L’HOMME ET L’ANIMAL
Ou
QUI EST « HOMME » - QUI EST « ANIMAL » ?
Où faut-il placer l’intelligence ? L’humain, seul, est-il intelligent ? Ne sommes-nous pas aussi scientifiquement des mammifères ?
Et qui est le plus cruel ? Ou le moins « humain » ? L’animal tue pour manger, l’homme tue pour le plaisir de tuer, pour voler le territoire de son voisin, pour acquérir plus de pouvoir, s’enrichir… (Les guerres actuelles, les trafiquants de toutes sortes, la violence dans les villes…)
*
Un article intéressant paru dans la revue Psychologies en octobre 2016, expose le point de vue du scientifique Frans Waal sur l’intelligence homme/animal sous le titre La hiérarchie des êtres vivants est une illusion.
« La hiérarchie des êtres vivants est une illusion
Qu'est-ce qui nous distingue des autres animaux ? Bien moins que nous le pensons, affirme Frans de Waal. Dans son nouvel ouvrage, le primatologue nous invite à rabattre un peu notre orgueil humain afin d’ouvrir les yeux sur notre réalité animale et sur la nature.
La conscience de soi, la coopération, le sens de la morale... Voilà, pense-t-on souvent, ce qui nous rend humains. Sauf que, à renfort d'études, l’éthologie, Ia biologie et les neurosciences bousculent chaque jour un peu plus ces certitudes. Frans de Waal fait partie de ceux qui mettent régulièrement en évidence les capacités exceptionnelles des grands primates (sa spécialité), mais pas seulement : corbeaux, campagnols, poissons, tous les animaux trouvent en ce biologiste un observateur si attentif qu'il ne lui viendrait pas à l'idée de dire que les « bêtes » sont stupides. Dans la tradition de Charles Darwin, qui, il y a quelque cent cinquante ans, affirmait, qu'entre l'esprit de l'homme et celui des animaux il n'y a qu'une différence de degré et non d'espèce, Frans de Waal nous intime de cesser de nous croire supérieurs, afin de nous regarder comme nous sommes : une espèce animale reliée à toutes les autres.
*
Psychologies : Dans votre livre, vous recensez toutes les études sur l'intelligence des animaux. D'abord, qu'est-ce que l’intelligence ?
Frans de Waal : Deux termes sont utilisés, intelligence et cognition. La cognition est le fait de traiter des informations à son avantage. Par exemple, une chauve-souris bénéficie d'un puissant système d'écholocation, et en utilise les informations recueillies pour se repérer et pour chasser. La cognition, très liée à la perception, est présente chez tous les animaux. L’intelligence désigne la capacité à trouver des solutions, notamment face à de nouveaux problèmes. On Ia constate chez les animaux à gros cerveau, mais aussi chez tous les mammifères, tous les oiseaux, chez des mollusques...
Vous énumérez quantité d'études qui démontrent l’intelligence des animaux. Pourquoi cette dernière reste-t-elle malgré tout si peu connue et reconnue ?
F.W. : C'est que deux grandes écoles ont dominé les études sur les animaux durant le siècle dernier. L'une, populaire en Europe, s'efforçant de tout ramener à l'instinct ; l’autre, dite béhavioriste, aux États-Unis, selon laquelle les animaux seraient des êtres passifs, leurs comportements n'étant que des réponses à des incitations extérieures. Ces approches très simplistes trouvent encore des adeptes aujourd'hui, en particulier en France. Cependant, durant cette même période, des pionniers sont apparus : Kôhler, Yerkes, Tolman... Une étude fameuse de Wolfgang Kôhler, menée il y a cent ans avec des chimpanzés, consistait à accrocher une banane en hauteur. Dans la pièce, des caisses étaient éparpillées. Le chimpanzé a eu l'idée de les empiler jusqu'à arriver à la hauteur du fruit. Cela veut dire quoi ? Qu'il imagine, qu'il visualise dans sa tête une solution à un problème nouveau. Bref : il pense. Inadmissible ! Cela choquait les scientifiques très cartésiens pour qui les animaux ne pouvaient pas être des êtres rationnels. C'est seulement dans les vingt-cinq dernières années que les choses ont changé et que nombre de scientifiques, moi compris, ont commencé à se demander, non plus « Les animaux sont-ils intelligents ? », mais « De quel type d'intelligence usent-ils et comment ? ».
