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19 juillet 2015 7 19 /07 /juillet /2015 07:49

LA MORT, CONDITION DE LA VIE

 

 

LA MORT, CONDITION DE LA VIE

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Vieillesse et mort, courage et sérénité

 

Je viens de voir Bassus Aufidius [Historien], cet excellent homme : il est brisé et lutte contre l'âge. Mais la charge qui pèse sur lui est trop lourde pour être soulevée : la vieillesse l'accable à présent de tout son poids. Tu sais qu'il a toujours eu un corps faible et desséché. Longtemps il a maintenu l'édifice en l'état, ou, plus exactement, il a fait des ajustements ; mais tout d'un coup, toutes ses forces ont lâché. Dans un bateau qui prend l'eau, on bouche une ou deux fissures, mais lorsqu'il se met à craquer et à céder en de multiples endroits, c'est l'effondrement sans recours possible : de même, chez un vieillard, on peut jusqu'à un certain point soutenir et renforcer les points faibles ; mais lorsque tous les murs, dans un bâtiment délabré, se fendent et que l'un se désagrège tandis que l'autre est en réparation, il faut alors chercher le meilleur moyen de faire sa sortie. Notre ami Bassus, pourtant, garde un cœur plein d'énergie, et cela grâce à la philosophie : à la vue de la mort, il reste gai, et quel que soit son état physique, il conserve son courage et sa joie ; il ne se laisse pas abattre, même si son corps est abattu. Un bon pilote continue de naviguer quand les voiles sont déchirées ; s'il a perdu ses agrès, il s'arrange avec ce qui reste du vaisseau et poursuit sa course. C'est ce que fait Bassus : il regarde sa propre mort avec sur son visage et dans son cœur un calme que tu jugerais même excessif s'il s'agissait de la mort d'autrui.

 

LA MORT, CONDITION DE LA VIE

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 La grande affaire !

C'est une grande affaire, Lucilius, et qui demande un long apprentissage, que de partir sereinement quand sonne l'heure inévitable. D'autres genres de mort laissent place à l'espoir : la maladie peut se guérir ; un incendie s'éteindre ; les ruines d'un bâtiment nous épargner, quand elles semblaient devoir nous écraser ; la mer nous rejeter sains et saufs sur le rivage aussi violemment qu'elle nous avait engloutis ; le soldat prêt à trancher notre gorge, rengainer tout à coup son épée. Mais rien à espérer pour celui qui va à la mort par le chemin de la vieillesse : celui-là seul ne peut obtenir aucun secours. Aucune façon de mourir n'est plus douce, mais aucune ne demande plus de temps ! Bassus m'a semblé régler et suivre ses propres obsèques : il vit comme en se survivant et supporte avec constance la perte de sa propre personne. Il parle souvent de la mort, mais s'applique à nous convaincre que « s'il y a quelque inconvénient ou quelque raison d'avoir peur dans cette affaire, la faute en incombe au mourant, non à la mort ; le moment même de la mort n'est pas plus pénible que celui qui la suit ! Redouter ce qu'on n'aura pas à souffrir est aussi insensé que redouter ce qu'on n'aura pas à sentir. Comment penser qu'on devra sentir ce qui doit nous ôter toute sensation ? Donc, conclut-il, la mort est à ce point éloignée d'être un malheur, qu'elle éloigne de nous la crainte de tous les malheurs ! ».

LA MORT, CONDITION DE LA VIE

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 Fermeté d’âme

Je sais bien que ces idées ont souvent été énoncées et le seront souvent encore : mais je n'en ai jamais tiré le même profit en les lisant ou en écoutant ceux qui affirmaient qu'on ne devait pas avoir peur tout en étant eux-mêmes hors de danger. Bassus, lui, m'a fortement impressionné en parlant de sa mort qui est imminente.

Je vais te dire mon avis : je pense qu'on est plus courageux au moment même d'affronter la mort que dans le temps où l'on s'en approche. L'arrivée de la mort donne même aux moins préparés le courage de faire face à l'inévitable. Ainsi, le gladiateur qui s'est montré le plus timoré pendant tout le combat présente la gorge à son adversaire et pointe sur elle le glaive hésitant. Mais lorsque la mort est proche et doit venir d'un moment à l'autre, elle demande une fermeté d'âme à toute épreuve, qui se rencontre plus rarement et n'appartient qu'au sage. C'est pourquoi je prenais un plaisir infini à écouter Bassus porter son jugement sur la mort et en définir la nature, comme s'il la voyait de plus près. Tu accorderais, je pense, plus de confiance et plus de poids aux paroles d'un homme qui, ressuscité, raconterait d'expérience qu'il n'y a rien de malheureux dans la mort. Pour parler du trouble qu'occasionne son approche, les mieux qualifiés sont ceux qui se sont tenus près d'elle, qui l'ont vue venir et l'ont reçue.

