LA GRANDE GUERRE : UN DÉPUTÉ NOIR AU SERVICE DE LA
FRANCE
Blaise Diagne, le choix de Clemenceau
Gorée
Blaise Diagne, un « Originaire »
« Originaire ». Ce raccourci désigne, de la seconde moitié du XIXe siècle au milieu du XXe, les ressortissants des Quatre Communes du Sénégal : Gorée, Saint-Louis, Rufisque et Dakar, qui correspondent aux plus anciennes implantations françaises d’Afrique occidentale. Ces communes, érigées en communes de plein exercice, reçurent par une ordonnance royale du 7 septembre 1840, le droit d’élire, en plus des conseillers municipaux et conseillers généraux, un député commun siégeant au Parlement français à Paris. Ainsi, les « Originaires » furent-ils citoyens français avant les Niçois et les Savoyards.
Blaise Diagne
Blaise Diagne, né à Gorée en 1872 d’un père cuisinier au service du père de Léopold Sedar Senghor (futur président du Sénégal et futur membre de l’Académie française), fut adopté, enfant, par une famille de métis aisés, « comme c’était souvent le cas d’enfants de domestiques ». Diagne confessera plus tard, lors d’une réunion électorale, à l’adresse de ses adversaires : « On a sorti ma généalogie. Oui, je suis le fils d’un cuisinier nègre et d’une pileuse de mil. »
Après ses études primaires à l’école des Frères de Ploërmel, implantée de longue date au Sénégal, le jeune Diagne bénéficie d’une bourse pour continuer sa scolarité à l’Institut Fabre d’Aix-en-Provence. Mais, pour raison de santé, il regagne prématurément son Sénégal natal, Saint-Louis précisément où il achève ses études secondaires.
Reçu au concours des Douanes et engagé comme commis en 1892, dans le cadre de l’administration coloniale, il est affecté successivement au Dahomey (Bénin actuel), au Gabon (assimilé à l’époque au territoire du Congo), à la Réunion, puis à Madagascar.
Diagne est plutôt sévèrement jugé dans les rapports de ses supérieurs hiérarchiques, administrateurs et gouverneurs français avec lesquels il a souvent des démêlés. Le gouverneur de Madagascar, Augagneur, exaspéré par son comportement, ses réparties et sa « suffisance », le met à la disposition du ministre des Finances avec cette appréciation :
« Doué à un degré incroyable d’un esprit d’intrigue, d’un désir d’autorité, d’une susceptibilité dans la discussion de ses intérêts et d’explication de ses actes, qui le rendent très dangereux. »
Gallieni, le futur général, dit de lui en 1904 : « Diagne ferait un bon agent s’il n’était ombrageux et sournoisement frondeur. »
Mais, pour Diagne, un rêve est accompli : il est à Paris. Il y noue sans tarder des relations avec des personnalités en vue, politiques, administratifs, intellectuels, artistes…
De nouveau muté en Guadeloupe, loin de Paris, il n’en continue pas moins à nouer et cultiver des relations, notamment avec des cadres et politiques antillais : guadeloupéens, martiniquais…
En congé de convalescence en France, il profite de cette disponibilité provisoire pour préparer les élections législatives de 1914. Il sera candidat chez lui, au Sénégal, pour devenir député à Paris, le député des Quatre Communes. Dès lors, il prépare activement sa campagne avec comme slogans et arguments phares : la même justice pour les Blancs et les Noirs, et surtout l’égalité par l’assimilation. Pour lui, cette notion d’assimilation n’est pas un simple slogan électoral, c’est sa conviction profonde et elle sera le combat de sa vie.
Il est brillamment élu député en 1914, devenant le premier député noir d’Afrique à la Chambre. Son élection met un terme à la suprématie politique et électorale des métis, Saint-Louis et dans l’ensemble des Quatre Communes.
Le Commissaire de la République au service de la France
Le 16 novembre 1917, Georges Clemenceau (le Tigre), prend les rênes d’une France submergée par un conflit d’une ampleur sans précédent, insatiable en combattants, en matériel et en travailleurs. Le pays est au bord de l’asphyxie, à court de stratégie. L’heure est grave, l’avenir plus qu’incertain.
Depuis le 1er janvier 1917, l’état-major ne cesse de sonner l’alarme : la France n’a plus de réserve d’effectifs, il va très bientôt manquer 200 000 combattants pour faire face à l’Allemagne et ses alliés.
Charles Mangin, le théoricien et promoteur de la « Force Noire », a une solution dont il fait part à Clemenceau. Il lui affirme « qu’on pourrait encore puiser plus de 360 000 combattants et 250 000 travailleurs dans l’Empire colonial français, dont 70 000 tirailleurs dans les territoires français d’Afrique occidentale. »
Mais cette Afrique a déjà donné, et continue de donner, des dizaines de milliers de combattants et de travailleurs depuis le déclenchement de la guerre en 1914. Effort sans précédent imposé aux populations : recrutements, travail obligatoire, fourniture de produits divers, de même que la charge d’entretenir les recrues hébergées dans des camps provisoires avant leur transfert en métropole.
La contribution militaire et économique est durement ressentie dans tous les territoires où elle provoque çà et là, depuis 1915, des mouvements d’humeur, parfois des révoltes très durement réprimées.
C’est alors qu’entre en scène le député Diagne faisant irruption sur la scène politique, où il s’affirme comme l’homme du moment désormais incontournable.
1918 : L’année Diagne. Le recours
Le Tigre
Clemenceau intègre le député sénégalais dans son cabinet, crée pour lui un poste spécial, celui de Commissaire de la République, « en attendant les Américains », lui confie une mission exceptionnelle dont les objectifs sont clairement définis :
-rétablir la confiance entre la France et ses sujets africains, en confirmant les meilleures intentions de la métropole à leur égard.