Il s’agit de s'intéresser vraiment aux animaux plutôt que de nous comparer à eux, c'est cela ?
F.W. : Vous mettez le doigt sur un autre problème majeur, Ia tendance à mesurer l'intelligence des animaux selon nos standards humains. Par exemple, quand on se demande s'ils peuvent parler, en concluant que s'ils le peuvent ils sont intelligents, sinon, c’est la preuve que nous sommes uniques et supérieurs. C'est incohérent ! On se focalise sur les activités pour lesquelles nous sommes doués en essayant de voir ce que les animaux peuvent en faire.
L’autre voie que vous suivez s’appelle la cognition évolutive, n'est-ce pas ?
F.W. : Oui, il s’agit de regarder la cognition de chaque espèce comme étant le produit de l’évolution liée à son environnement. Un dauphin, qui vit sous l’eau, n'a pas besoin de la même intelligence qu'un singe, qui vit dans les arbres ; et les chauves-souris sont très douées en géolocalisation car cela leur permet de se repérer, d’éviter les obstacles et de capturer leurs proies ; les abeilles sont expertes dans la localisation des fleurs, etc. Chaque espèce a sa spécialité, donc se demander si le dauphin est plus intelligent que le singe ou l'abeille n'a aucun intérêt. Une conséquence peut en être que nous soyons moins doués que des animaux dans certains domaines, comme dans la mémoire à court terme, où des chimpanzés nous battent largement. Et alors ? Pourquoi devrions-nous être les meilleurs en tout ? La volonté de protéger l'ego humain entrave les progrès de la science objective. Nous avons été habitués à penser qu’il y a une échelle des êtres vivants, allant du plus haut (nous, bien sûr) au plus bas (insectes, mollusques ou que sais-je ?). Mais dans Ia nature il n'y a pas d’échelle ! Elle est composée de quantité de branches allant dans diverses directions. La hiérarchie des êtres vivants est une illusion.
Mais alors, quel est le propre de l'homme ?
F.W. : Ça, c'est une question très française ! Et qui, parcourant les siècles de philosophie, est pour beaucoup dans notre approche anthropocentrée de la nature. Pour vous répondre, j'aime l'image de l’iceberg : sa partie immergée, la plus importante, correspond à ce qui réunit toutes les espèces animales, nous compris. La minuscule partie émergée correspond à la spécificité humaine. Les sciences humaines sont dingues de ce tout petit bout-là ! Mais pour moi, scientifique, l'iceberg est intéressant dans son ensemble.
Cette quête du « propre de l'homme » n'est-elle pas liée au fait que nous devons justifier notre exploitation des animaux ?
F.W. : C'est très possible. Auparavant, quand nous étions chasseurs, un certain respect des animaux devait l'emporter parce qu'on mesurait combien il était difficile de les trouver et de les attraper. Mais être fermier c'est différent : on garde les animaux enfermés, on les nourrit, on les vend... Il y a fort à penser que de là découle notre attitude très dominatrice et très simpliste à leur égard.
Partant de votre ouvrage, donnons un premier exemple de la non-spécificité humaine : l'usage d’outils...
F.W. : Non seulement nombre d'espèces en usent, mais beaucoup en fabriquent, alors que cela a longtemps été considéré comme proprement humain. Un exemple : on présente un tube transparent à des grands singes, mais, étant vertical et immobile, ils ne peuvent pas attraper la cacahouète qui se trouve à l'intérieur. Au bout d'un moment, certains décident d'aller prendre de l’eau à une fontaine proche et de Ia cracher dans le tube afin de faire remonter la noix. C'est une idée très ingénieuse à laquelle ils n'étaient pas entraînés : ils doivent imaginer l'eau comme un outil, persévérer (faire plusieurs allers-retours jusqu'à la fontaine si nécessaire). Face au même problème, seuls 10% des enfants de 4 ans et 50%des enfants de de 8 ans ont cette idée.
