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22 novembre 2020 7 22 /11 /novembre /2020 08:20

ÉRASME : CITOYEN DU MONDE AU SERVICE DE L’HUMANITÉ, DE LA CULTURE, DE LA PAIX (1)

Didier Érasme (1469 -1536)

Qui est Érasme ?

 

Érasme (Desiderius Erasmus Roterodamus) est un humaniste hollandais d’expression latine. Il est né à Rotterdam vers 1469 et mort à Bâle en 1536.
De « naissance obscure » disait-on à l’époque, Érasme connaît une enfance et une jeunesse sombre. Pour ses contemporains il n’a ni patrie, ni famille réelles. Il est sans origines en quelque sorte.
Ce nom qu’on lui connaît, Érasmus Roterodamus, il ne le tient ni d’un père, ni d’un ancêtre. C’est un nom d’emprunt qu’il s’est donné lui-même.

La date précise de sa naissance et les circonstances qui accompagnent celle-ci, sont entourées d’un profond mystère.
Est-on sûr qu’il est né en 1469 ? Des sources avancent 1466, d’autres 1467... Érasme lui-même est tenu pour responsable, en partie, de ce mystère. Plutôt effacé, taciturne, il se confiait encore moins, ce qui multipliait sans doute les rumeurs et épaississait le mystère concernant ses origines.

Erasmus serait né d’un prêtre et de la fille d’un médecin.
Ce qui semble acquis, est que cet enfant illégitime perd ses parents biologiques très tôt. Confié à des tuteurs, Érasme n’a que 17 ans quand ceux-ci se débarrassent de lui.
D’abord scolarisé dans une école tenue par les Frères de la vie commune, il entre, à 20 ans, au couvent des chanoines augustins de Steyn.

 

 

Un homme qui se donne un nom, une mission et un destin

Qu’importe ! S’il n’est guère bavard, Érasme sait ce qu’il veut. Il se destine en fait à une « mission » planétaire, au service de l’Humanité entière.
Mais, comment remplir une telle mission avec la tête et le cœur vides ?
Érasme, après ses premières études à l’école des Frères de la vie commune à Deventer, l’un des premiers foyers de l’Humanisme, aux Pays-Bas, entre au couvent des Augustins où il prononce ses premiers vœux.

Cependant, la vie monastique ne l’attire guère. Il consacrera désormais son temps à l’étude approfondie des Anciens et des Écritures.

Une bourse lui permet de poursuivre ses études à Paris, au collège Montaigu, puis précepteur au service d'un riche anglais, il part pour l’Angleterre où il rencontre des personnages influents de l’époque, en particulier Thomas More, dont il deviendra l’ami.
Commence alors pour Érasme des voyages, des rencontres, débats et confrontations d’idées partout en Europe. Sa vie devient une vie d’errance, consacrée à l’étude, à la réflexion sur tous les sujets : religieux, profanes, sur la morale, la paix…

« Je souhaite être un citoyen du Monde, appartenir à tous, ou plutôt, rester un étranger pour tous » écrit-il.

Il poursuivra jusqu’à sa mort, une vie errante à travers l’Europe, sans se fixer définitivement nulle part.
Tous cherchent à se l’attacher, aussi bien l’Angleterre, l’Allemagne, la France, les Pays-Bas…, en vain.

À l’apogée de sa vie, son souhait est amplement exaucé ; il devient véritablement un humaniste érudit, au service du monde.
Mais, Érasme est, au fond, un grand solitaire, néanmoins jouant le rôle de conseiller et partenaire de tous.

Quand éclate, au sein de l’Église, la grave crise qui devait aboutir à la scission et à la naissance du protestantisme, il saura faire preuve d’une neutralité aussi étonnante que respectueuse des deux camps : catholique et protestant, alors que toute l’Europe chrétienne attend de lui sa position face à ces évènements.

À la question d’un responsable de l’Église catholique : « De quel parti êtes-vous ? », il répond : « Mon parti, c’est l’Homme. »

 

 

Neutralité bienveillante, respect de tous comme voie vers la paix des consciences ?

La demande faite au pape de le dispenser de porter de la soutane, au terme de ses études théologiques, était-elle un indice de cette « philosophie de vie » ?
En tout cas, cela semble parfaitement convenir à la manière de vivre qu’il avait souhaitée et qui lui avait tant réussi.

En effet, à l’apogée de sa vie, Érasme est considéré, en Europe, comme le « Prince des Humanistes ».

 

 

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24 mai 2020 7 24 /05 /mai /2020 08:51

PETITE VISITE DOMINICALE AUX SAGES DE LA ROME ANTIQUE DONT LA PENSÉE LUMINEUSE ÉCLAIRE TOUJOURS NOTRE CHEMIN (3)

MARC AURÈLE, EMPEREUR PHILOSOPHE STOÏCIEN ATYPIQUE

« Tout est beau pour qui sait voir » (Marc Aurèle)

Rarement un empereur romain aura été aussi diversement jugé, apprécié par ses contemporains comme par la postérité. Et si cette diversité de jugements, d’avis provenait tout simplement de l’originalité et de la spécificité du personnage et de son œuvre ? Et tout d’abord de cette double vision incarnée dans le titre que porta cet empereur toute sa vie :

« Empereur-philosophe ».

Cependant, aucun autre titre ne saurait mieux désigner cet empereur, ce qu’il fut et ce qu’il fit. Car empereur, il le fut au sens plein du terme, à l’appréciation de la majorité de ses contemporains, et philosophe, il le fut incontestablement par sa pensée, sa manière d’être, ses écrits...
Seul dans son genre, certes, original mais surtout fécond et d’une profondeur de pensée rare, au service de l’Humanité entière.
Jugé faible, indécis par quelques contemporains, mais d’une vaillance sans faille par les autres, l’histoire de la Rome du 2e siècle après J.C. n’est sans doute pas étrangère à cette double vision du personnage.
Le jugement de la postérité apparait plus unanime que celui des contemporains du IIe siècle.

Marc Aurèle (121-180 ap. J.C.)

Un empereur pétri de culture antique grecque

Premier empereur philosophe connu de l’histoire romaine, Marc Aurèle, issu de la dynastie des Antonins, est né en 121 après J.C. et mort en 180 après J.C).
Orphelin de père tôt, il doit l’essentiel de son éducation à sa mère et aux précepteurs dont celle ci entoura son enfant.
 La mère, décrite comme « 
noble, riche et pieuse » mais surtout comme « d’une rare finesse de traits qui joignait aux avantages du corps, la grâce plus parfaite d’une âme cultivée ».
La mère eut à cœur de donner à son fils une solide culture grecque et romaine, la meilleure formation d’un futur empereur romain.
Afin d’éviter à son enfant chétif, frêle, physiquement faible, la rudesse au contact des autres enfants plus forts t plus musclés et physiquement plus endurcis, elle obtint pour lui une dispense de la fréquentation de l’école publique, se chargea elle-même de sa formation en langue grecque, et sut l’entourer entourer des meilleurs précepteurs de  l’époque..

« En te levant chaque matin, rappelle-toi combien précieux est le privilège de vivre : de respirer et d’être heureux » (Marc Aurèle)

Par les soins de ces précepteurs, l’éducation et la formation du jeune futur empereur romain n’eurent rien à envier à celles d’un jeune athénien de bonne famille du IIe siècle après J.C.
Ainsi Marc Aurèle, dès le plus jeune âge, put bénéficier d’une culture des plus complètes, nourrie aux meilleures sources.
 À «  
L’éducation littéraire qui s’obtenait surtout par la lecture et le commentaire des poètes épiques, lyriques et tragiques, et des grands prosateurs, Marc Aurèle adjoignit cette formation esthétique, que donnaient la musique, l’art du chant et celui de la danse. »
Mais ce bagage culturel déjà conséquent, ne put détourner le jeune Marc Aurèle de ce qu’il est convenu de considérer comme une passion et une véritable « vocation » : la philosophie stoïcienne, qui exerça une forte attirance sur lui dès son plus jeune âge.

« L’émeraude ne perd pas sa valeur faute de louanges »  (Marc Aurèle)

Pétri de culture grecque, philosophe stoïcien, Marc Aurèle ne pouvait cependant échapper à son destin, celui  d’empereur par son ascendance.
Il le savait, il s’y était préparé culturellement, psychologiquement. Sa vocation de philosophe stoïcien ne fut sans doute pas sans incidence sur l’exercice de son métier d’empereur.
Empereur à 39 ans, à un moment critique du destin de l’Empire, cerné de toutes parts par ses ennemis les plus irréductibles, le jeune empereur fait crânement face.
L’empereur-philosophe se révéla un habile chef de guerre, et jamais ne fut pris au dépourvu par les ennemis de l’Empire, lesquels virent leurs assauts voués à l’échec. C’est un « miracle » car ayant toujours préféré la philosophie stoïcienne à la formation militaire, il se fit soudainement « chef militaire » et participa à toutes les batailles en fin stratège.

Un empereur atypique et exemplaire


« Notre vie est ce qu’en font nos pensées. » (Marc Aurèle)

Marc Aurèle ne fut pas qu’un empereur militairement à la hauteur de sa charge ; Il fut aussi un administrateur efficace.
Il est crédité d’une réorganisation de l’administration de l’empire romain, qu’il rendit plus juste, plus humaine, avec un souci remarqué pour le sort des plus faibles et un souci permanent de l’équité.
Seuls les Chrétiens furent tenus à l’écart de cette mansuétude de l’empereur.

(Ce n’est pas que Marc Aurèle n’aimait pas les Chrétiens, mais parce qu’à son époque, la religion chrétienne était interdite dans l’empire pour éviter qu’elle face concurrence au culte impérial auquel tous les Romains devaient adhérer obligatoirement. Il en fut ainsi jusqu’au règne de l’empereur Constantin qui, par l’édit de Milan en 313, mit un terme à la persécution des Chrétiens. Il finit par se convertir lui-même au christianisme.)

« La nature est dans chacun de nous.
La nature rend chacun de nous capable de supporter ce qui lui arrive »
(Marc Aurèle)

 Sans doute inspiré par son bagage culturel grec, Marc Aurèle montra, sa vie durant, un attachement non feint et un goût jamais démenti pour la Nature ainsi que tous les éléments qui la composent, au point de ne pas toujours  dissocier nature et homme, dans ses écrits comme dans sa pensée les deux sont indissociables.

Pour Marc Aurèle, en effet, comme pour nombres de philosophes grecs antiques, la vie de l’homme et la nature  sont inextricablement liés ; convaincu qu’il était que sans le bien-être de la plante, de l’animal, de la petite fourmi au plus massif des fauves … le bien-être de l’homme n’est que vain mot. Ainsi « le petit ruisseau qui serpente péniblement dans l’immensité de la forêt attire son attention et occupe son esprit. »

Des sages de l’Antiquité gréco-romaine aux Humanistes européens des XV et XVIe siècles, le goût et le respect de la Nature en héritage ?

Pensées pour moi-même ou les Pensées
Livre-monument, livre-énigme

Enfin, dernier acte de l’empereur Marc Aurèle, la rédaction d’un ouvrage atypique à bien des égards, car chargé de questions et d’énigmes non élucidées.
La seule certitude est que ce livre fut rédigé à la fin de sa vie, et qu’il recense les expériences personnelles de même que l’univers de valeurs de l’auteur : valeurs morales et civiques.

Un lire écrit en grec, par un empereur romain.

Livre-piège ?

En effet sa lecture et son contenu ont induit en erreur bien des historiens anciens et modernes qui ont crû voir dans cet ouvrage un simple recensement des souvenirs de son auteur.

Or, ce livre, bien qu’il porte en titre l’expression « moi-même », est en réalité une invitation de tous ses lecteurs à une sorte de « pèlerinage » en eux-mêmes, et en cela ce livre a un caractère et une destination universelle, c’est-à-dire conçu à l’intention de tous les Humains de tous les temps, de tous les lieux.

« Les Pensées sont donc un précieux document sur la vie philosophique de Marc Aurèle. Selon les recommandations des stoïciens, il s’efforce tout d’abord de se remémorer le but fondamental de la vie, l’accord avec la nature, c’est-à-dire avec la raison, sous ces trois modes : la raison intérieure au cosmos, la raison intérieure à la nature humaine, la raison intérieure à l’individu humain…

Marc Aurèle définit à plusieurs reprises ces trois aspects de la vie philosophique : critiquer nos propres représentations pour ne juger que conformément à la raison qui est en nous, agir avec justice à l’égard des autres hommes conformément à la raison immanente au corps social, acceptée avec amour les évènements que nous impose le destin, en nous conformant à la raison immanente au cosmos.

Les Pensées sont, pour une grande part, des variations sur ces trois thèmes fondamentaux. Mais on y trouve aussi d’autres exercices spirituels : examen de conscience, la préparation intérieure aux difficultés de la vie, la méditation des dogmes fondamentaux du stoïcisme, l’application de ces principes aux cas particuliers qui peuvent se rencontrer dans la vie de tous les jours.

