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22 novembre 2015 7 22 /11 /novembre /2015 09:48

SÉNÈQUE, COMMENT PLEURER LA MORT D’UN AMI

Entre amertume et mesure

Tu ne te remets pas de la mort de ton ami Flaccus : je ne voudrais pourtant pas que tu t'affliges plus que de raison. Je n'oserais te demander de ne pas t'affliger du tout... ce serait le mieux, je le sais. Peut-on posséder une telle fermeté quand on n'est pas déjà bien au-dessus des coups de la Fortune ? Même dans ce cas on sera blessé d'un si grand malheur, mais blessé seulement. À nous, on peut pardonner nos larmes si elles ne coulent pas avec trop d'abondance, si nous-mêmes les réprimons. Nos yeux ne doivent pas rester secs, à la perte d'un ami, mais ils ne doivent pas non plus se transformer en torrents : il faut pleurer, et non se répandre en lamentations. Tu trouves que la loi que je t'impose est dure ? Mais le plus grand des poètes grecs a limité à un jour le droit de pleurer, et il a dit que « même Niobé eut envie de manger1 ».

Tu me demandes d'où viennent ces lamentations, ces pleurs sans mesure ? Par nos larmes, nous voulons prouver nos regrets ; nous ne cédons pas à notre douleur ; nous en faisons plutôt étalage. On n'est jamais triste pour soi-même. Ô funeste folie ! On veut parader jusque dans la douleur ! « Eh quoi ! me diras-tu : je devrais oublier mon ami ? » Tu lui assures un bref séjour dans ton souvenir s'il ne doit y rester que le temps que durera ta douleur. Bientôt un hasard fera renaître le rire sur ton visage ; pas besoin même de s'en remettre au temps, qui adoucit tous les regrets et calme les deuils les plus cruels. Dès que tu auras cessé de t'observer, l'image de la tristesse s'évanouira : à présent tu surveilles toi-même ta douleur, mais elle échappera aussi à ta vigilance, et cessera d'autant plus vite qu'elle est plus vive. Faisons tout pour nous souvenir avec plaisir de nos amis disparus ; personne n'aime à revenir sur des pensées qui s'accompagnent de tortures. Si pourtant il est nécessaire d'éprouver une souffrance quand le nom de ceux que nous avons aimés ressurgit, cette souffrance est indissociable d'une forme de plaisir.

SÉNÈQUE, COMMENT PLEURER LA MORT D’UN AMI

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Plaisir et amertume du souvenir

Comme le disait souvent notre cher Attale [philosophe stoïcien], « le souvenir de nos amis défunts est suave et âpre à la fois, comme un vin trop vieux dont l'amertume nous plaît ; mais après quelque temps toute l'âpreté disparaît et ne reste en nous qu'un plaisir sans mélange ».

Si nous l'en croyons, « penser que nos amis sont toujours vivants, c'est nous régaler de miel et de gâteau ; le souvenir de ceux qui ne sont plus est un plaisir mêlé d'amertume. Or qui niera que les mets amers et un peu âcres sont un excitant pour l'estomac ? ». Je ne suis pas de cet avis ; pour moi, le souvenir de mes amis défunts est doux : quand je les avais près de moi, je me disais que je devais les perdre ; maintenant que je les ai perdus, je me dis que je les ai toujours près de moi !

Fais donc, mon cher Lucilius, ce qui convient à ta pondération naturelle ; cesse de mal interpréter les bienfaits de la Fortune. Elle les a repris, mais elle les avait donnés. Profitons pleinement de nos amis, puisqu'on ne sait combien de temps durera ce bonheur. Songeons que bien des fois nous les avons abandonnés pour un long voyage à l'étranger ; que bien des fois, tout en habitant le même lieu qu'eux, nous avons négligé de leur rendre visite : nous comprendrons alors qu'il y a eu plus de temps perdu que mis à profit, et cela de leur vivant.