-surtout recruter les soldats et les travailleurs dont la France a un besoin vital.
La stature du député Diagne, déjà auréolée par un parcours exceptionnel est encore grandie par la gravité de la situation. C’est donc volontiers qu’il accepte la mission et l’honneur qui s’y rattache.
La tâche ne paraît pas impossible à l’intéressé ; cette mission semble taillée à sa mesure comme à celle de ses ambitions.
Pour l’accomplir il entend se présenter en Afrique, non comme le député du Sénégal (plutôt des Quatre Communes), celui d’une minorité de citoyens français parmi la masse des sujets, mais comme fils authentique de l’Afrique, porteur de l’intérêt de ses habitants et trait d’union entre la France et ses colonies africaines.
Il a l’extrême habileté de forger un langage et une attitude parfaitement adaptés à la circonstance et joue à fond sur les ressorts psychologiques et affectifs, ce qui lui permet d’apparaître comme la « voix authentique de l’Afrique ».
Accueil de la mission Diagne à Dakar
Le triomphe
L’escorte qui entoure le Commissaire dans sa tournée africaine est des plus imposantes. Composée avec soin de 350 personnalités éminentes, sa formation ne laisse rien au hasard : des Blancs, commandants, administrateurs, gouverneurs et un journaliste (notoirement connu pour sa violence germanophobe, Pierre Alype), des Noirs : officiers (les tout premiers de l’armée française), chargés de décorations, des fils de rois, des dignitaires ou princes, bref, tout ce qu’il faut pour impressionner le public et lui arracher une franche adhésion aux objectifs de la mission Diagne.
Diagne arrive en Afrique lourdement muni de moyens matériels, mais aussi de moyens psychologiques imparables.
Ces moyens sont d’abord financiers. Paris a pris soin de mettre dans l’escarcelle du député recruteur 800 000 francs sous le titre de « dédommagements aux collectivités indigènes », destinés pour l’essentiel à assurer des faveurs aux chefs coutumiers, sans lesquels la mission ne saurait atteindre ses objectifs. Les sommes accordées varient selon la notoriété de ces chefs, de 6 à 20 francs pas soldat recruté.
Mais surtout, Diagne sut tenir aux chefs ainsi qu’aux humbles, les paroles appropriées pour inspirer confiance et sympathie pour la France, surtout pour désirer servir sa cause.
Partout, à Dakar comme à Bamako, le cortège draine des foules immenses et enthousiastes sur son passage. A Dakar principalement, c’est le délire à chaque rassemblement : « A Dakar, l’accueil prévu est impressionnant… et il l’est réellement : arrivée du Commissaire de la République saluée par 15 coups de canon ; réception en présence du Tout Dakar ; défilé devant une foule électrisée… »
La mission commence et se poursuit comme une grande tournée de propagande psychologique et dure 6 mois. Diagne n’oublie aucune couche, aucune catégorie sociale, mais surtout aucun chef traditionnel, grand ou petit. Les recrutements commencés aussitôt l’arrivée de la mission, montent crescendo, jour après jour.
Mais l’essentiel des discours et propos du député est consacré à la deuxième catégorie de moyens promis par la France, des promesses pour le présent et pour l’avenir, auxquelles les Africains, grands et petits, sont particulièrement sensibles. Clemenceau avait tenu à asseoir ces promesses sur la foi de sa caution et du sceau de la nation. Une batterie de décrets laisse entrevoir pour les indigènes un avenir meilleur, du moins pour ceux qui répondront favorablement à l’appel de la France.
Tout d’abord pour les futurs soldats une prime d’incorporation de 20 francs puis, une solde revalorisée une fois sur le terrain ; pour leurs familles, la suppression des prestations exigées de tous les indigènes : fourniture de produits divers, travail obligatoire, mais aussi dégrèvements fiscaux et prime mensuelle de 15 francs.
Enfin, des perspectives de promotion sociale à l’issue du temps de service actif pour les anciens combattants rentrés au pays : emplois réservés dans les services publics, et surtout, l’acquisition de la citoyenneté française pleine et entière, ce qui signifie la fin du régime de l’indigénat. D’autres décrets promettent un effort tout particulier dans les domaines de la santé et de l’éducation par la création d’instituts et d’écoles spécialisées : agriculture, médecine, enseignement pour former les futurs cadres autochtones.
Bref, des promesses inédites, exceptionnelles pour une mission exceptionnelle qui fut couronnée d’un immense succès, au-delà de toutes les espérances, y compris les plus optimistes.
Mission accomplie
Clemenceau avait chargé Blaise Diagne de trouver d’urgence 40 000 hommes en Afrique. Il en a recruté 77 000 : 63 000 en Afrique occidentale française (AOF) et 14 000 en Afrique Équatoriale française (AEF), parmi lesquels un record d’engagés volontaires, à la grande satisfaction du gouvernement, mais surtout de l’état-major.
La mission Diagne, par l’ampleur de la foule touchée, par l’importance des résultats obtenus, par l’éclat de sa réussite, n’a pas d’équivalent dans l’histoire coloniale de l’Afrique.
Bien vite, Blaise Diagne entre dans la mythologie africaine sous les traits du héros noir qui défend et protège ses frères de couleur contre les exactions et méfaits du colonisateur blanc. Des chansons sont improvisées à sa gloire et chantées partout sur le continent, bien longtemps après la Grande Guerre.
Cependant le héros de cette mission à la réussite exceptionnelle refusa la Légion d’Honneur que lui propose Clemenceau.