Ce qui a fait le succès de l’œuvre de Marc Aurèle à travers les âges, c’est tout d’abord, précisément, son universalité : il s’agit d’un effort sans cesse renouvelé pour se libérer des préjugés courants, du point de vue égoïste et individuel et pour se replacer dans la perspective du cosmos et de la raison universelle. » (Encyclopédie Universalis)

« Sois comme un promontoire contre lequel les flots viennent sans cesse se briser ; le promontoire demeure immobile, et dompte la fureur de l’onde qui bouillonne autour de lui. »  (Marc Aurèle)

 

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10 mai 2020 7 10 /05 /mai /2020 07:14

Louis XIV (1638-1715)

LOUIS XIV ET SES CONTEMPORAINS DANS LE REGARD DES PEUPLES DE LA CÔTE AFRICAINE (3)

Le fatalisme, puissant facteur de dissolution de la volonté et d’aliénation de l’esprit

Le Roi-Soleil

Reste une énigme non encore élucidée :
Pourquoi un tel attachement du Roi-Soleil à l’Afrique noire et à ses peuples, durant tout un règne ?
Pourquoi une telle amitié avec des souverains africains pendant si longtemps ?

Quel était son objectif ou ses ambitions sur le continent africain ?
S’arroger le monopole du juteux commerce des esclaves en boutant hors d’Afrique ses principaux adversaires européens qu’étaient les Hollandais et les Anglais ?
Et comme le lui suggérait son fidèle ministre Jean-Baptiste Colbert, attaquer ces concurrents et ennemis là où ils puisent l’essentiel de leurs forces économiques et militaires ?
Et pour atteindre ces buts, entrer dans la bonne grâce des rois africains en les comblant de présents et d’amabilités ?

Les hypothèses ne manquent pas, autant pendant le règne de Louis XIV que de nos jours.

Alors, pourquoi l’Afrique, pourquoi tant de sollicitude pour des rois africains qu’il n’a jamais rencontrés (excepté l’accueil des enfants de certains d’entre eux à la Cour du Roi ; l’exemple le plus marquant étant le séjour d’Aniaba dont Louis XIV assura l’éducation puis la formation militaire, et duquel il fit son filleul en lui donnant son nom (Louis, Louis Aniaba), avant de le faire baptiser par Bossuet, en grande pompe, et le nommer à la tête du régiment de Picardie).
Toute cette « amitié » à l’égard des souverains africains était-elle motivée (comme certains ont pu le penser) par le besoin d’esclaves (main-d’œuvre  servile) pour la mise en valeur des colonies françaises d’Amérique ?

Car Louis XIV avait à cœur, inspiré en cela par Colbert, d’interdire le commerce d’esclaves africains, à ses principaux rivaux, en tout premier lieu, à son ennemi le plus constant et le plus dangereux : les Hollandais ?
Le roi fut en effet, persuadé par Colbert que les Hollandais puisaient l’essentiel de leurs forces militaires et de leurs richesses, du commerce de traite des Noirs d’Afrique.

Tâche difficile mais à laquelle s’attela le roi.
Il commença par interdire l’approvisionnement en esclaves des colonies françaises, au grand dam des planteurs  nationaux des Antilles qui profitaient depuis toujours du dynamisme des marchands hollandais pour se pourvoir en main-d’œuvre noire à bon marché, évitant ainsi les aléas de ce commerce, les périodes de pénurie, de même que les multiples dangers de la longue traversée de l’Afrique  aux Antilles. Les Hollandais étaient réputés maîtres dans ce trafic, à la fois sur le continent africain, et dans  l’art de la traversée des mers sans  trop d’encombres.

Dans ce dessein, afin de parvenir à ses fins, Louis XIV mit sur pied une « Police des Mers », chargée d’arraisonner tous les navires étrangers transportant des esclaves vers les Antilles. La cargaison d’esclaves était déclarée de « bonne prise ». Les esclaves « libérés » étaient pris en charge et acheminés vers leur foyer en Afrique, aux soins et avec la bénédiction du roi de France.

Mais surtout, après le triomphe de l’armée de Louis XIV contre ses adversaires, Portugais, Hollandais et Anglais,sur le continent, pour les Africains, naturellement, le roi de France méritait plus que quiconque le titre de « plus Grand Empereur de l’Univers ».

Les présents réguliers provenant du Roi-Soleil, et acheminés par des émissaires, envoyés spéciaux du roi de France vers leurs destinataires africains, ses homologues, achevaient de consolider l’image du Grand Roi sur le continent et de faciliter le commerce d’esclaves à son profit.

Pour les Africains, l’excellence des armes françaises ne souffrait aucun doute, de même que la qualité et le goût des marchandises françaises de traite dont raffolaient les rois et dignitaires africains de la Côte, en particulier l’eau-de-vie en provenance de France, jugée par eux la meilleure au monde, même si, par ailleurs, les Français étaient jugés piètres commerçants par leurs partenaires africains (en comparaison des Hollandais et des Anglais). Pendant toute la période, l’eau de vie française a bénéficié d’une réputation d’excellence  (entretenue par  l’État français), ce qui fit le bonheur des viticulteurs bordelais, entre autres.

Mais, justifier l’intérêt pour l’Afrique, que Louis XIV manifesta tout son règne durant, par la seule volonté de se procurer des esclaves, n’est-il pas réducteur et quelque peu prosaïque ?

Pour au moins deux raisons :
D’abord parce que ce ne fut pas Louis XIV qui ouvrit la France à ce commerce, même s’il l’érigea en service d’État à partir de 1671. C’est bien Louis XIII qui, après avoir résisté longtemps à la demande des marchands français finit par se résoudre à accepter l’entrée de la France dans le commerce triangulaire longtemps après les Anglais, Hollandais et surtout Portugais.

L’argument par lequel les marchands français « convertirent » Louis XIII était que ce commerce était l’unique moyen de soustraire ces malheureux esclaves à un sort encore plus cruel : celui d’être « massacrés par leurs rois » ou condamnés à un sort encore moins enviable.
Mais, qu’au contraire, en les « transplantant dans les colonies françaises », non seulement on leur permettait d’échapper à un sort funeste, mais qu’on assurait par ce moyen la richesse de la France (grâce à celle de ses colonies d’Amérique) et surtout, en baptisant ces malheureux dans la foi chrétienne, on assurait le salut de leur âme dans l’au-delà. Louis XIII fut convaincu. Il autorisa les marchands et marins français à participer, à leur tour, à la traite des esclaves africains (au commerce triangulaire).

Autre raison de l’attachement de Louis XIV au continent africain, selon des sources d’archives, et des témoignages, il aimait affirmer qu’il avait « toujours eu de l’estime et du respect pour les peuples d’Afrique » (voir Mémoires de Louis XIV).

Un autre aspect caractéristique du règne de Louis XIV : le refus de l’introduction d’esclaves en France. Tout esclave « foulant le sol de France, est déclaré immédiatement libre », car « la France est le pays des Francs », conformément à l’édit de Louis X le Hutin (roi de France de 1314 à 1356).
Louis XIV se conforma scrupuleusement à cette doctrine tout le long de son règne. Il fit aussi libérer plus d’une fois, les esclaves noirs au service de riches planteurs français des Antilles, de retour au pays pour les vacances ou pour affaires.

Note : Il est bon de préciser que les gains tirés de ce commerce d’esclaves n’allaient pas dans les caisses du roi mais dans celles des Compagnies et de leurs actionnaires, puis dans celles des marchands particuliers qui ont insisté auprès du roi pour que le commerce des esclaves soit ouvert à tous. Ils obtinrent gain de cause vers la fin du règne de Louis XIV. En revanche, l’État prélevait des taxes, et sur les gains de Compagnies, et sur les activités des marchands privés engagés individuellement dans ce trafic.

Roi d'Ardres (actuel Bénin)

« Comme l'a si bien montré Véronika Gorog-Karady, l'ensemble de ces croyances peut se ramener à trois thèmes principaux :

- le Blanc : divinité aquatique ;

- le Blanc : revenant (métamorphose des morts) ;

- le Blanc : source de richesse matérielles inépuisables.

 

A ces thèmes, on peut ajouter celui du diable.

Le premier thème (le Blanc, divinité aquatique) est celui qui lie la nature du Blanc aux forces surnaturelles. Cette nature prend ainsi des  aspects fort variés et, en général, pour les peuples côtiers, le Blanc est d'abord une divinité aquatique, qui, le plus souvent vient de l'eau de mer, à moins qu'elle ne sorte d'un fleuve. Ce "génie des eaux" peut être bienfaisant ou maléfique. Il est de tradition chez la plupart des peuples côtiers de rendre un culte aux divinités aquatiques. Ainsi, pour les peuples de Juda, la mer est la deuxième des principales divinités après le serpent, et tout ce qui vient de la mer est chargé de symboles divins. Le caractère étrange des navires à bord desquels arrivèrent les premiers Européens ajoute au mystère de leur être et explique la crainte, voire parfois la terreur, qu'ils inspirèrent aux autochtones. Aussi, pour la plupart d'entre eux, la première réaction a-t-elle été la fuite, car le Blanc, qu'il soit dieu, messager de dieu, porteur de bien-être ou diable dispensateur de maléfices, reste un être entouré de mystère parce que au-dessus de la norme, donc supérieur en bien ou en mal. »

« L'auteur anonyme du 18e siècle, déjà cité, présente en ces termes les rapports entre les Français et les Africains sur la côte du Bénin, dans un chapitre intitulé "Royaume du Bénin 1702" :
"Sans aimer les Européens, ils sont forcés de les regarder comme supérieurs à eux par leurs découvertes, leurs arts et leurs connaissances. Lire et écrire sont pour eux une merveille qu'ils ne peuvent imiter et que leurs dieux leur ont refusée."
 

La croyance des Africains de ce pays qui attribue aux Européens la richesse intellectuelle, celle du savoir, et aux autochtones la richesse matérielle trouve son fondement dans la légende suivante, rapportée par le même auteur et à travers laquelle il apparaît que, d'une certaine manière, le regard porté sur le Blanc se réfléchit sur le Noir lui-même.

" Ils disent à ce sujet que, lorsque le grand Être, dont ils ont une idée confuse, eut créé le monde, il fit des hommes noirs et des hommes blancs. Les premiers étaient ses créatures favorites, les objets de sa complaisance ; il les fit venir devant lui et leur dit : « Mes enfants chéris, je veux vous rendre heureux, mais il faut que vous le méritiez. Parmi les biens que je puis vous accorder, il y en a de deux espèces, choisissez entre les richesses et les connaissances : voilà de l'or d’un côté, voilà de l'autre le talent de lire et d'écrire. Les Nègres avides se jetèrent sur l'or qui frappait leurs yeux. les Blancs, plus curieux, considérèrent le livre et la plume. Dieu fut fâché que ses créatures favorites eussent fait un si mauvais choix. Il voulut les punir, et les condamna à être les esclaves des Blancs."

 

Et l'auteur ajouta : "D'après cette tradition, ils sont fermement persuadés qu'il n'y a que l'or dans leur pays, et qu'aucun Nègre ne saura jamais lire ni écrire. Ils ont cependant quelques exemples du contraire."

 

Une autre version de ce thème est rapportée par Labat, d'après des confidences d'Africains :

"Des trois enfants de Noé, l'un était blanc, l'autre basané, et le troisième noir ; leurs femmes étaient de la couleur de leurs maris. Noé étant mort, ses trois enfants s'assemblèrent pour faire le partage des biens qu'il avait laissés. Ces biens consistaient en or, argent, pierreries, ivoire, toiles, étoffes, pagnes, chevaux, chameaux, bœufs, moutons et autres bestiaux.  Il y avait aussi des armes, des meubles, des grains, du tabac, des pipes et autres choses semblables. On mit en ordre toutes ces choses, et l'on remit le partage au lendemain, parce qu'il était trop tard ce jour-là. Les trois frères soupèrent ensemble et de bonne amitié, burent et fumèrent, et se couchèrent ; mais ils ne dormirent pas tous également. Le blanc, qui était bien plus vigilant que les deux autres, se leva doucement et, prenant tout ce qu'il y avait de meilleur, comme l'or, l'argent, les pierreries, l'ivoire et les meules les plus précieux, les chargea sur les meilleurs chevaux et s'enfuit au pays où l'on voit encore aujourd'hui que les Blancs sont établis.

Le maure, s'étant éveillé quelque temps après le départ de son frère blanc, et ne le trouvant plus, ni les meilleurs effets de leur commune concession, se hâta de s'emparer des chameaux, des chevaux, des bœufs, des tapis et autres meules qu'il put charger sur ces animaux, et se retira dans le pays où il avait résolu de fixer sa demeure.

Le nègre, comme le plus paresseux, ne s'éveilla que le dernier, et fort tard, et il fut bien étonné de ne plus voir ses frères et de trouver la maison vide, à exception de quelques pagnes, de quelques pipes, du tabac, du miel et du coton que ses frères avaient méprisés. Il vit bien qu'il était dupé et qu'il lui serait impossible de se faire rendre raison par ses frères, quand même il saurait l'endroit où ils s'étaient retirés.

Dans ces pensées affligeantes, il se mit à fumer et à penser à ce qu'il lui convenait de faire dans la situation où il se trouvait. Il crut que le meilleur parti qu'il pouvait prendre était d'attendre avec patience que les occasions se présentassent d'user de représailles et de s'emparer de tout ce qui pouvait tomber sous ses mains, en échange des biens que ses frères lui avaient enlevés ; c'est ce qu'il pratiqua exactement tant qu'il vécut et que ses enfants et leurs descendants pratiquent encore aujourd'hui."

