduit que les Africains n’avaient pas d’histoire.

S’il a été démontré depuis, par des moyens autres que l’écriture, et par des preuves irréfutables, que l’Afrique a bien une histoire, il reste qu’aujourd’hui encore, en ce début de 21e siècle, l’Afrique subsaharienne est bien la seule grande région au monde qui reste en marge de l’usage intensif, régulier et naturel de l’écriture et de la lecture. Cette pratique reste encore ignorée des cultures locales et des pratiques de la vie courante.

Il est essentiel que la maîtrise de ces outils de la modernité et de la créativité, sans lesquels aucun progrès, ni scientifique, ni culturel, encore moins démocratique, ne peuvent devenir réalité, entre dans les cultures populaires.

« Aller à l'école ne suffit pas. Savoir lire et écrire ne suffit pas. Il faut acquérir la culture de l'écrit, qui n'exclut en rien celle de l'oralité, mais la complète et la consolide. Si les mots sont vivants, seul l'écrit leur confère l'immortalité.

L'écrit suscite et favorise l'observation, l'analyse, la critique, toutes choses génératrices de réflexion, de jugement, de même que l'exploration de l'autre et de soi, la comparaison des êtres, des choses et des temps. Autant de démarches de l'esprit menant à la création, à l'inventivité, au goût du risque et au dépassement de soi.

Or, en Afrique subsaharienne, l'écrit, le livre, la lecture ne semblent pas avoir encore bénéficié d'une promotion à la mesure des enjeux. Si l'on compte de nos jours une multitude d'écrivains africains, ces derniers vivent et écrivent à Paris, à Londres, à Bruxelles ou à New York essentiellement. Leurs œuvres ne sont pas lues en Afrique (faute de lecteurs et d'accueil), dans ces capitales africaines où les librairies disparaissent. On trouve aujourd'hui en Afrique moins de librairies que du temps de la colonisation, et les bibliothèques se font rares.

En Afrique, de nos jours, non seulement un trop grand nombre d'enfants ne vont pas à l'école, mais beaucoup n'ont pas d'état civil. De ce fait, les chiffres de la population officiellement annoncés doivent être pris avec les plus extrêmes réserves, de même que nombre de statistiques fournies par l'administration africaine.

Les Africains ont certes l'usage de l'écriture, mais non la culture de l'écrit. L'écrit, les lettres et les chiffres sont loin d'avoir acquis en Afrique subsaharienne la noblesse et le rang qui leur sont dus, et sont par conséquent loin de façonner réflexes et comportements. Ils demeurent à la périphérie des cultures africaines.

Dans de nombreux États africains, aujourd'hui encore, l'état civil reste ignoré, aléatoire ou facultatif. Des enfants sont ainsi privés d'existence légale. En Namibie, près d'un tiers des enfants de moins de cinq ans n'ont pas de pièce d'état civil. Ce n'est nullement un cas isolé. Selon le rapport annuel de l'UNICEF, "Progrès pour les enfants", rendu public le 6 octobre 2009, 51 millions d'enfants nés en 2007 n’étaient pas inscrits à l'état civil, dont 9,7millions en Afrique subsaharienne. En Somalie, à peine 3 % disposent d'un certificat de naissance.

D'une manière générale, il semble exister en Afrique un conflit larvé entre sociabilité, lettres et chiffres. Lire (écrire aussi), c'est se mettre en retrait, se couper provisoirement du groupe. C'est rompre avec l'entourage immédiat, donc ne pas regarder les autres, ni prendre part à la conversation collective. Or celui qui se met dans cette attitude de retrait, même momentanée, est perçu comme asocial, anormal, voire méchant. » [Tidiane Diakité, 50 ans après, l’Afrique, Arléa].

Là, comme en bien d’autres domaines de la vie courante et de l’« usage », c’est transgresser la règle de la culture du suivisme : « on fait comme tout le monde, c’est –à -dire comme nos ancêtres avant nous »… On suit, en rang serré, regardant la nuque de ceux qui devancent, qui eux, n’ont pas lu, ne lisent pas, et ne sentent pas la nécessité de lire, d’écrire.

Culture traditionnelle. Oralité. Lecture et écrit.

« Dans de nombreux foyers, non seulement aucun espace n'est prévu pour le livre et la lecture, mais ceux-ci sont interdits. Des enfants doivent se cacher pour lire. De jeunes écoliers se heurtent à cet obstacle, notamment ceux issus de familles d'illettrés ou d'analphabètes. Il existe bien un problème du livre et de la lecture en Afrique. En privant les jeunes de livres et de lecture, on les prive de l'outil primordial de réflexion et d'ouverture, de jugement, d'esprit critique, fondement de la science et de la technique.