Peut-on admettre que ceux qui ont gravement négligé leurs amis les pleurent ensuite abondamment, et ne montrent leur amour qu'après le décès ? Si l'on s'afflige si violemment, c'est que l'on craint de ne pas avoir montré un attachement très vif ; on cherche avec bien du retard à donner des preuves de son affection. Si nous avons d'autres amis, nous les traitons et les jugeons bien mal, puisqu'ils ne suffisent pas à nous consoler de la perte d'un seul2. Si nous n'en avons pas, le tort que nous nous faisons à nous-mêmes est plus grave que celui qui nous est infligé par le sort. Il ne nous en a enlevé qu'un : nous n'avons pas pu nous en faire un seul autre ! Et puis, on n'en a même pas vraiment aimé un, quand on n'a pas pu en aimer plus d'un. Si un homme dépouillé de la seule tunique qu'il possédait préférait rester à se lamen­ter plutôt que de chercher un moyen d'échapper au froid et un vêtement dont se recouvrir les épaules, tu le prendrais pour un pauvre fou, n'est-ce pas? Tu as enseveli celui que tu aimais : cherche celui que tu vas aimer. Mieux vaut remplacer un ami que le pleurer.

Je sais que les remarques que je vais ajouter sont banales ; tout le monde les fait : est-ce une raison pour que je les omette ? Si on ne peut mettre fin à sa douleur par la volonté, c'est le temps qui s'en chargera. Mais c'est une honte pour un sage que de guérir sa douleur simplement parce qu'il est las de souffrir. Abandonne ta peine avant d'être abandonné par elle, je t'en prie! Mets tout de suite un terme à ce que tu ne saurais continuer longtemps de faire, malgré ton désir. Nos ancêtres instituèrent une année de deuil pour les veuves, non pour le faire durer tout ce temps, mais pour qu'il ne se prolonge pas au-delà. Pour les hommes, il n'y a point de temps légal, parce qu'il n'y en a point de raisonnable.

Un temps pour les larmes, avant la consolation et le souvenir

Et pourtant, parmi ces pauvres femmes, qu'on eut tant de peine à détourner du bûcher et à arracher au cadavre de leur époux, m'en citeras-tu une seule qui continua de pleurer pendant un mois entier ? Rien ne devient plus vite détestable que la douleur : quand elle est de fraîche date, elle trouve un consolateur, et attire à elle quelques amis ; mais quand elle dure depuis longtemps, elle prête à rire. Et cela non sans raison, car il s'agit ou de simulation ou de folie !

Et moi qui t'écris ces lignes, j'ai pleuré Annaeus Sérénus [préfet des vigiles sous Néron], un ami que j'aimais tendrement, avec tant d'excès que, à mon grand regret, je me place parmi ceux que la douleur a terrassés. Aujourd'hui cependant, je condamne mon attitude et je comprends que la cause essentielle d'une telle souffrance était que je n'avais pensé qu'il pût mourir avant moi. Je ne voyais qu'une chose : il était plus jeune, et même beaucoup plus jeune que moi. Comme si la mort respectait un ordre de passage ! Il faut toujours penser que, comme nous, nos amis sont mortels. J'aurais dû dire alors : « Mon cher Sérénus est plus jeune : qu'importe ? Il doit mourir après moi, mais il peut mourir avant moi. » Je ne l'ai pas fait, et le destin m'a surpris en le frappant tout d'un coup. À présent, je pense que tout est mortel et donc soumis à la loi du hasard. Aujourd'hui précisément peut arriver tout ce qui peut aussi arriver n'importe quel jour. Songeons donc, Lucilius, très cher ami, que nous toucherons bien vite au terme où, à notre grand regret, a touché ton ami. Et peut-être, si du moins les sages ont raison de proclamer qu'il existe un lieu où nous nous retrouverons tous, celui que nous croyons avoir perdu n'a-t-il fait que nous précéder. Adieu.

Sénèque, Lettres à Lucilius.

SÉNÈQUE, COMMENT PLEURER LA MORT D’UN AMI

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1. Les enfants de Niobé furent tués par Apollon.

2. Octavie, sœur d’Auguste, pleurant toute sa vie son fils Marcellus.

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