 

Et Labat d'ajouter :

"Cette histoire sert merveilleusement bien selon eux [les Noirs] à excuser l'inclination que tous les nègres ont au larcin, et même le justifier quand on les prend sur le fait. "

 

Cette croyance en la supériorité technique du Blanc ira se renforçant au fil du siècle, se doublant de la croyance en sa science. Ce dernier aspect est attesté par Dominique Lamiral, voyageur français qui séjourna au Sénégal de 1779 à 1789 :

"La confiance qu'ils ont dans la science des blancs les porte à croire que ces derniers possèdent des remèdes assez puissants pour ranimer les vieillards, et rétablir l'équilibre entre leurs forces et leurs désirs. Plusieurs d'entre eux se plaignirent à Lamiral de l'inégalité qu'ils trouvaient entre les premières et les derniers et lui promirent de l'or et des esclaves s'ils parvenaient à la faire cesser. Notre voyageur les laissa dans cette croyance, et leur fit présent de quelques drogues aphrodisiaques, qui n'eurent qu'une faible influence sur eux quoiqu'elles eussent suffi pour tuer dix blancs. " (Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013, déjà cité).

Pour en savoir plus voir Tidiane Diakité, Louis XIV et l'Afrique noire, Arléa. Prix de l'Académie des Sciences d'Outre-mer ,2013

 

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3 mai 2020 7 03 /05 /mai /2020 07:14

Louis XIV (1638-1715)

LOUIS XIV ET SES CONTEMPORAINS DANS LE REGARD DES PEUPLES DE LA CÔTE AFRICAINE (2)

Le fatalisme, puissant facteur de dissolution de la volonté et d’aliénation de l’esprit

Le Roi-Soleil

Louis l’Africain

En réalité la France ne fut pas la première nation d’Europe à frayer le chemin du continent africain. Les Français furent de loin devancés par les Portugais qui s’y implantèrent dès le 15e siècle.
Les Portugais furent suivis par les Hollandais, redoutables ennemis du Roi Soleil, puis par les Anglais.
De la fin du 16e au début du 17e siècle, les ressortissants des autres pays d’Europe ne pouvaient se rendre en Afrique noire, s’y déplacer et entreprendre des activités commerciales sans la permission des Portugais.
Pourtant, Louis XIV fut de tous les souverains d’Europe, celui qui eut l’impact le plus fort sur les peuples d’Afrique, et de tous, celui qui sut créer avec les souverains locaux, les relations les plus solides.

Colbert Jean-Baptiste (1619-1683)

C’est Colbert, principal ministre de Louis XIV, qui fut à l’origine de l’empire colonial français d’Afrique. En effet, il fit miroiter au roi les avantages considérables du commerce des esclaves, en rapport avec la mise en valeur des colonies françaises d’Amérique (Antilles).
Avant le début du règne de Louis XIV, les marins normands ont fondé des postes (ou comptoirs) pour leurs activités commerciales sur les côtes du Sénégal, de même que sur le fleuve du même nom, commerce essentiellement fondé alors sur l’ivoire, l’or, la gomme…
Des marins dieppois fondèrent un établissement à l’embouchure du fleuve Sénégal, en 1659, qu’ils baptisèrent Saint-Louis, en l’honneur du jeune roi Louis XIV né en 1638.

Saint-Louis du Sénégal

 

Mais cette suprématie portugaise fut battue en brèche, d’abord par les Hollandais, puis par les Anglais ,et enfin par les Français, sous Louis XIV, qui mena une action armée considérable afin de déloger les Hollandais de l’île de Gorée, portugaise depuis 1444.
Les Hollandais furent délogés à leur tour de cette île par les Français en 1677. Pendant les guerres napoléoniennes, les Anglais, à leur tour, occupèrent l’île de 1802 à 1804. Puis, l’île de Gorée revient à la France à la faveur de la paix d’Amiens à partir de 1817. Gorée est ainsi le symbolise vivant de la rivalité acharnée entre Européens, en Afrique, du temps de Louis XIV.
Si les Portugais exercèrent une suprématie sans partage sur le continent noir du 15e siècle au début du 16e, les Français, sous le règne de Louis XIV, à leur tour, exercèrent la même suprématie vers la fin du 17e siècle, avant de la céder aux Anglais, à l’extrême fin du XVIIIe, et au XIXe siècle.

 Gorée

Français et Africains
Regards croisés

«Le regard porté sur les Africains n'est guère homogène ; les opinions défavorables voisinent avec des appréciations à leur avantage. Parmi les auteurs de relation de voyage de cette dernière catégorie, figure Villault de Bellefond, envoyé spécial de la Compagnie des Indes Occidentales, qui eut, en cette qualité, l'avantage de voyager tout le long des côtes africaines. Séduit et admiratif, il écrit :
"C'est pourquoi je leur ai donné cette relation [aux Français], pour leur faire voir que ce pays n'est pas si mauvais qu'on le dépeint, mais au contraire qu'il est beau et bon [...]. C'est là véritablement que la demeure serait agréable : tout contribue à y faire couler doucement la vie : la beauté et bonté du pays, le naturel doux et traitable de ses habitants, le riz et autre chose pour la nourriture, le gain considérable et les lieux propres à bâtir."

Partout où il se trouve sur la côte d'Afrique, et à chaque étape c'est le même débordement d'enthousiasme pour ce continent. Ainsi présente-t-il la Côte-des-Dents :

"C'est une des plus belles terres que l'on voie aux Côtes de Guinée : les coteaux et les vallées y sont admirables, la roche des montagnes, qui est rouge, dans la nuance des verdures dont elles sont ombragées, forme un aspect des plus délicieux ; mais entre toutes ces places, celle du Grand-Drouin et du Rio-Saint-André sont les plus belles. [...]. Pour le Rio-Saint-André, c'est, de toute l'Afrique, le plus propres à bâtir. Le séjour d'Afrique serait préférable à l'Europe si tout y ressemblait à cette terre de laquelle relève Sierra Leone."

Ces sentiments d'admiration vont aussi aux hommes et aux femmes, à leur physique aussi bien qu'à leurs traits de caractère.

Un autre voyageur, un religieux, qui se rendit en Afrique avant Villault de Bellefond, fait preuve de compréhension, voire d'une certaine indulgence. Il constate chez les naturels du Sénégal une certaine "brutalité de vivre", contrastant selon lui avec "la politesse que l'on pratique parmi les Français". Mais il n'en tire aucune conclusion défavorable à l'égard de ces "hommes noirs"; il considère la civilité comme "un privilège accordé par Dieu aux Européens, et dont ils doivent lui rendre grâce."

Les voyageurs contemporains du Roi-Soleil ont émis des propos bruts et directs, le plus souvent produits de leurs observations et de leur intuition, sans idée préconçue ni théorie orientée, contrairement à ceux du 19e siècle qui, pour un grand nombre, ont traduit leurs observations et leurs impressions en jugement de valeur, théorisant sur la supériorité ou l'infériorité des races, reliant couleur de peau et civilisation. Ils ont ainsi conclu sur l'infériorité et l'incapacité des Noirs africains à évoluer ; d'où la nécessité de leur trouver un tuteur qui les prît en main pour leur faire gravir, par étapes, les marches escarpées de l'échelle de la Civilisation ; en un mot, les civiliser ; mission sacrée dont l'homme blanc s'assigna la tâche sur le continent africain.

Pour l'explorateur britannique David Livingstone, cependant : "Il est aussi malaisé de résumer les qualités et les aptitudes ou inaptitudes du Noir-type que celles du Blanc-type." Et surtout, écrit-il : "Le Noir d'Afrique n'est ni meilleur ni pire que la plupart des enfants des hommes."

Les Français dans le regard de l'Africain

Dans le regard de l'Africain, les Français, c'est d'abord le roi de France vu par les souverains africains et leur entourage, ainsi que par les Grands, les chefs du royaume. Pour tous, cela ne souffre aucun doute, Louis XIV est le plus grand monarque d'Europe et du monde. Un roi inégalé par sa puissance, sa fortune, sa beauté et sa magnificence.

Les représentants de la France en Afrique ont, d'une certaine manière, contribué à la construction de cette image dans l'esprit des souverains africains qui les recevaient. Ainsi, André Bruë, en visite chez le roi siratik, dit "qu'il était venu pour renouveler l'ancienne amitié qui avait été de temps immémorial entre la Compagnie royale d'Afrique et lui, que cette Compagnie qui avait pour protecteur le plus puissant roi du monde, estimait si fort son amitié".

Les rois africains ont tant de fois entendu parler, par les Français, de cette puissance inégalée du toi de France, qu'ils ont fini par faire leur cette affirmation et l'image d'un monarque à la puissance incommensurable. Ainsi, le roi Acassiny d'Issiny, comme on l'a vu dans sa lettre à Louis XIV transmise par le chevalier d'Amon, le qualifie de "plus grand Empereur de l'Univers".

 

Les rois africains firent preuve d'une grande curiosité à l'égard du roi de France, curiosité mêlée de respect, d'admiration, mais aussi de crainte. La plupart d'entre eux furent littéralement subjugués par la grandeur et la puissance supposées de leur homologue français et ne cessèrent de manifester à son égard une déférence marquée.

Nonobstant la propagande hollandaise, continue et insidieuse. qui fait des Français les derniers de l'Europe pour la richesse et la maîtrise du commerce, les rois africains ont une idée fixe, à laquelle ils se sont toujours tenus : le roi des Français est le roi le plus puissant, et la France est la meilleure nation d'Europe. Si les Français sont parfois réputés piètres commerçants, leurs produits sont toujours considérés comme les meilleurs.

 

Louis XIV et ses sujets ne sont pas admirés seulement pour la puissance de leurs armes et le rayonnement de la nation, mais aussi et surtout pour le bon goût et les délices de leurs marchandises, au premier rang desquelles se placent les liqueurs, et par-dessus tout l'eau-de-vie, prisées par les rois et leur entourage, par les chefs, les marchants et négociants. Les présents faits aux rois par Louis XIV sont la parfaite illustration de l'excellence des produits français. C'est donc avec les Français qu'il faut faire commerce ; c'est donc eux qu'il faut accueillir de préférence à toute autre nation d'Europe, et c'est eux qu'il faut admirer et imiter.

 

Mais c'est par cette puissance même et cette force d'attraction irrésistible que les Français inspirent également la méfiance. Dans le regard composite des Africains, deux sentiments dominent : l'admiration et la crainte ; cette dernière suscitant la méfiance.

Cette méfiance est d'abord le fait des rois. De nombreux exemples en sont rapportés dans les mémoires et rapports, tel le suivant, extrait du Journal d'André Bruë :

 

"Le roi du Cayor ayant exprimé avec insistance le souhait de voir un vaisseau français de près, Bruë voulut combler ce désir somme toute assez légitime venant de la part d'un souverain qui avait toujours fait commerce le plus fructueux avec la seule nation de France. Il fait amener un navire appareillant avec un déploiement inhabituel de pompes. Le roi Latir-Fal Soucabé, entouré de tous les dignitaires du royaume et des courtisans, se rendit sur le rivage pour contempler ce spectacle. Mais c'est seulement du rivage qu'il entendait jouir dudit spectacle. On fit faire quantité de mouvements à ce petit vaisseau ; et les Français s'étaient attendus que le roi monterait à bord. Mais, soit qu'il craignît la mer, ou, qu'ayant à se reprocher ses extorsions et ses violences [perpétrées si souvent aux dépens des Français], il appréhendait qu'ils ne le retinssent prisonnier, il n'osa se procurer cette satisfaction. "

 

Cet épisode n'est pas sans intérêt quant à la nature des relations des Français avec les Africains de la côte en ce 17e siècle finissant. Le commerce de traite constituant le ressort principal de ces rapports, comme tel, il nourrissait à la fois crainte et méfiance, non seulement du côté des rois, mais aussi des marchands d'esclaves et dans le peuple.

Cette méfiance de la part des rois et de la population semblait justifiée, car des sources relatent plusieurs cas où le roi et sa suite, invités à monter à bord d'un navire en signe d'amitié avec le capitaine, se sont retrouvés dans les chaînes au milieu d'autres esclaves, parfois vendus par les mêmes.

De simples marchands d'esclaves pouvaient être aussi victimes de ces mauvaises aventures, qui, à force de se répéter, finissaient par apparaître comme des risques du métier, qui entraient pour partie dans le regard que l'Africain portait sur le Blanc en général.

En définitive, le regard des Africains restait largement tributaire du contexte de l'époque des rencontres entre Français et autochtones, regard fait d'admiration profonde, de crainte et de méfiance. »  (Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013, déjà  cité).

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26 avril 2020 7 26 /04 /avril /2020 08:23

Louis XIV (1638-1715)

LOUIS XIV ET SES CONTEMPORAINS DANS LE REGARD DES PEUPLES DE LA CÔTE AFRICAINE (1)

Le fatalisme, puissant facteur de dissolution de la volonté et d’aliénation de l’esprit

Le Roi-Soleil

Louis XIV (1638-1715), règne personnel : 1661-1715.
Louis XIV et l’Afrique noire

 

Louis XIV, surnommé en France le « Roi-Soleil », ou le « Grand Roi », était connu et surnommé en Afrique le « plus grand Empereur de l'Univers».

Connu en Afrique sans doute autant qu’en Europe pour des raisons différentes, c’est bien Louis XIV qui a ouvert le chemin de l’Afrique noire, de même que ses portes aux Français de son temps.
Dans son palais séjournaient régulièrement de jeunes Africains qu’il avait adoptés et baptisés (tel le fameux Aniaba, premier capitaine noir de l’armée française, qui reçut du roi le commandement du régiment de Picardie où il brilla dans l’exercice de sa fonction).