Ce type d'épreuve exige également un certain contrôle de soi…
F.W. : En effet, on a souvent tendance à penser que les animaux ne sont qu'instinct et émotion, tandis que les humains savent se contrôler et réfléchir. Sauf qu'il est impossible pour quiconque, animal compris, d'avoir des émotions et de ne pas avoir de contrôle sur elles ! Imaginez un chat qui voit un oiseau dans le jardin : s'il suit immédiatement son instinct, il va foncer droit sur lui, et l'oiseau va s'envoler. Il a donc besoin de réprimer un peu son émotion pour approcher lentement de sa proie, il est même capable de rester caché derrière un buisson pendant des heures, à envisager le moment opportun. Autre exemple : la hiérarchie, très présente chez nombre d'espèces comme les primates par exemple, repose justement sur la répression des instincts et des émotions. Connaissez-vous le test du chamallow ? On place un enfant seul dans une salle, assis à une table, avec devant lui un chamallow, et on lui dit que s'il ne le mange pas il en aura un deuxième en partant. Certains enfants sont très doués pour se maîtriser, d'autres absolument pas. On a également fait ce test avec des grands singes et des perroquets. Ils sont capables de se contrôler aussi bien – et d'autres aussi mal ! – que les enfants. Or, cela perturbe nombre de philosophes, car cela signifie que les hommes ne sont pas seuls possesseurs de la volonté.
De même que nous n'avons pas, le monopole de l’empathie ni du sens de la justice...
F.W. : C'est vrai. J'ai mené de nombreuses études sur l'empathie chez les primates : ils consolent, ils aident... Quant au sens de la justice, il a été démontré, entre autres dans cette étude où l'on soumet deux chimpanzés voisins à un même exercice et, quand ils le réussissent, l'un obtient un raisin, l'autre un bout de concombre (c’est bon, certes, mais pas aussi savoureux !). Ce second chimpanzé constate l'injustice et se révolte, jette le concombre. Et parfois, le premier chimpanzé refuse le raisin jusqu'à ce que son voisin s'en voie offrir un, lui aussi. L’idée que le sens de la justice serait le résultat d'une formulation langagière rationnelle est donc probablement fausse. C’est sans doute une action reliée à la coopération : si tu n’obtiens pas autant que moi, tu ne voudras plus coopérer avec moi, donc cela me nuira.
Et le langage ?
F.W. : De toutes nos capacités, c’est sûrement Ia plus spécifique. Le langage humain est hautement symbolique et appris, alors que chez les animaux il consiste en signaux innés. Cependant, l'importance du langage est largement surestimée. On a pu croire qu'il était indispensable à la pensée, à la mémoire, à Ia programmation... Nous savons désormais que c'est faux. Les animaux peuvent prévoir, ils se souviennent... Le psychologue Jean Piaget, déjà, dans les années 1960, affirmait que Ia cognition et le langage sont deux choses séparées. Cela est aujourd'hui prouvé, via les animaux.
L’intelligence des animaux peut-elle servir à des actes gratuits, c'est-à-dire ne pas répondre à un besoin vital ? Je pense à la création artistique, par exemple.
F.W. : Dans la nature, ils ont bien trop besoin de se consacrer à leur survie pour développer ce type d'activités. Comme cela a été le cas pour les humains pendant des millénaires. Mais dès lors que vous avez du temps, du confort et l'intelligence, alors vous pouvez user de cette dernière autrement. En jouant, par exemple, comme le font nombre d'animaux, même adultes. Puis, pour parler art, des études démontrent le sens du rythme des animaux dont les perroquets ; et des singes se sont avérés très doués en peinture. Je pense notamment au chimpanzé Congo, dont Picasso a acheté une œuvre dans les années 1950.
Faut-il donc cesser de penser en termes de différences entre humains et animaux ?