L'Africain discute plus qu’il ne lit. Car il est marqué par ce qu’on pourrait appeler le syndrome de l'arbre à palabre, puisque la culture de discussion en groupe demeure vivace.

Les grand-places, les « grins » (au Mali), lieu de rassemblement des hommes qui partagent certaines affinités et sont du même groupe d'âge, ainsi que le "groupe de thé" sont une réinvention de l'arbre à palabre... Or la solitude est nécessaire à l'écrivain (au penseur en général) qui n'a nullement besoin d'assistance dans cette difficile mais ô combien exaltante parturition qu'est l'écriture... (Ndongo M’Baye, sociologue et journaliste sénégalais, Africultures, octobre 2001).

 

L'Afrique est ainsi le continent où on lit le moins. Il s'agit non pas de choisir, mais de concilier cette culture commune de l'oralité, qui a des vertus de sociabilité indéniables, et la lecture, qu'il est tout aussi nécessaire de promouvoir, comme le calcul écrit et la mesure du temps, afin de les intégrer dans la culture populaire.

Le défaut de culture de l'écrit n'est pas sans incidence sur l'action et le devenir des peuples. L'inventaire exhaustif des raisons du retard scientifique et technologique de l'Afrique subsaharienne contemporaine ne saurait faire l'économie d'une réflexion sur cette dimension culturelle spécifique.

Le défaut de culture écrite a été doublement déterminant dans le regard porté sur l'Afrique par le reste du monde (particulièrement l'Europe), par tous ceux qui croient qu'il n'y a pas d'histoire sans écriture, ni de civilisation sans histoire écrite. L'Afrique n'entre officiellement dans l'Histoire qu'au XIXe siècle, avec la colonisation, comme si cette date marquait l'apparition par génération spontanée de tout un continent et des êtres qui le peuplent (l'Afrique subsaharienne s'entend). Son histoire propre est niée, gommée ; il ne peut y en avoir faute de preuves écrites et lisibles. L'absence d'écriture a empêché la capitalisation de faits, de connaissances et de richesses culturelles enfouis au sein des siècles et des millénaires, et toute cette sagesse contenue dans l'oralité, "le verbe, la parole, le symbole, le rythme". Cela explique un long piétinement des techniques et des savoir-faire ancestraux ayant subi les faiblesses et les limites de la mémoire humaine. On fait dater le début de l'histoire de la Chine de 1250 avant J.-C. environ, tout simplement parce qu'on a retrouvé les noms des rois Shang gravés sur des carapaces de tortues datant de cette époque – histoire rimant ainsi avec écriture selon les critères occidentaux.

Les progrès de la langue chinoise au début de ce XXIe siècle et son extension sur le monde vont de pair avec l'expansion économique de la Chine. De plus en plus d'écoles secondaires, en France et ailleurs en Europe, ont incorporé l'enseignement du chinois comme discipline d'excellence parce que langue écrite. Rien de tel pour l'Afrique où, à l'inverse, les langues ont tendance à décliner faute d'écriture.

Sur les six mille langues que compte le monde selon l’UNESCO, l’Afrique à elle seule en recense le tiers. Mais 80% de ces langues sont orales. Elles ne peuvent avoir de ce fait aucun rayonnement international. Pire, menacées de disparition du fait de la globalisation ainsi que de la prédominance croissante des "grandes langues" : anglais, chinois, espagnol, français, allemand... leur disparition signifie celle de toute une vision du monde qui n'enrichira plus ni l'Afrique, ni le patrimoine mondial.

Les peuples africains ont à se battre aujourd'hui pour faire reconnaître leur existence ; mieux, leur droit à l'existence, c'est-à-dire leur passé, leurs cultures et leurs civilisations, et convaincre qu'ils ont des valeurs aussi irréfutables et respectables que tous les autres peuples du monde. Bref, qu'ils appartiennent à la même espèce humaine à égalité de dignité.

En réalité, s'il y a nécessité de livrer une telle bataille, celle-ci doit consister à fouiller les "entrailles de l'Afrique" afin de mieux y lire son identité, non pour s'y enfermer ou s'y ensevelir, mais pour la révéler et donner plus de raisons d'espérer de l'Afrique. Les peuples d'Afrique noire ont-ils une histoire ? En Europe, au XIXe siècle, il a déjà été répondu "non" à cette question par beaucoup d'érudits, parce que l'Afrique noire n'a pas d'histoire écrite. L'écrit fait-il l'histoire ? Sans aucun doute l'écriture facilite sa lecture (bien que tout écrit ne soit pas dispensé de l'analyse critique rigoureuse propre à la méthode historique), mais elle ne peut conditionner l'existence, la réalité de l'histoire d'un peuple, ni sa civilisation, s'agissant de l'histoire structurelle, celle qui s'étend sur la très longue durée et met en lumière, selon une méthode précise, des facteurs permanents structurants de la vie d'un peuple, d'une nation.