Sans Louis XIV et sa « politique africaine », il n’y aurait certainement pas eu d’« Empire français d’Afrique », ni d’ « Afrique française », aux 19 et 20e siècles.
Les routes menant d’Europe à l’Afrique noire furent alors sillonnées par les « envoyés spéciaux » du roi dépêchés auprès de ses homologues africains, puis par les marchands et les voyageurs indépendants, de même que les aventuriers de tout acabit, les missionnaires aussi, ces derniers indissociables de la politique du roi, et son ambition  (non assouvie) d’évangéliser tout le continent. Enfin les explorateurs suivis des conquérants coloniaux de la IIIe République au XIXe siècle.

Les historiens français sont les grands absents de cette liste de Français sur les routes d’Afrique noire, sous Louis XIV et ses proches successeurs.
Il y eut très peu de spécialistes français de la « politique africaine » du Roi Soleil, qui manque par conséquent à l’historiographie française.

Mathéo, ambassadeur du roi d’Ardres

« Louis l’Africain »

Le regard porté par les Africains sur Louis XIV et ses contemporains détermine naturellement celui porté par les sujets du Grand roi sur le continent africain et ses peuples. Il s’agit par conséquent de « regards croisés », champ  plus vaste et plus riche de savoir.
Ce regard français est particulièrement acéré, incisif et fouineur, fouillant jusque dans les recoins de la vie des peuples et l’intimité des familles et des individus, des traditions et cultures.
Somme toute regard fourmillant de détails plus ou moins teintés de parti pris, du reste partagé, mais souvent judicieux et précieux.

 « Pour Lacroix, «  les habitants de la côte de Sierra Leone font débauche d'eau-de-vie et donnent tout ce qu'ils ont pour en avoir ».

Mais c'est surtout le couple qui retient le plus son attention.

Les plus riches, quelle que soit leur origine sociale, sont ceux qui disposent du plus grand nombre de biens sous forme de produits européens, et qui font des présents de cette nature ; ce sont aussi les plus considérés sur l'échelle sociale. Cela explique que la composition de la dot comporte une bonne part de produits européens dès le milieu du 17e  siècle, et cela ira en s'amplifiant tout au long du 18e.

 

"La dote consiste ordinairement en trois choses :

Quelques ornements, comme un collier de corail, des bagues, etc. ; quelques marchandises d'Europe, comme des habits et des étoffes ; et un coffre pour les enfermer.
Lorsqu'un homme s'éprend d'une femme, il envoie des présents à son père et à sa mère ; si ceux-ci acceptent les présents, le mariage se fait ; sinon, on renvoie [le prétendant]. Les pères font aussi souvent des présents à leur fille ; mais il n'est pas avantageux aux hommes de les recevoir ; parce que, si une femme ainsi riche conçoit de l'amour pour quelque autre que son mari, le pauvre homme n'ose pas s'en plaindre aux parents de sa femme et beaucoup moins la maltraiter. S'il le fait
on en vient d'abord à faire comparaison de ce qu'il a reçu de sa femme avec ce qu'il lui a donné. On lui reproche son ingratitude ; en un mot, qui est pauvre a toujours tort, en Guinée comme en France. Cependant, les filles riches, c'est-à-dire celles à qui leurs pères peuvent faire de grands présents, ne laissent pas d'être fort recherchées." »  (Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013. (Prix Robert Cornevin, Académie Des Sciences d’Outre-mer).

« Quant à l'Afrique noire, le regard porté sur les peuples et les mœurs demeure contrasté, avec quelques convergences remarquées. La première porte sur le statut de la femme. Il apparaît de façon insistante, dans les différents récits et relations de voyage, que la condition de la femme est toujours inférieure à celle de l'homme (à quelque rares exceptions), au nord, en Sénégambie, comme au sud, en côte de Guinée.
Pour la première région, dans un chapitre dense, intitulé
Résumés des observations des premiers voyageurs du XVIIe siècle sur les usages dominants et les caractères communs aux différents peuples de la Sénégambie, la condition des femmes est ainsi décrite :
"
Le mari d'une femme adultère est en droit de la vendre comme esclave, ou de la chasser sans aucune indulgence, avec tous les enfants qu'il a d'elle. Entre les enfants, il est libre de retenir ceux qui sont assez grands pour lui rendre quelques services ; et, par la suite, il peut rappeler les autres, à mesure qu'ils deviennent capables de lui être utiles. Mais, si sa femme est enceinte au moment du crime, il est obligé, pour la vendre ou la répudier, d'attendre qu'elle soit délivrée.
Malgré la rigueur de ces lois, la plupart des nègres se trouvent honorés que les Blancs de quelque distinction daignent coucher avec leurs femmes, leurs sœurs et leurs filles. Ils les offrent souvent aux principaux officiers des comptoirs.
" »

« Les travaux pénibles du ménage sont le lot des femmes.

"Non seulement elles préparent les aliments, mais elles sont chargées de la culture des graines et du tabac, de broyer le millet, de filer et sécher le coton, de fabriquer les étoffes, de fournir la maison d’eau et de bois, de prendre soin des bestiaux ; enfin, de tout ce qui appartient à l'autre sexe dans des régions mieux policées. Elles ne mangent jamais avec leurs maris. Tandis que les hommes passent leur temps dans une conversation oisive, ce sont les femmes qui veillent à les protéger des moustiques, à leur servir la pipe et le tabac.

Quoique cette subordination soit établie pour un long usage, un mari ne néglige rien pour l'entretenir. [...] Un mari fatigué d’une femme a toujours la liberté de s'en défaire. [...] Mais, si le roi fait présent d'une femme à quelque seigneur de sa cour, il n'y a pas de prétexte qui autorise le mari à l'abandonner, quoique le prince ait toujours le droit de la reprendre.

Entre les nègres mahométans, il y a des degrés de parenté qui ôtent la liberté de se marier. Un homme ne peut épouser deux sœurs. Le roi du Cayor, Latir-Fal Soucabé, qui avait violé cette loi, reçut en secret la censure et les reproches des marabouts. "

Enfin, la plupart des voyageurs français du temps de Louis XIV soulignent un autre trait, selon eux caractéristique des hommes comme des femmes de la côte africaine :

"Le travail ne surpasse jamais leurs besoins. Si leur pays n’était extrêmement fertile, ils seraient exposés tous les ans à la famine, et forcés de se vendre à ceux qui leur offriraient des aliments. Ils ont de l'aversion pour toute sorte d'exercices, excepté la danse et la conversation, dont ils ne se lassent jamais."

 

Un autre fait unanimement relevé par tous les voyageurs concerne la notion du temps, la mesure du temps, et tout particulièrement le calcul de l'âge individuel. Ce fut une réelle découverte et un objet d'étonnement qui transparaît dans tous les récits. Le premier réflexe des Français étant de questionner sur l'âge des personnes qu'ils rencontraient, jeunes et vieux, ils s'étonnaient toujours de voir la surprise des Africains devant cette question, comme si on la leur posait pour la première fois de leur vie :

"Quand on demande quel âge ont leurs enfants, ils répondent : il est né quand tel directeur est arrivé de France, ou quand il est reparti pour la France, ou encore quand il a beaucoup plu et que les récoltes ont été abondantes, quand la foudre est tombée sur le grand arbre au milieu du village."

Cette absence de sens précis de l'état civil des personnes constitua une véritable énigme pour les Français.
Si quelques aspects de la vie et des mœurs des sociétés africaines font l'unanimité chez les contemporains de Louis XIV voyageant ou séjournant en Afrique, de nombreuses contradictions sont également relevées. Ces contradictions témoignent de l'extrême diversité des peuples, des sociétés et des cultures. »
 
(Tidiane Diakité, Louis XIV et l’Afrique noire, Arléa, 2013, déjà cité).

 

 

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3 novembre 2019 7 03 /11 /novembre /2019 08:53

BUFFON : LA FOI EN L’HOMME,
EN SA PERFECTIBILITÉ,

AUX RESSOURCES ET AUX CAPACITÉS INFINIES DE SON INTELLIGENCE

Comment nous rendre plus humains ?
Comment faire que l’Homme soit non un loup pour l’Homme, mais le frère de l’Homme,

dans le cœur et l’âme, dans le regard et l’écoute de l’autre ?

Buffon
Georges-Louis Leclerc comte de Buffon (1707-1788).

Mathématicien, biologiste,  botaniste, cosmologiste, écrivain français, Buffon fut un fervent partisan de l’esprit des Lumières du 18e siècle. Ami des philosophes, il prit part, partiellement, à la rédaction de l’Encyclopédie. La seule différence avec ses pairs des Lumières fut sans doute son attachement à la monarchie comme système de gouvernement.

Né à Montbard (Côte d’Or), sa forte personnalité imprégna fortement sa Bourgogne natale, avant de marquer profondément ses contemporains et les générations suivantes par sa pensée, mais surtout par ses travaux et découvertes scientifiques.
Il fut en ce sens un véritable pionnier, en particulier dans la diffusion des théories scientifiques, et leur vulgarisation.

Son œuvre scientifique, d’une prodigieuse diversité et richesse, lui consacra une renommée non usurpée, notamment celle de premier vulgarisateur scientifique français, digne de ce nom.
La principale caractéristique de son œuvre, outre sa diversité, réside dans ses thèmes de prédilection : l’Homme, l’Animal, la Plante, bref, la Nature dans toutes ses composantes et sa diversité.
L’Homme et la Nature ont ainsi  pour lui, des destins  complémentaires et inextricablement liés.
Cette philosophie caractéristique et cette vision, transparaissent dans l’essentiel de son œuvre, tout particulièrement dans son ouvrage, véritablement encyclopédique: «
Histoire naturelle », en 36 volumes, qu’il mit un demi-siècle à rédiger.

L’originalité de sa pensée, liée à la rigueur du raisonnement scientifique, mais aussi le souci constant de la qualité du style, contribuèrent sans nul doute à sa renommée, à son aura.

Ainsi, pour lui « L’Homme a  une âme douée de raison, qui le place au sommet de la Création ».
Il avance également « 
qu’il existe autant de variétés d’hommes noirs que d’hommes blancs, et qu’il n’existe qu’une seule espèce humaine. » Il affirme par  ailleurs que « les variétés humaines sont issues d’une souche initiale qui s’est adaptée selon   les  milieux et  les lieux qu’elles habitent ».
Buffon est par ailleurs persuadé de la «
 supériorité de la race  blanche, tout en ayant l’intuition que les races sont soumisses à l’évolution »
Quant à la qualité du style ou de l’expression scientifique, il lui accorde la même importance qu’au fond, lorsqu’il écrit dans son fameux discours de réception à l’Académie française : « Le style est l’homme ».

Son ouverture d’esprit, sa rigueur de pensée et l’étendue de ses connaissances lui ouvrirent des portes et lui valurent des titres d’honneur. (À l’exception de la politique dont il s’est toujours méfié).
Nommé Intendant du Jardin du Roi, puis Intendant Royal du Jardin des Plantes, il ne tarda pas à transformer celui-ci en Centre de Recherches et en Musée.
En 1733, à l’âge de 26 ans, il fut admit à l’Académie des Sciences dont il devint le trésorier perpétuel en 1744, puis il entra à l’Académie française en 1753.
Sa pensée, ses méthodes et travaux inspirèrent deux sommités des sciences, dont le botaniste français,
Jean-Baptiste Lamarck et le Britannique Charles Darwin.

La foi en l’Homme

« L'homme n'a connu que tard l'étendue de sa puissance, et même, il ne la connaît pas encore assez; elle dépend en entier de l'exercice de son intelligence : ainsi, plus il observera, plus il cultivera la nature, plus il aura de moyens pour se la soumettre, et de facilités pour tirer de son sein des richesses nouvelles, sans diminuer les trésors de son inépuisable fécondité. »

Comment élever l’Homme à la hauteur de lui-même ?
     Ou  sur la voie de la plénitude humaine ?

« Et que ne pourrait-il pas sur lui-même, je veux dire sur sa propre espèce, si la volonté était toujours dirigée par l'intelligence ? Qui sait jusqu'à quel point l'homme pourrait perfectionner sa nature, soit au moral, soit au physique ? Y a-t-il une seule nation qui puisse se vanter d'être arrivée au meilleur gouvernement possible, qui serait de rendre tous les hommes non pas également heureux, mais moins inégalement malheureux, en veillant à leur conservation, à l'épargne de leurs sueurs et de leur sang par la paix, par l'abondance des subsistances, par les aisances de la vie et les facilités pour leur propagation ? Voilà le but moral de toute société qui chercherait à s'améliorer. »

Former et se former à être plus humain.
     Former et se former au respect de la nature, condition du bien-être, de la survie de l’espèce humaine aujourd’hui et demain.

« Et pour la physique, la médecine et les autres arts dont l'objet est de nous conserver sont-ils aussi avancés, aussi connus que les arts destructeurs enfantés par la guerre ? Il semble que de tout temps l'homme ait fait moins de réflexions sur le bien que de recherches pour le mal. Toute société est mêlée de l'un et de l'autre; et comme, de tous les sentiments qui affectent la multitude, la crainte est le plus puissant, les grands talents dans l'art de faire du mal ont été les premiers qui aient frappé l'esprit de l'homme ; ensuite ceux qui l'ont amusé, ont occupé son cœur : et ce n'est qu'après un trop long usage de ces deux moyens de faux honneur et plaisir stérile, qu'enfin il a reconnu que sa vraie gloire est la science, et la paix, son vrai bonheur. »
                                                                                                                                                             Buffon, Histoire naturelle, (1749-1778)

« L’Homme est un animal céleste. » (Platon)

Les fils spirituels du célèbre naturaliste français

Deux de ses fils spirituels, parmi d’autres, furent dignes de leur illustre devancier autant par l’énormité de l’œuvre produite, par le contenu et les thèmes abordés, que par la profondeur et la rigueur de l’argument scientifique, de même que par le souci de la vulgarisation.
Leur notoriété fut aussi grande, ils eurent un impact tout aussi considérable, aussi bien sur leurs contemporains que sur la postérité.