F.W. : Il s'agit surtout de développer une conception plus juste de notre propre espèce. Plutôt que de la voir comme le produit de la culture et de l'éducation, je la considère suivant une perspective ascendante : nous sommes des animaux avant tout très intuitifs et émotionnels. Rationnels ? Nous le sommes parfois, mais décrire notre espèce comme rationnelle serait une erreur de jugement. Il suffit de regarder notre monde pour voir combien l’émotion y joue un rôle écrasant. Alors ne surestimons pas notre rationalité ni notre « exceptionnalité ». Nous sommes totalement connectés au reste de la nature. [Psychologies, octobre 2016, n°366) Propos recueillis par Anne Laure Gannac, Illustration : Ludwick Hernandez. »
>À lire
Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l'intelligence des animaux ? de Frans de Waal.
Un chimpanzé qui fabrique un escabeau, un geai qui trompe ses comparses en camouflant ses proies. Des orques qui coopèrent pour chasser, une pieuvre qui sort toute seule d'un bocal fermé... En révélant nombre d'études et d’observations sur le terrain, l’auteur livre ici une somme pour qui osera mettre à l’épreuve ses préjugés sur l'intelligence animale... et humaine. (Les Liens qui libèrent, 32O p.).
Frans de Waal (1948-2024)
*Brève biographie de Frans de Waal
Frans de Waal (de son nom complet : Franciscus Bernardus Maria de Waal) est un éminent scientifique, primatologue et éthologue néerlandais.
Il est né le 29 octobre 1948 à Bois-le-Duc aux Pays-Bas et mort le 14 mars 2024 à Atlanta (Géorgie, États-Unis).
Il étudie à l'université Radboud de Nimègue et à l'université de Groningue. Il obtient un doctorat en biologie à l'université d'Utrecht en 1977, après s'être formé en zoologie et en éthologie avec le professeur Jan van Hoof (expert des expressions faciales émotionnelles chez les primates). Sa thèse porte sur le comportement agressif et la formation d'alliances chez les macaques.
De Waal a été inspiré par l'éthologue néerlandais Nikolaas Tinbergen.
Il fut professeur en éthologie des primates au département de psychologie de l'université Emory à Atlanta et directeur du Centre des chaînons vivants au Centre national Yerkes de recherche sur les primates (Atlanta).
Élu à la National Academy of Sciences (États-Unis) et à l'Académie royale néerlandaise des arts et des sciences, de Waal a contribué à faire avancer la connaissance sur les comportements des primates. Il a permis de faire mieux connaître les capacités d'empathie et de coopération dont ils sont capables. Et surtout, il a mis en évidence le phénomène de réconciliation chez de nombreuses espèces de primates après un conflit, aptitude qu'on considérait auparavant réservée à l'espèce humaine.
Au final, il s'interroge sur ce qui fait la différence entre les humains et les bonobos ou les chimpanzés, dont nous partageons 98,5% des gènes. Il dit ceci :
« Nous commençons par postuler des frontières nettes, telles qu'entre les humains et les grands singes, ou entre les grands singes et les singes, mais avons en fait affaire à des châteaux de sable qui perdent beaucoup de leur structure lorsque la mer de la connaissance les recouvre. Ils se transforment en collines, nivelés de plus en plus, juqu'à ce que nous revenions là où la théorie de l'évolution nous mène toujours : une plage en pente douce.»
De Waal démontre, par ses travaux, que le sentiment d'injustice existe aussi chez les grands singes, de même que l'entraide. Il considère l'empathie et la sympathie comme des caractéristiques universelles des mammifères. (Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Frans_de_Waal)
En 2012, il partage le prix Ig-Nobel d'anatomie avec Jennifer Pokorny pour leur étude montrant que les chimpanzés peuvent identifier leurs congénères en voyant l'image de leur postérieur.
[Prix Ig-Nobel : prix parodique du prix Nobel récompensant les recherchees scientifiques qui font rire les gens, puis qui les font réfléchir].
Frans de Waal a publié de nombreux livres de vulgarisation, voici quelques titres :
- La Politique du chimpanzé.
- De la réconciliation chez les primates.
- L'âge de l'empathie : Leçons de nature pour une société plus apaisée.
- Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l'intelligence des animaux?
commenter cet article …