L'histoire européenne a, elle aussi, commencé par l'oralité, sur laquelle elle s'est d'abord bâtie. L'Iliade et l’Odyssée sont restés à l'état de tradition orale pendant plusieurs siècles" avant d'être consignées et fixées par l'écrit, sans lequel elles ne seraient sans doute pas connues aujourd'hui des Européens. Cela signifierait-il que cette tradition n'a pas existé ? La Bible elle-même, d'ailleurs, a commencé par être racontée, tout comme le Coran ou la Torah.

À l'heure de la confrontation de l'Europe et de l'Afrique, lors de la conquête coloniale du XIXe siècle et avant même la conquête proprement dite, des explorateurs, abordant et sillonnant l'Afrique, prirent des notes, firent des relevés, décrivirent la faune et la flore, les êtres humains et leurs coutumes, prirent des mesures, firent des calculs, dressèrent des cartes... grâce à l'écriture. » [Tidiane Diakité, 50 ans après, l’Afrique, Arléa].

Chiffres, écriture et progrès technique

« Plus généralement, l'aventure intellectuelle sans précédent que fut le passage des pictogrammes aux cunéiformes sumériens et babyloniens, puis des idéogrammes aux hiéroglyphes égyptiens, enfin aux alphabets phénicien et grec, avec leurs supports successifs :des os de bœufs aux carapaces de tortues, des lattes de bambou aux rouleaux de soie en Chine, puis au papyrus, au parchemin, et enfin au papier, d'abord chinois, puis oriental et méditerranéen, jusqu'à l'imprimerie, en Europe, au XVe siècle, l'aventure de l'écriture et du papier, étalée sur le temps long, fut fondatrice de l'esprit et de la science modernes. L'écriture, c'est plus de six mille ans d'aventure, de cheminement de l'esprit humain, de recherche et de perfectionnement continu, vécue par le monde, mais sans l'Afrique subsaharienne. L'Afrique est également absente de l'aventure du papier, sans doute la plus exaltante pour l'esprit et les activités humaines. L'Afrique noire fut contournée par la route du papier qui, partie de Chine au IIIe siècle de notre ère, traversa l'Extrême-Orient et l'Asie, longea la Méditerranée et se prolongea par l'Europe jusqu'aux bords de la Baltique. » [Idem]

 

Papier, écriture, chiffres. Rayonnement et puissance

« Certes, l’Afrique contemporaine n’est pas celle du XVIe siècle. Certes, il existe aujourd’hui en Afrique des écoles où l’on apprend à lire et à écrire. Mais, outre la trop grande proportion de population analphabète, et même parmi ceux qui savent lire et écrire, l’écrit n’a pas véritablement pénétré les cultures, sinon par effraction et de façon marginale, parce que, tout simplement, on a le plus souvent appris à lire et à écrire non pas dans sa langue de naissance et de culture originelle, mais en français, en anglais, en portugais, en espagnol...

 

Il est une autre aventure, aussi capitale, que l'Afrique noire a manquée : celle des chiffres, des nombres et, par extension, leur manipulation : opérations et calculs complexes. Une autre évolution multimillénaire qui vit l'esprit humain cheminer, en quête de clarté, de classification et de précision, de la manipulation de petits cailloux à celle des osselets, puis aux coquillages et aux bâtonnets, aussi les traits gravés, les encoches au creux des arbres, ou en comptant sur les doigts... jusqu'aux chiffres hindous, romains, arabes, au zéro... et à la machine à calculer, aujourd'hui, à l'ordinateur ! Ce long cheminement par étapes conduit l'esprit de "l'expression gestuelle et orale du nombre" à la numération symbolique et abstraite des nombres, jusqu'aux opérations les plus complexes.

Quiconque [...] réfléchit à l'histoire des notations numériques ne peut qu’être frappé par son ingéniosité, car le concept et la valeur de position attachée à chacun des chiffres dans la représentation des nombres offrent à notre système actuel un avantage immense sur la majorité des différents systèmes utilisés par les peuples au cours des ans... (Georges Ifrah, Histoire universelle des chiffres, Seghers).

Tout cela offre un avantage considérable dans bien d'autres domaines sur les peuples tenus à l'écart de cette fantastique aventure intellectuelle, fondatrice de l'esprit scientifique. » [Tidiane Diakité, 50 ans après, l’Afrique, Arléa].

 

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