 

Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829)
Grand naturaliste de renommée nationale et mondiale

 

 

 

 

 

 

Charles Darwin (1809-1892)
Scientifique, naturaliste britannique
connu pour ses théories sur l’évolution des espèces :
le darwinisme

 

 

 

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18 octobre 2015 7 18 /10 /octobre /2015 06:56
BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

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BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

Au service de la France, Malamine, le sergent méconnu

Brazza, l’explorateur aux pieds nus

 

Une rencontre prédestinée ?

Amitié et confiance, complicité dans l’action.

Malamine Camara devait avoir le goût de l’aventure. C’est sans doute pour cette raison qu’il s’engagea dans la marine à Saint-Louis en quittant son village natal, au centre du Sénégal (1ère colonie française d'Afrique subsaharienne). Il opta pour le corps des laptots, corps de tirailleurs noirs, créé en 1765, comprenant des matelots, des interprètes, des guides, des soldats…

Sa route croisa celle de l’explorateur Savorgnan de Brazza qui le recruta à Dakar. Brazza, en route pour le Congo1 pour sa deuxième mission, de 1879 à 1882, fit, par l’intermédiaire du gouverneur du Sénégal, recruter le personnel autochtone devant l’accompagner.

L’amitié née au premier contact, entre le sergent sénégalais et l’explorateur français, amena ce dernier à faire de Malamine (parmi tous ses compagnons blancs et noirs) son homme de confiance et à lui confier des responsabilités de premier plan.

Sergent Malamine
Sergent Malamine

...

Un homme de qualité aux vertus multiples

Charles de Chavannes, le secrétaire particulier de Brazza, brosse du sergent sénégalais le portrait suivant :

« Un homme de couleur d’une trentaine d’année, de taille plutôt grande, pétri de qualités… Un seul défaut, peut-être : un peu de susceptibilité, qui provient de la valeur même de l’individu, de l’horreur qu’il a de l’humiliation. »

Tel était Malamine. « Les qualités physiques, intellectuelles et morales se complètent, s’harmonisent, pour donner un ensemble d’énergie effective de rare valeur », précise de Chavannes.

Le comportement et l’action de l’intéressé demeurèrent en tous points conformes à ce portrait éminemment favorable. Il eut maintes occasions de le prouver.

Au Congo, durant tout le temps passé auprès de son maître, il se montra d’une intelligence et d’un humanisme qui surprirent son mentor :

« C’est un bon soldat, prêt à servir là où le devoir l’appelle. »

Au Congo, il s’intégra facilement à la population « grâce à son ancrage dans cette culture propre au continent noir » dit de lui un compagnon français de Brazza.

Malamine fut toujours au premier rang de toutes les cérémonies officielles, réunissant notables, chefs africains et le groupe du personnel rassemblé autour de l’explorateur.

Les grandes et nombreuses qualités du sergent sénégalais, mêlées à l’humanisme foncier de Brazza, facilitèrent les rencontres et les négociations avec les autochtones principalement le premier d’entre eux, le roi Mokoko, grand roi des Batékés ou Tékés (principale ethnie du Congo-Brazzaville).

Le roi Makoko
Le roi Makoko

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  Un roi ouvert à la France

Makoko est à l’origine de l’acquisition du Congo par les Français grâce aux qualités humaines, au tact et au respect de Brazza pour tous ses interlocuteurs africains, quel que soit leur rang social.

Ce contrat, véritable acte historique, scellé entre le roi des Batékés et l’explorateur français, fut l’acte fondateur non seulement de la colonie du Congo, mais aussi de la future Afrique Équatoriale Française (AEF).

 

Après trois semaines de « palabres » et d’efforts de la part de l’explorateur français pour convaincre le roi africain de ses intentions pacifiques et gagner sa confiance, les deux partis parvinrent enfin, le 10 septembre 1880, à un accord concrétisé par un traité qui se voulait historique : les Français protégeraient les Batékés contre tout adversaire européen. En contrepartie, Makoko reconnaissait le protectorat de la France et l’autorisait à y établir un poste militaire, comme précisé ainsi :

« Au nom de la France et en vertu des droits qui m'ont été conférés par le roi Makoko, j'ai pris possession du territoire qui s'étend entre la rivière d'Iné et Impila. En signe de cette prise de possession, j'ai planté le drapeau français. J'ai remis à chacun des chefs qui occupent cette partie de territoire un pavillon français, afin qu'ils l'arborent sur leurs villages en signe de ma prise de possession au nom de la France. Ces chefs, officiellement informés de la décision de Makoko, s’inclinent devant son autorité et acceptent le pavillon. Et par leur signe fait ci-dessous, ils donnent acte de leur adhésion à la cession du territoire faite par Makoko. Le sergent Malamine avec deux matelots, reste à la garde du drapeau et est nommé provisoirement chef de la station française de M'foa [qui deviendra plus tard Brazzaville]»

Ce traité signé ne signifiait nullement pour la France, la garantie de l’acquisition d’une nouvelle colonie en Afrique équatoriale. Non pas qu’elle eût à redouter un quelconque revirement du roi des Batékés, ni un retournement de ses principaux vassaux, tous signataires du document, mais l’hostilité et les manœuvres du roi des Belges, Léopold II, ainsi que les menées de son bras armé en Afrique, le redoutable explorateur britannique, Stanley, passé à son service2.

Les médiocres moyens alloués à Brazza n’avaient rien de comparable avec l’opulence matérielle dont Stanley était doté par le roi des Belges. La phase de la compétition entre Brazza et Stanley, après le traité signé en faveur de la France fut des plus âpres, où tous les coups étaient permis. Ni Léopold, ni son agent Stanley ne se résignèrent devant ce fait accompli.

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

...

Malamine, chef et responsable

C’est à ce stade que Malamine entre en jeu, tirant tout l’avantage de ses qualités, si souvent citées, et qui lui permirent d’agir en faveur des intérêts français.

Se souvenant constamment des consignes continuellement répétées par son maître, à la fois aux Africains et aux Européens de sa suite, Malamine se fit un devoir de les appliquer scrupuleusement, ce qui ne lui demandait pas d’effort particulier, car, son tempérament et son caractère le prédisposaient à une telle démarche en terre étrangère, en Afrique qui plus est.

Les autochtones l’avaient gratifié d’un surnom : « Mayélé », en langue locale : l’« astucieux ». Le sergent Malamine dut, plus d’une fois, apporter la preuve que cette « distinction » n’était aucunement surfaite. Il en donna des preuves lorsque Brazza, avant de poursuivre sa tournée à travers la vaste contrée du bassin congolais en quête de nouvelles terres à placer dans le giron de la France, lui fit l’honneur de le nommer chef du nouveau poste acquis à l’issue du traité signé du 10 septembre, en lui donnant cette consigne :

« Tu garderas le poste, Malamine, tu en es désormais le chef et le responsable.

—Oui, Commandant.

—Pas un Européen ne s’installera de ce côté-ci

—Non, Commandant, je ne le permettrais pas. »

Et il tint parole. Brazza lui laissa deux hommes prélevés sur son effectif bien maigre de dix laptots.

 

Malamine endossa aussitôt ses nouveaux habits de chef. Sa responsabilité était grande : renforcer les liens avec le roi et les dignitaires, acquérir la confiance de la population et, surtout, faire face aux menaces et menées « subversives » de Stanley, furieux d’avoir été évincé et qui ne cessait d’envoyer des agents chargés de présents en vue de débaucher des dignitaires et vassaux du roi. Stanley avait fait répandre la nouvelle de la mort de Brazza et en informa Makoko par un émissaire dépêché expressément.

Léopold II ne restait pas non plus inactif. Il agissait par le biais d’associations internationales, principalement l’Association internationale pour l’Afrique, qui n’était pour l’essentiel qu’un écran dernière lequel il manœuvrait secrètement en vue de torpiller toute l’action de la France dans la région et qui finançait également les activités de Stanley.

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

...

La méthode Brazza : l’humanisme à l’œuvre : l’explorateur sans armes

Malamine mit scrupuleusement en pratique les consignes réitérées de Brazza à ses compagnons dans l’aventure africaine.

« Documentez-vous. Restez en contact avec tous ces noirs qui encombrent votre station. Payez leurs services, achetez leurs vivres, écoutez leurs doléances. Efforcez-vous de comprendre, pas seulement les mots qu’ils prononcent, mais aussi leur mentalité. Étudiez leurs aptitudes, mêlez-vous à leur vie.

Dans vos moments perdus, visitez leurs villages, interrogez femmes et enfants, couchez chez eux. Explorez la contrée avoisinante ; pas d’armes, pas d’escorte ; allez seul, accompagné d’un interprète si besoin… »

 

Le sergent Malamine fit davantage.

Les ressources infimes que lui laissa son chef ne furent pas un obstacle à l’action qu’il déploya auprès de la population, faite de respect, de cordialité et d’aide, lui permirent de vivre en bonne intelligence et en amitié avec tous, Grands et humbles.

En conséquence, ces maigres ressources furent largement compensées par le « savoir- faire » et le « savoir- vivre » du chef de poste qui ne tarda pas à jouir d’une grande popularité dans la région.

L’ingéniosité de Malamine, ses aptitudes intellectuelles et physiques remarquables, ses qualités de chasseur, son aptitude à prendre des initiatives, constituaient des atouts précieux qui lui permirent de surmonter les difficultés et d’affronter avec succès toues les situations, y compris les plus complexes et les plus délicates. Il lui suffit de quelques semaines à peine pour être connu, apprécié, et pour conquérir l’amitié des chefs qu’il comblait du produit de ses chasses.

« Malamine – écrit de Chavannes – fidèle aux consignes reçues, est devenu en peu de temps, l’homme le plus populaire du pays des Batékés. Hardi défenseur des faibles, il est aimé des indigènes et il leur fait aimer la France. »

Grâce à ces actions et l’estime que lui portait la population, tous les villages de la région hissèrent le pavillon tricolore français. « Malamine était chez lui partout. Il dominait moralement le pays, n’y comptant que des amis, ce qui mettait le poste français à l’abri de toute inquiétude pour son existence et sa durée. »

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

...

  Les renards de la forêt

Cependant, les rivaux des Français veillaient toujours, et entendaient tirer profit de la moindre circonstance favorable, de la moindre faille pour les déloger de toute position occupée.

Stanley ne tenait en aucune manière – relayant ainsi le roi Léopold II – à permettre aux Français de s’installer durablement au Congo. Ainsi, après le départ de Brazza, il s’introduisit auprès du roi des Batékés en vue de remplacer le pavillon tricolore français par celui, bleu étoilé de l’Association internationale pour l’Afrique, laquelle servait de couverture au roi belge pour assouvir son ambition de dominer seul toute la région du Bassin du Congo.

Le roi Makoko demeura inflexible dans sa détermination à rester fidèle au traité signé avec les Français. Ses vassaux également (à l’exception d’un seul) restèrent fermes, en refusant les présents alléchants de l’agent de Léopold II.

Comme signe de cette préférence pour la France, Malamine, son représentant de fait, était invité par le roi et les chefs, lors de toutes les manifestations officielles, et y occupait la place d’honneur. Il prenait toujours soin de paraître avec le drapeau français ostensiblement accroché au sommet  d’une hampe.

La visite inopinée de Stanley au poste français où il s’entretint avec le sergent Malamine, constitue un indice de rancœur rentrée, voire un modèle de suffisance et de mépris mêlé de dépit pour le chef du poste.

Stanley, surnommé par les autochtones « le briseur de roche », finit par arriver au poste français. Malamine fut averti de son approche par un bruit de détonation, « ce bruit se renouvelle, s’accentue. Le doute n’est plus permis : « Boulu-Matari », le briseur de roche, approche.»

Crânement, Malamine décide d’aller à sa rencontre ; autant que la chose est possible… il prend en main la copie du traité signé avec le roi Makoko et, précédé d’un de ses deux laptots qui porte au bout d’une perche le pavillon tricolore, parvient à Stanley.

Celui-ci lui rend hommage et décrivant plus tard cette scène, il écrit dans ses mémoires :

« Son abord était empreint d’une mâle franchise, il me suffit de peu d’instants pour me prouver que ce sergent était un homme supérieur, quoiqu’il fût un Sénégalais bronzé. Il était dans son élément au milieu de ces noirs africains qui étaient très au-dessous de lui, et il exécutait, avec un tact et une habileté consommés, les instructions de son maître. »

Malamine, très calme, salue militairement Stanley, l’informe du traité signé avec Makoko et le prévient que ses hommes et lui se trouvent sur le territoire concédé.

Stanley lui rend son salut, mais dans le même temps, fait entourer le sergent par huit de ses hommes, les Zanzibaristes (ressortissants de Zanzibar), armés jusqu’aux dents.

Menacé par les hommes de Stanley, Malamine ne se démonte pas. Au contraire, il fait planter le pavillon de France devant l’explorateur de Léopold II et demande à ses compagnons de se tenir sur leurs gardes.