LA MORT, CONDITION DE LA VIE

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 La nature défait ce qu’elle a fait

Parmi eux on peut compter Bassus, qui ne veut pas que nous restions dans l'erreur : il dit qu'il est aussi sot de craindre la mort que de redouter la vieillesse. La mort succède à la vieillesse, comme la vieillesse à la jeunesse. Il a refusé de vivre, celui qui ne veut pas mourir ! La vie en effet nous a été donnée avec la mort pour condition : c'est vers elle qu'on marche. Quelle folie de la craindre ! Les événements certains, on les attend ; seuls ceux dont on n'est pas sûr doivent être craints. Or la mort est une nécessité, également partagée, sans recours possible : qui peut donc se plaindre de cette condition, à laquelle personne n'échappe ? L'élément essentiel de l'équité, c'est l'égalité. Mais il est aujourd'hui superflu de plaider la cause de la nature qui n'a pas voulu pour nous d'autre loi que la sienne. Tout ce qu'elle a construit, elle le défait, et tout ce qu'elle a défait, elle le construit à nouveau. Si donc on a la chance de succomber en douceur à la vieillesse, sans être arraché tout d'un coup à la vie, mais éloigné d'elle peu à peu, ne doit-on pas remercier les dieux de nous avoir conduits, après nous avoir rassasiés, jusqu'au repos nécessaire, si doux à l'homme fatigué ?

On voit des gens souhaiter la mort, et cela avec plus d'ardeur qu'on n'en met à demander la vie. Je ne sais qui nous donne le plus de courage, de celui qui réclame la mort, ou de celui qui l'attend joyeux et tranquille. En effet le premier obéit parfois à un mouvement de rage subite, tandis que le second tire sa tranquillité d'une mûre réflexion. Tel arrive à la mort plein de colère contre elle : personne ne la reçoit avec le sourire, sauf celui qui s'y était depuis longtemps préparé. Je l'avoue donc : je me suis fréquemment rendu chez mon cher ami, pour bien des raisons, mais en particulier pour voir si je le trouverais inchangé à chaque fois et si sa vigueur morale ne faiblirait pas en même temps que ses forces physiques ; elle croissait au contraire, comme on voit grandir la joie des coureurs, lorsqu’au septième tour ils approchent de la victoire. 

LA MORT, CONDITION DE LA VIE

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 La mort ou l’idée de la mort ?

Suivant les préceptes d'Epicure, il déclarait : « J'espère d'abord ne pas souffrir en rendant mon dernier soupir. S'il n'en était pas ainsi, je me consolerais par la brièveté même de ce moment : aucune douleur ne dure longtemps quand elle est forte. D'ailleurs si cette séparation de l'âme et du corps ne pouvait se faire sans tourments, mon secours serait de savoir qu'après cette souffrance je ne pourrais en subir d'autres. Je ne doute pas, à vrai dire, que l'âme d'un vieillard ne soit au bout de ses lèvres et ne s'échappe du corps sans grande violence. Le feu qui brûle des matériaux solides, il faut, pour l'éteindre, de l'eau et parfois même le laisser tout dévorer ; mais celui qui manque d'aliment s'évanouit de lui-même. »

C'est avec plaisir, mon cher Lucilius, que j'entends ces propos : ils ne sont pas nouveaux, mais ils me conduisent au cœur même des choses. Eh quoi ! n'ai-je pas assisté à maints suicides ? Certes, mais je suis plus convaincu par l'exemple d'un homme qui arrive à la mort sans haïr la vie et la reçoit sans la convoquer. « Ces tourments, disait-il, c'est notre faute si nous les éprouvons : nous nous mettons à trembler dès que nous croyons la mort près de nous. Mais de qui n'est-elle pas proche ? Elle est prête à se montrer en tous lieux, à tout moment. Considérons plutôt, quand une cause de mort semble proche, combien d'autres nous guettent de plus près encore, que nous ne redoutons pas. » Un ennemi nous menaçait : une indigestion le prend et nous voilà sauvés. Si nous voulons voir clair dans les causes de nos frayeurs, nous trouverons une grande différence entre ce qu'elles paraissent et ce qu'elles sont réellement. Ce n'est pas la mort que nous craignons, mais l'idée de la mort : elle-même n'est jamais très loin de nous. Si donc la mort est redoutable, elle l'est en permanence : aucun moment de notre vie ne se trouve hors de son atteinte.

Mais une si longue lettre, je le crains, te sera plus odieuse que la mort : j'y mets donc un terme. En tout cas, pour ne jamais craindre la mort, songes-y sans cesse. Adieu.

Sénèque, Lettres à Lucilius.

LA MORT, CONDITION DE LA VIE

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commentaires

D
La mort est la seule certitude que l on aie dans la vie et l'important est que nous soyons en paix avec nous même à l heure dite .<br /> Extrait sur la mort de Khalil Gibran dans Le Prophète:<br /> "Vous voudriez connaitre le secret de la mort. Mais comment la découvrirez-vous au coeur même de la vie?<br /> La chouette dont les yeux de nuit sont aveugles le jour ne peut dévoiler le mystère de la lumière.<br /> Si vous désirez vraiment apercevoir l'esprit de la mort, ouvrez grand votre coeur au corps de la vie.<br /> Car la vie et la mort sont un, de même que la rivière et l'océan sont un.<br /> <br /> Car qu'et-ce que mourir sinon se tenir dans le vent et se fondre dans le soleil."<br /> <br /> <br /> Amitiés<br /> Diane
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Seule la poésie permet de proposer une présentation aussi "vivifiante" de la mort ! Amitiés. TD