Tu es un brave, lance-t-il à Malamine, j’avais voulu t’éprouver. Cependant il questionne le sergent sur ses moyens d’existence, persifle la faiblesse du poste que ce dernier est chargé de défendre. Il affirme que s’il le voulait, avec les forces dont il dispose, il ferait une bouchée de tout. Qu’il lui suffit d’en donner l’ordre pour que ses 70 Zanzibaristes, armés de fusils Winchester, balayent en un geste toute la position française.

Sans doute, rétorqua calmement Malamine, mes hommes et moi, nous ne pouvons, à nous seuls, lutter contre l’équipage du vapeur [navire de Stanley] ; toutefois – ajouta-t-il fièrement – il en va tout autrement de la Puissance que je représente ici : la France.

Stanley rebroussa chemin. Mais il n’avait sans doute pas dit son dernier mot, Léopold II non plus, lequel menait d’intenses pressions sur le gouvernement français pour le renvoi du Sénégalais dans son pays.

Et il eut gain de cause, les incohérences de la politique française aidant. En effet, Brazza, son maître, n’était plus en odeur de sainteté en France. Ses soutiens qui avaient encouragé son aventure et œuvré pour lui trouver de maigres subsides (200 000 francs ; la famille de Brazza ayant contribué pour 1 000 000 de francs) avaient perdu leur position dominante sur la scène politique française.

Gambetta, son ami et protecteur était mort, Jules Ferry était en difficulté, et surtout « l’incompréhension, pour ne pas dire l’hostilité des ministères entre eux, [la Marine en opposition frontale avec le ministère de l’instruction publique qui, grâce à Jules Ferry s’était fortement engagé en faveur de l’explorateur], les deux ministères se rejetant mutuellement charges et responsabilités, tout cela servait opportunément les intérêts des rivaux de Brazza. De plus, l’indifférence de la France pour les empires coloniaux [Jules Ferry excepté], la négligence apportée à tenir les engagements, finirent par tourner à l’avantage de Stanley et du roi des Belges. »

L’abandon pur et simple du Congo fut même évoqué plus d’une fois dans les milieux gouvernementaux.

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

...

Fin de partie pour le sergent

Premier indice significatif : Brazza sera peu après Malamine, relevé de son poste à Franceville (ville qu’il a fondée, au Gabon actuel). Son remplaçant, Mizon, ancien collaborateur de Brazza, et qui avait retourné sa veste, signifia à Malamine sa révocation décidée par Paris, et le somma de se rendre de toute urgence à Franceville pour son rapatriement au Sénégal, son pays. Le sergent fut totalement déconcerté, crut à une erreur et résista. Il reçut un messager dépêché expressément pour lui remettre sa lettre de renvoi rédigée par le représentant de la France à Franceville. Malamine est considéré comme un « agitateur ». Brazza lui-même brutalement déchu de son titre de « Commissaire général de la République dans l’Ouest-Africain [confusion géographique : il s’agit plutôt d’Afrique centrale ou équatoriale], titre décerné en grande pompe par le gouvernement français lors d’une cérémonie solennelle à Paris, en 1879, et révoqué au motif d’ « incompétence ».

Ne pouvant résister davantage, Malamine se rend à la cour de Makoko ainsi que chez chacun de ses vassaux, leur fait ses adieux, non sans leur avoir rappelé le traité passé avec Brazza, et leur recommande avec force de préférer le pavillon de la France à celui de toute autre nation.

"Je pars, mais la France doit rester"

BRAZZA ET MALAMINE, DEUX DESTINS, DEUX MÉMOIRES

...

  Le retour

Le retour de Malamine dans son pays fut infiniment plus difficile que l’aller.

En effet, la santé du sergent se détériora subitement et sérieusement, au point que la nouvelle de sa mort fut sans doute malicieusement annoncée à Brazza. Avant son embarquement, il fut tout de même décoré en février 1885 de la médaille militaire, qu’il reçut avec beaucoup d’émotion. Mais Chavannes présent, a remarqué ce jour-là, le triste état de santé du valeureux Sénégalais… Malamine, hospitalisé à Franceville, et, sans doute sentant sa fin, insista pour être rapidement rapatrié au Sénégal, « malade, il n’a pu toucher au Gabon, les sommes qui lui étaient dues, et le voici arrivé dans son pays d’origine, dans le plus complet dénuement... »

Il écrivit à Brazza pour lui exposer sa situation. Celui-ci télégraphia au gouverneur du Sénégal et lui signala l’urgence de la situation du sergent. Lui-même lui envoya quelques subsides. L’explorateur supporta très mal ce sort fait à son compagnon et ami.

Lui, habituellement « si paisible, se laissa aller ce jour-là à une vive et juste colère », écrit son secrétaire particulier.

Malamine mourut en 1886, et fut inhumé à Touba, son village natal, sans percevoir ce qui lui était dû, et si peu connu comme auxiliaire précieux pour Brazza et son œuvre au Congo et, un grand amoureux et défenseur de la France, en plus d’être l’incarnation des valeurs les plus estimables3.

1. Congo désignait à l’époque l’ensemble constitué du Gabon, du Congo (aujourd’hui Congo-Brazzaville) et de l’Oubangui-Chari (aujourd’hui Tchad et Centrafrique).

2. Léopold II n’avait-il pas tenté en vain de convaincre Brazza d’entrer à son service en lui faisant miroiter des avantages mirobolants après le 1er voyage du Français au Congo en 1879 ?

3. L’ancien président du Sénégal, A. Wade, institua en 2004, une « une journée du tirailleur », au cours de laquelle fut évoquée la mémoire de Malamine et commémorée son action.

tirailleur
tirailleur

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23 novembre 2014 7 23 /11 /novembre /2014 09:14

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BLAISE DIAGNE : DU ROUGE VIF AU BLEU PÂLE

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Assimilation, le destin d’une doctrine

 

Blaise Diagne

Blaise Diagne

 

gif anime puces 467Le panache

 

La fin de la guerre propulsa le député Diagne au sommet de la popularité et de la gloire. Il fut triomphalement réélu député des Quatre Communes en 1919, en écrasant son concurrent, Carpot, et battit largement au scrutin de 1924, Paul Defferre (le père de Gaston Defferre), alors avocat à Dakar et à Saint-Louis. Il fut régulièrement réélu jusqu’à sa mort en 1934.

Sa profession de foi, lors de ses différentes campagnes électorales est une véritable anthologie de sa philosophie, de sa conception des rapports entre la France et ses colonies d’Afrique, ainsi que de sa foi en l’homme, en sa perfectibilité.

Mais, surtout, son action durant la Grande Guerre fit de lui l’homme politique le plus en vue en métropole comme en Afrique.

Cette popularité, du côté des Africains, est en grande partie due à sa constante sollicitude à l’égard des soldats noirs. Il s’est occupé au quotidien du sort de ces combattants, aussi bien au front que dans les hôpitaux, casernes et camps, intervenant sans cesse auprès de l’autorité militaire afin de rendre leur quotidien le moins insupportable possible.

Sa popularité est au comble auprès des soldats noirs comme auprès des populations africaines, sans doute rehaussée par les nombreuses promesses de la mission Diagne, qui créent l’espoir permettant d’alléger —psychologiquement— le poids de l’effort de guerre.

Son étoile brille plus que jamais en France où il devient l’animateur incontesté du Palais Bourbon. En 1930, il représente la France à Genève, à la Conférence internationale du Travail sur la suppression du travail forcé. Et, en 1931, il entre au cabinet de Pierre Laval, en qualité de sous-secrétaire d’État aux Colonies, et devient ainsi le premier Noir membre d’un gouvernement en France.

Cette entrée au gouvernement souleva (comme à chaque promotion du député noir), une vague d’indignation au sein du Parti nazi en Allemagne. Cette nomination fut ainsi saluée par le journal nazi Völkischer Beobachter (L'Observateur populaire) : « par cette nouvelle trahison, envers la race blanche, la France a confirmé son incapacité à parler au nom de l’Europe. »

Sa profession de foi lors de sa campagne électorale de novembre 1919, ses discours et slogans, témoignent de la profondeur de sa conviction, de sa foi en une « confraternité » des races, en la France et en l’assimilation, comme dans cet extrait de discours :

« Citoyens,

Mon appel s’adresse à toute la démocratie sénégalaise dont les divers éléments, qu’ils soient européens ou qu’ils soient indigènes, ont des droits égaux puisqu’ils ont supporté des charges égales.

Dépassez les misérables questions d’épiderme…

Citoyens vous êtes, citoyens vous resterez.

On peut être français et musulman.

Mon programme :

— Suppression de l’impôt de capitation dans les Communes.

— Réforme de l’enseignement primaire rendu obligatoire.

— Élargissement de l’enseignement secondaire… »

 

Précisément, Blaise Diagne pensait s’élever au-dessus de ces considérations de race et de couleur, fondant sa philosophie et sa politique sur l’universalisme humaniste, écartant de ce fait tout enfermement racial et communautariste.

Il en donna la preuve lors de l’assemblée du mouvement panafricain qui émergea au lendemain de la guerre, impulsé et animé par des leaders noirs-américains, à laquelle il participait en 1919. Il y désapprouva fermement le projet de « Communauté multinationale noire » de Marcus Garvey, qu’il qualifia « d’utopie dangereuse ». Il s’élevait contre toute forme et tout projet d’association raciale, affirmant :

« Isoler la race noire, et la laisser travailler seule à sa propre évolution, est une conception ridicule […]. Pour ma part, il ne me convient pas de compromettre par un geste inutilement téméraire, une cause juste. »

Sa grande vision, son courage politique et sa volonté de rechercher les solutions les meilleures y compris dans les contextes les plus difficiles, firent de lui, naturellement, sur la scène politique française, le trait d’union incontournable entre la métropole et l’Afrique, l’intermédiaire désigné entre l’administration et ses sujets africains.

 

symbole de justice3

 

gif anime puces 467Des ombres au tableau

 

Tout n’allait cependant pas pour le mieux en métropole où il comptait quelques esprits hostiles à sa philosophie et à sa vision politique. Des blocages se firent jour, plus ou moins nombreux selon les personnalités et les tendances politiques.

Au cours d’un débat à l’Assemblée, excédé par quelques comportements, et face à des collègues modérément acquis à sa théorie de l’assimilation, et nullement empressés d’octroyer les moyens de sa réalisation, il s’exclama : « Notre civilisation sera faite de la vôtre, où la vôtre tremblera ».

 

doc2

 

gif anime puces 467Fractures. L’heure des comptes.

 

Mais, curieusement, c’est en Afrique même (y compris dans son berceau, les Quatre Communes) que l’étoile du député Diagne offrit sa première pâleur, et que son aura prit les premiers coups sans doute les plus rudes. C’est bien en Afrique française qu’on attendait avec impatience et espoir, la fin du premier conflit mondial, pour goûter enfin à l’avènement d’une ère nouvelle pour les colonisés ; là-bas, où les promesses de lendemains meilleurs, assénées avec force par la mission Diagne avaient pénétré le plus profondément les esprits, tout particulièrement ceux des soldats et de leurs familles ; les « Évolués » (l’élite intellectuelle) aussi, qui rêvaient de cette future citoyenneté, synonyme d’ascension sociale, de respectabilité et d’égalité de traitement avec leurs homologues métropolitains.

— Fin de l’indigénat.

— Fin du travail forcé.

— Citoyenneté enfin !

 

monument aux morts à Bamako (Mali)

Maquette du monument consacré aux héros de l’Armée Noire érigé à Bamako (Mali),

(maquette conservée à Fréjus)

 

gif anime puces 467Victoire et honneurs ou victoire et misère ?

 

La guerre finie, les soldats africains rentrés chez eux, l’ambiguïté de la mission Diagne apparut rapidement au grand jour. Si le député sénégalais avait accepté cette mission, c’était sous la foi des promesses du président du Conseil Georges Clemenceau, promesses qu’il sut interpréter et mettre en musique auprès des populations africaines, avec le brio que l’on sait.

La signature de l’Armistice le 11 novembre 1918, ne signifia pas la démobilisation pour tous les soldats africains. Après la guerre, Blaise Diagne s’opposa fermement à l’utilisation de ces combattants noirs comme force de police, ou force de maintien de l’ordre dans l’Hexagone. Mais il accepta l’envoi de contingents à l’extérieur, en Grèce, en Orient et surtout en Allemagne, dans la Ruhr, comme force d’occupation, au grand dam des Allemands, tout particulièrement des Nazis dont l’épisode alimentera leur haine du Noir (« la Honte noire »).

Pour ceux qui furent démobilisés, le rapatriement, par sa lenteur et ses multiples déconvenues, fut un véritable cauchemar. Mais, le pire était à venir.

Si la loi votée en 1919 entérinait la promesse de prime de démobilisation, « son application fut réduite aux citoyens des Quatre Communes !  »

Si l’intervention de Diagne permit une relative correction, qui étendait le bénéfice de la prime à tous les anciens combattants, elle devint en réalité tout à fait fictive pour un grand nombre d’entre eux. Et pour cause :

« Plus irritante, décourageante, est l’invraisemblable paperasserie à laquelle se heurtaient ces gens simples. En principe, les primes doivent être accordées au vu de déclarations d’états de service établies par les corps d’origine… Un arrêté de novembre 1919 fixe à sept « papiers » pour une veuve indigène, huit pour un tuteur, le nombre de pièces qu’il est nécessaire de produire pour prétendre à une rente viagère !La maladie incurable de la bureaucratie française se reflète dans ces absurdités…

Malgré les instructions du ministère des Colonies de passer outre, les autorités multiplient souvent les complications. » (Marc Michel, L’Appel à l’Afrique, thèse, Sorbonne).

Dans ces conditions plusieurs anciens combattants ne perçurent ni prime de démobilisation, ni pension, ou avec retard, ou avec un taux considérablement réduit par rapport aux promesses.

Mais les plus à plaindre furent sans aucun doute les blessés, mutilés et invalides rapatriés. À cet égard, une mission d’inspection dépêchée sur place note dans son rapport :

« Une mesure très regrettable a été de renvoyer des infirmes, des aveugles, des amputés, des déchés humains sans la moindre pension sous prétexte que ces infirmités ne résultaient pas de faits de guerre. » (Signé : l’inspecteur général des Colonies, Emile Demaret).

Bref, pour beaucoup, ce fut une profonde déception, et une grande amertume durable.

Les anciens soldats et leurs familles ne furent pas les seuls déçus et les seuls amers. En effet, quid de la citoyenneté promise ? De la fin de l’indigénat et du travail forcé ? Quant aux emplois réservés promis au cours de la mission Diagne, seuls quelques rares privilégiés purent y accéder. Pour tous, la déconvenue fut grande.

Les fameux décrets exhibés par Blaise Diagne lors de sa tournée de recrutement en 1918, ne furent pas appliqués. L’administration sur place constitua un verrou essentiel à l’application des mesures décidées à Paris.

« Et, de fait, même au niveau supérieur, y compris parmi les hauts fonctionnaires, beaucoup ne partagent pas ce libéralisme et préconisent le retour au statu quo ante, comme le réclame sans ambages Raphaël Antonetti, gouverneur en Côte d’Ivoire :

L’administration ne peut se trouver désarmée contre un ancien tirailleur, sa femme ou ses enfants qui auront contrevenu à la légalité des armes à feu, détérioré le matériel de l’administration locale, allumé un feu de brousse ou contaminé une prise d’eau […]. Le plus simple serait de laisser les choses en l’état… »

Au loin les belles promesses. Les anciens combattants, ainsi que les « évolués » demeurent indigènes et sujets, comme avant la guerre. En 1926, soit huit ans après la fin de la Grande Guerre, pour toutes les colonies françaises d’Afrique —30 000 000 d’habitants— il n’y eut que 84 sujets à accéder à la nationalité française, soit trois naturalisations par colonie en huit ans.

 

colère1

 

Cependant, parmi tant de motifs d’insatisfaction, quelques lueurs heureuses : les promesses en faveur de l’éducation et de la santé. Ce fut, entre autres, rapidement, au lendemain de la guerre, la création de la célèbre École William Ponty (du nom d’un ancien gouverneur général d’AOF) implantée au Sénégal, pour toute l’Afrique occidentale française ; véritable pépinière de futurs cadres africains. De même que l’École vétérinaire ; ce qui fut d’un apport non négligeable pour l’agriculture.

Mais, dans l’esprit de la majorité des Africains au-delà des seuls anciens soldats, le bilan des promesses affiche un énorme déficit. C’est aussi en Afrique que Diagne se heurte à l’écueil le plus redoutable pour son image et sa brillante carrière.

 

tristesse3

 

gif anime puces 467Défiance et solitude

 

Ce bilan contrasté, voire globalement négatif pour plus d’un, amena de jeunes intellectuels africains, naguère admirateurs et émules de Diagne, à quitter le premier cercle de ses adulateurs, ou à se détourner de son action et de ses théories, notamment celle de l’assimilation. Parmi eux, le plus proche du député, naguère son jeune protégé, Léopold Sédar Senghor (par ailleurs favorable à l’assimilation politique mais ostensiblement hostile à l’assimilation culturelle), qui oppose à la « République française une et indivisible » chère à Blaise Diagne, sa propre théorie, celle de la « République française une et divisible ».

Il invente surtout (avec le Martiniquais Aimé Césaire) le fameux concept de « Négritude », défini comme la reconnaissance de l’ensemble des valeurs du monde négro-africain. Et, pour nombre de jeunes intellectuels, sénégalais en particulier, l’« anti-assimilationnisme » naît et se développe dans les esprits, et avec lui, les premiers germes du nationalisme.

 

Et le poète Senghor de rendre hommage à ses « frères de couleur » morts pour la France, et dont le sacrifice demeure ignoré, tel dans son recueil « Hosties noires » dédié aux « Tirailleurs sénégalais morts pour la France ».

« On fleurit les tombes :

On réchauffe le soldat inconnu

Vous mes frères obscurs

Personne ne vous nomme. »

 

D’autres eurent des attitudes plus fermes et moins poétiques : le nationalisme germant dans les esprits d’où la figure de Blaise Diagne, figure naguère tutélaire, s’effaçait peu à peu, oubliée, parfois condamnée. Le traitre ! On osa jusqu’au blasphème !

Lâchée, l’icône défraîchie se tourna vers ceux qu’il combattait naguère : les commerçants bordelais, détenteurs du pouvoir économique dans les Quatre Communes, ce qui fit écrire méchamment, dans le quotidien l’AOF, édition du 1er mai 1924, par son adversaire politique Carpot : « Le député Blaise Diagne, adorant ce que naguère encore il brûlait, est devenu l’allié des coffres-forts bordelais. »

 

Fatigué et malade, le vieux héros s’éteignit le 11 mai 1934. Après lui, ses adversaires accédèrent au pouvoir et continuèrent d’instruire son procès, entre admiration et regrets.

 

Buste de B. Diagne

Statue de Blaise Diagne (Gorée)

 

gif anime puces 467Quelle relève ?

 

Blaise Diagne trouvait cependant réconfort et soutien auprès de quelques fidèles sûrs, mais surtout de sa famille, son épouse orléanaise et ses enfants, pour lesquels il fut « un éducateur attentif ». Tous se firent un nom dans la carrière choisie.

Adolphe, l’aîné, acheva sa carrière comme médecin, inspecteur général des Armées ; Raoul fut un brillant footballeur, le premier noir de l’équipe nationale de France (1931-1940), professeur à l’Institut national des sports de Vincennes, et entraîneur de l’équipe nationale du Sénégal (1963). Seul le benjamin, Roland, vécut au Sénégal.

 

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16 novembre 2014 7 16 /11 /novembre /2014 08:44

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BLAISE DIAGNE : ASSIMILATIONNISTE MILITANT

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L’assimilation, le combat d’une vie

 

Demba & Dupont

Demba et Dupont

 

gif anime puces 467Les fondements d’une doctrine

 

Blaise Diagne se sentait français dans l’âme, en même temps, profondément et constamment soucieux du sort et de l’avenir de ses frères de couleur, sujets français. Là réside sûrement une partie de l’explication de l’extraordinaire dynamisme qui caractérisa son action d’homme politique, en métropole et en Afrique.

S’il refusa la Légion d’Honneur que lui proposait Clemenceau, c’est parce qu’il estimait — affirma-t-il — n’avoir fait que son devoir.

Il est à préciser que Blaise Diagne n’attendit pas d’être promu Commissaire de la République pour se faire connaître par son activisme et sa propension à toucher à tout, et chercher à tout résoudre par le débat et l’action, dès que la République et l’avenir des colonies étaient en jeu, avec une ligne directrice constante : justice, égalité, droits pour tous.

Dès le lendemain de son élection comme député, en 1914, il entra en action de façon visible et décisive, à l’Assemblée comme dans la vie civique en général. Il se trouva rapidement au cœur du débat politique, avec toujours une attention particulière portée aux questions coloniales, attention accrue avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale et l’appel de la France à ses colonies.

A cet égard, il attaqua très violemment le général Charles Mangin qui avait toujours préconisé, avant et pendant la guerre, de faire de l’Afrique un « réservoir de soldats ».Ce général fut aussi le premier à réagir, tout aussi violemment à la promotion du député Diagne décidée par le président du Conseil, Georges Clemenceau.

Si, par ironie du sort les deux hommes jouèrent finalement le même rôle : la fourniture massive de l’armée française en combattants noirs, ils le firent pour des raisons bien opposées..

 

Ch. Mangin

Général Charles Mangin

 

Pour Mangin, l’objectif est purement militaire : donner à la France une force combattante capable d’assurer sa défense et son rang dans un contexte d’étiage démographique prononcé, trouver à l’extérieur des forces pour suppléer l’insuffisance de combattants métropolitains.

gif anime puces 851 

 Pour Diagne, la participation des sujets africains à la défense de la « Mère Patrie » était le moyen sans doute le plus sûr et le plus direct d’atteindre l’objectif final : l’assimilation culturelle et civique des sujets ainsi appelés à devenir des citoyens à part entière.

« Il y a affirmait-il le plus grand intérêt à faire passer le plus grand nombre possible d’Africains par l’École de l’Armée, de façon à ce qu’ils soient rendu à leur colonie d’origine plus instruits et mieux pénétrés de l’influence française. »

D’une manière générale, pour lui, « l’aboutissement logique de la colonisation devait être la fusion du colonisateur et du colonisé, dans une égalité absolue des droits et des devoirs » et de ce fait, il se révéla toujours un farouche défenseur d’une « République une et indivisible ».

Cette action de « francisation » complète devait, selon lui, commencer par ses frères « Originaires », ces Français des Quatre Communes qui présentaient alors ce paradoxe de se voir dispensés de l’obligation de la conscription.

Par conséquent, une des toutes premières actions du député élu en 1914 fut de faire prendre un décret, dès 1915, corrigeant cette anomalie. Désormais les Originaires étaient assujettis à l’obligation militaire comme leurs homologues métropolitains. C’était, pour lui, une condition essentielle pour justifier l’égalité des droits avec ces derniers.

 

Revue des troupes

Revue de troupes noires

 

gif anime puces 467Citoyens par les armes

 

Dès lors, le député devint sourcilleux sur le traitement réservé à ces « citoyens-soldats » sur le champ de bataille et dans les casernes. Ces derniers, sans doute encouragés par ce soutien tacite, ne manquaient pas de dénoncer, de plus en plus régulièrement, à partir de 1915, à leur député, « des vexations, des manifestations de racisme ordinaire de la part de cadres subalternes blancs : injures, mépris, voire coups. »

Et, à chaque plainte, le député réagissait aussitôt auprès de la hiérarchie militaire, ce qui finit par irriter quelque peu celle-ci contre « ces indigènes pas comme les autres ».

L’objectif et la démarche de Diagne furent constants : étendre progressivement la citoyenneté à tous les sujets, des Originaires aux autres habitants du Sénégal, puis à ceux de toute l’Afrique française. Sa philosophie se résume ainsi : « la reconnaissance politique et la citoyenneté contre l’acceptation de l’impôt du sang ».

Dans cette optique, il déposa un projet de loi voté en 1919, qui instaure l’obligation du service militaire dans toute l’Afrique française.

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Avant de revêtir le costume de Commissaire de la République, il intervenait régulièrement en vue de résoudre les conflits  opposant les autochtones et l’administration, et tentait d’ « adoucir » les méthodes du recrutement. Il intervint ainsi lors de la grave révolte de 1916 dans l’Ouest Volta, déclenchée contre le recrutement, pour tempérer la terrible répression de cette rébellion, en sauvant des villages de la destruction par le feu.

 

casque colo

 

gif anime puces 467Quelques cailloux dans la chaussure

 

La personne et l’action du Commissaire suscitèrent quelques inimitiés tenaces. D’aucuns lui reprochèrent d’avoir « vendu ses frères ». En réalité, l’origine de ces inimitiés était assez variée.

Néanmoins, c’est l’élévation à la dignité de Commissaire de la République qui valut à l’intéressé les plus véhémentes attaques, de même qu’une hostilité durable. Ces attaques venaient de ceux qui s’opposaient d’une part au principe de sa promotion, et d’autre part aux recrutements massifs de soldats en Afrique.

Les premières salves vinrent de son adversaire de toujours, le général Mangin, particulièrement irrité à la nomination d’un « Noir créé chef, démesurément grandi aux yeux de ses congénères », ce qu’il considérait comme «  un danger pour l’avenir ».

Une autre catégorie de Français mécontents de la promotion et de l’action de Diagne fut constituée par des commerçants établis en Afrique, craignant de voir partir pour le front leurs employés autochtones formés, mais surtout le personnel européen. Le président de la Compagnie française d’Afrique occidentale (CFAO), considère qu’une « telle mission conférée à un mandataire indigène, muni de pouvoirs très étendus à la tête d’un groupe important d’officiers français de tous grades, serait de nature à affaiblir le prestige de la race dominante ».

Et toujours en Afrique, les administrateurs, commandants et gouverneurs comptèrent également parmi les farouches opposants à la promotion et au rôle imparti au député (mais, des opposants muets, à quelques exceptions près). Véritablement, ce dernier fut la terreur de ces administrateurs de tous niveaux, constamment sommés de rendre des comptes et de se justifier, dans leurs rapports avec les indigènes, en plus de leur crainte des révoltes susceptibles d’advenir en réaction aux levées en masse de soldats.

Pour d’autres raisons sans doute, Diagne se heurta au jeune et nouveau gouverneur général de l’AOF, Joost Van Vollenhoven, installé à Dakar en 1917, qui voyait en lui l’incarnation de l’action du gouvernement central de Paris et d’une politique de recrutement qu’il désapprouvait dans ses méthodes et ses effets.

 

J.v V

Van Vollenhoven

(Officier et administrateur colonial d’origine néerlandaise, gouverneur de l’Indochine puis de l’AOF. Il fut le plus jeune gouverneur général d’Afrique occidentale française)

 

Le nouveau gouverneur général avait, plus d’une fois, exprimé ce désaccord avec Paris dans des rapports au ministre des colonies.

« Ne peut-on rappeler que, malgré de sanglants avertissements [allusion aux révoltes de populations noyées dans le sang], le commandement a voulu persister dans la guerre des effectifs ? N’est-ce pas lui qui, pour apaiser l’opinion publique (française) dont le sûr instinct allait voir juste, laissa entendre que cette guerre d’effectifs serait alimentée par de la chair noire au lieu de l’être par de la chair blanche ?

[…]

Cet empire africain qui est pauvre en hommes et riche en produits, laissez-lui sa misérable population pour le ravitaillement pendant la guerre et pour l’après-guerre ! Pour tirer de ce pays encore quelques millions d’hommes, on le mettra à feu et à sang et on le ruinera.

Il n’est pas d’homme connaissant la question qui puisse parler autrement que je vous parle et je vous assure que nous ne sommes pas de ces «petits Français ». »

Les propos du gouverneur général adressés au ministre sont parfois d’une véhémence insoupçonnée, tels ceux du rapport dont suit un extrait.

« La France avait demandé à ses colonies d’Afrique occidentale beaucoup plus que l’Angleterre à l’Inde… ; le Blanc était jusqu’alors toléré, parfois même aimé ; en se transformant en agent, il était devenu l’ennemi détesté, l’émule des chasseurs d’esclaves qu’il avait lui-même réduits à merci et auxquels il se substituait désormais. »

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Rien n’y fait. Paris continua sa « politique indigène » et Diagne triomphait dans sa tournée africaine de recrutement. De guerre lasse le jeune gouverneur général présenta sa démission et rentra en France pour s’engager dans l’armée et rejoindre le front où il fut tué quelques semaines plus tard à 40 ans.

 

 

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9 novembre 2014 7 09 /11 /novembre /2014 09:59

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LA GRANDE GUERRE : UN DÉPUTÉ NOIR AU SERVICE DE LA

FRANCE


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Blaise Diagne, le choix de Clemenceau

 

Gorée

Gorée

 

gif anime puces 467Blaise Diagne, un « Originaire »

 

« Originaire ». Ce raccourci désigne, de la seconde moitié du XIXe siècle au milieu du XXe, les ressortissants des Quatre Communes du Sénégal : Gorée, Saint-Louis, Rufisque et Dakar, qui correspondent aux plus anciennes implantations françaises d’Afrique occidentale. Ces communes, érigées en communes de plein exercice, reçurent par une ordonnance royale du 7 septembre 1840, le droit d’élire, en plus des conseillers municipaux et conseillers généraux, un député commun siégeant au Parlement français à Paris. Ainsi, les « Originaires » furent-ils citoyens français avant les Niçois et les Savoyards.

 

Blaise Diagne député

Blaise Diagne

 

Blaise Diagne, né à Gorée en 1872 d’un père cuisinier au service du père de Léopold Sedar Senghor (futur président du Sénégal et futur membre de l’Académie française), fut adopté, enfant, par une famille de métis aisés, « comme c’était souvent le cas d’enfants de domestiques ». Diagne confessera plus tard, lors d’une réunion électorale, à l’adresse de ses adversaires : « On a sorti ma généalogie. Oui, je suis le fils d’un cuisinier nègre et d’une pileuse de mil. »

 

Après ses études primaires à l’école des Frères de Ploërmel, implantée de longue date au Sénégal, le jeune Diagne bénéficie d’une bourse pour continuer sa scolarité à l’Institut Fabre d’Aix-en-Provence. Mais, pour raison de santé, il regagne prématurément son Sénégal natal, Saint-Louis précisément où il achève ses études secondaires.

Reçu au concours des Douanes et engagé comme commis en 1892, dans le cadre de l’administration coloniale, il est affecté successivement au Dahomey (Bénin actuel), au Gabon (assimilé à l’époque au territoire du Congo), à la Réunion, puis à Madagascar.

Diagne est plutôt sévèrement jugé dans les rapports de ses supérieurs hiérarchiques, administrateurs et gouverneurs français avec lesquels il a souvent des démêlés. Le gouverneur de Madagascar, Augagneur, exaspéré par son comportement, ses réparties et sa « suffisance », le met à la disposition du ministre des Finances avec cette appréciation :

« Doué à un degré incroyable d’un esprit d’intrigue, d’un désir d’autorité, d’une susceptibilité dans la discussion de ses intérêts et d’explication de ses actes, qui le rendent très dangereux. »

Gallieni, le futur général, dit de lui en 1904 : « Diagne ferait un bon agent s’il n’était ombrageux et sournoisement frondeur. »

Mais, pour Diagne, un rêve est accompli : il est à Paris. Il y noue sans tarder des relations avec des personnalités en vue, politiques, administratifs, intellectuels, artistes…

De nouveau muté en Guadeloupe, loin de Paris, il n’en continue pas moins à nouer et cultiver des relations, notamment avec des cadres et politiques antillais : guadeloupéens, martiniquais…

En congé de convalescence en France, il profite de cette disponibilité provisoire pour préparer les élections législatives de 1914. Il sera candidat chez lui, au Sénégal, pour devenir député à Paris, le député des Quatre Communes. Dès lors, il prépare activement sa campagne avec comme slogans et arguments phares : la même justice pour les Blancs et les Noirs, et surtout l’égalité par l’assimilation. Pour lui, cette notion d’assimilation n’est pas un simple slogan électoral, c’est sa conviction profonde et elle sera le combat de sa vie.

Il est brillamment élu député en 1914, devenant le premier député noir d’Afrique à la Chambre. Son élection met un terme à la suprématie politique et électorale des métis, Saint-Louis et dans l’ensemble des Quatre Communes.

 

gif anime puces 467Le Commissaire de la République au service de la France

 

Le 16 novembre 1917, Georges Clemenceau (le Tigre), prend les rênes d’une France submergée par un conflit d’une ampleur sans précédent, insatiable en combattants, en matériel et en travailleurs. Le pays est au bord de l’asphyxie, à court de stratégie. L’heure est grave, l’avenir plus qu’incertain.

Depuis le 1er janvier 1917, l’état-major ne cesse de sonner l’alarme : la France n’a plus de réserve d’effectifs, il va très bientôt manquer 200 000 combattants pour faire face à l’Allemagne et ses alliés.

Charles Mangin, le théoricien et promoteur de la « Force Noire », a une solution dont il fait part à Clemenceau. Il lui affirme « qu’on pourrait encore puiser plus de 360 000 combattants et 250 000 travailleurs dans l’Empire colonial français, dont 70 000 tirailleurs dans les territoires français d’Afrique occidentale. »

Mais cette Afrique a déjà donné, et continue de donner, des dizaines de milliers de combattants et de travailleurs depuis le déclenchement de la guerre en 1914. Effort sans précédent imposé aux populations : recrutements, travail obligatoire, fourniture de produits divers, de même que la charge d’entretenir les recrues hébergées dans des camps provisoires avant leur transfert en métropole.

La contribution militaire et économique est durement ressentie dans tous les territoires où elle provoque çà et là, depuis 1915, des mouvements d’humeur, parfois des révoltes très durement réprimées.

C’est alors qu’entre en scène le député Diagne faisant irruption sur la scène politique, où il s’affirme comme l’homme du moment désormais incontournable.

 

gif anime puces 4671918 : L’année Diagne. Le recours

 

Clemenceau

Le Tigre

 

Clemenceau intègre le député sénégalais dans son cabinet, crée pour lui un poste spécial, celui de Commissaire de la République, « en attendant les Américains », lui confie une mission exceptionnelle dont les objectifs sont clairement définis :

-rétablir la confiance entre la France et ses sujets africains, en confirmant les meilleures intentions de la métropole à leur égard.

-surtout recruter les soldats et les travailleurs dont la France a un besoin vital.

La stature du député Diagne, déjà auréolée par un parcours exceptionnel est encore grandie par la gravité de la situation. C’est donc volontiers qu’il accepte la mission et l’honneur qui s’y rattache.

La tâche ne paraît pas impossible à l’intéressé ; cette mission semble taillée à sa mesure comme à celle de ses ambitions.

Pour l’accomplir il entend se présenter en Afrique, non comme le député du Sénégal (plutôt des Quatre Communes), celui d’une minorité de citoyens français parmi la masse des sujets, mais comme fils authentique de l’Afrique, porteur de l’intérêt de ses habitants et trait d’union entre la France et ses colonies africaines.

Il a l’extrême habileté de forger un langage et une attitude parfaitement adaptés à la circonstance et joue à fond sur les ressorts psychologiques et affectifs, ce qui lui permet d’apparaître comme la « voix authentique de l’Afrique ».

 

accueil à Dakar

Accueil de la mission Diagne à Dakar

 

gif anime puces 467Le triomphe

 

L’escorte qui entoure le Commissaire dans sa tournée africaine est des plus imposantes. Composée avec soin de 350 personnalités éminentes, sa formation ne laisse rien au hasard : des Blancs, commandants, administrateurs, gouverneurs et un journaliste (notoirement connu pour sa violence germanophobe, Pierre Alype), des Noirs : officiers (les tout premiers de l’armée française), chargés de décorations, des fils de rois, des dignitaires ou princes, bref, tout ce qu’il faut pour impressionner le public et lui arracher une franche adhésion aux objectifs de la mission Diagne.

 

Diagne arrive en Afrique lourdement muni de moyens matériels, mais aussi de moyens psychologiques imparables.

Ces moyens sont d’abord financiers. Paris a pris soin de mettre dans l’escarcelle du député recruteur 800 000 francs sous le titre de « dédommagements aux collectivités indigènes », destinés pour l’essentiel à assurer des faveurs aux chefs coutumiers, sans lesquels la mission ne saurait atteindre ses objectifs. Les sommes accordées varient selon la notoriété de ces chefs, de 6 à 20 francs pas soldat recruté.

Mais surtout, Diagne sut tenir aux chefs ainsi qu’aux humbles, les paroles appropriées pour inspirer confiance et sympathie pour la France, surtout pour désirer servir sa cause.

Partout, à Dakar comme à Bamako, le cortège draine des foules immenses et enthousiastes sur son passage. A Dakar principalement, c’est le délire à chaque rassemblement : « A Dakar, l’accueil prévu est impressionnant… et il l’est réellement : arrivée du Commissaire de la République saluée par 15 coups de canon ; réception en présence du Tout Dakar ; défilé devant une foule électrisée… »

La mission commence et se poursuit comme une grande tournée de propagande psychologique et dure 6 mois. Diagne n’oublie aucune couche, aucune catégorie sociale, mais surtout aucun chef traditionnel, grand ou petit. Les recrutements commencés aussitôt l’arrivée de la mission, montent crescendo, jour après jour.

Mais l’essentiel des discours et propos du député est consacré à la deuxième catégorie de moyens promis par la France, des promesses pour le présent et pour l’avenir, auxquelles les Africains, grands et petits, sont particulièrement sensibles. Clemenceau avait tenu à asseoir ces promesses sur la foi de sa caution et du sceau de la nation. Une batterie de décrets laisse entrevoir pour les indigènes un avenir meilleur, du moins pour ceux qui répondront favorablement à l’appel de la France.

 

Tout d’abord pour les futurs soldats une prime d’incorporation de 20 francs puis, une solde revalorisée  une fois sur le terrain ; pour leurs familles, la suppression des prestations exigées de tous les indigènes : fourniture de produits divers, travail obligatoire, mais aussi dégrèvements fiscaux et prime mensuelle de 15 francs.

Enfin, des perspectives de promotion sociale à l’issue du temps de service actif pour les anciens combattants rentrés au pays : emplois réservés dans les services publics, et surtout, l’acquisition de la citoyenneté française pleine et entière, ce qui signifie la fin du régime de l’indigénat. D’autres décrets promettent un effort tout particulier dans les domaines de la santé et de l’éducation par la création d’instituts et d’écoles spécialisées : agriculture, médecine, enseignement pour former les futurs cadres autochtones.

Bref, des promesses inédites, exceptionnelles pour une mission exceptionnelle qui fut couronnée d’un immense succès, au-delà de toutes les espérances, y compris les plus optimistes.

 

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gif anime puces 467Mission accomplie

 

Clemenceau avait chargé Blaise Diagne de trouver d’urgence 40 000 hommes en Afrique. Il en a recruté 77 000 : 63 000 en Afrique occidentale française (AOF) et 14 000 en Afrique Équatoriale française (AEF), parmi lesquels un record d’engagés volontaires, à la grande satisfaction du gouvernement, mais surtout de l’état-major.

La mission Diagne, par l’ampleur de la foule touchée, par l’importance des résultats obtenus, par l’éclat de sa réussite, n’a pas d’équivalent dans l’histoire coloniale de l’Afrique.

Bien vite, Blaise Diagne entre dans la mythologie africaine sous les traits du héros noir qui défend et protège ses frères de couleur contre les exactions et méfaits du colonisateur blanc. Des chansons sont improvisées à sa gloire et chantées partout sur le continent, bien longtemps après la Grande Guerre.

Cependant le héros de cette mission à la réussite exceptionnelle refusa la Légion d’Honneur que lui propose Clemenceau.

 

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